Après notre premier concert
catastrophique, on s’est sentis nuls et pitoyables un quart d’heure ou deux, et
puis à force d’entendre les copains et même ceux qui nous connaissaient pas
nous dire que c’était trop mortel ce qu’on avait fait, on a fini par croire
qu’on avait peut-être attrapé le génie par hasard, comme on chope une gastro.
En tout cas, on avait trop envie de remettre ça ! Mais cette fois, en
amenant notre univers et tout. Plus question de faire des reprises, ce coup-ci
on allait arriver avec nos compos !
On a mis là-dedans plus d’organisation
qu’on n’en mettra jamais pour nos révisions du bac. On a fait deux
ateliers : Steven et Adrien allaient bosser ensemble la musique, à moi de
caler la rythmique de la batterie par dessus, et pour les paroles, comme je
suis le meilleur en français (le meilleur du groupe, hein, pas de la classe) et
que Noémie est la meilleure en anglais, on s’est dit que ce serait pas mal
qu’on travaille les textes ensemble. Florian aurait qu’à faire ses vocalises
pendant ce temps-là. Autant dire que j’ai trouvé que c’était une idée géniale,
Noémie et moi, le duo d’enfer – les Bonnie & Clyde des lyrics !
Alors entre deux cours on est allé bosser
dans notre coin, moi j’avais acheté exprès un cahier Clairefontaine et je suis
passé vite fait dans les chiottes du lycée pour réajuster ma mèche devant le
miroir. On s’est mis à une table à part au CDI, yeux dans les yeux, et de temps
en temps j’essayais de me concentrer sur mon cahier. Noémie, qui est comme une
fée en mieux foutue, essayait de trouver des rimes en anglais. On s’était dit
que ce serait pas mal de faire des chansons en français et en anglais, genre
Noir Désir, mais j’avais du mal à trouver des idées. Je regardais les yeux de
Noémie et j’avais du bleu plein la tête, et mon cahier ne se remplissait pas.
Rien à foutre, moi je voulais juste qu’on reste comme ça jusqu’à la fonte
totale de la banquise. Là, j’ai commencé à comprendre que le bonheur et
l’amour, ça valait rien comme sujet de chanson. Je veux dire, Bag of Bones,
faudrait pas que ce soit de la guimauve, quand même, alors au lieu d’écrire je
faisais mon malin à essayer de la faire marrer en imitant le prof de maths ou
de la choquer avec des blagues de cul et on n’avançait pas à grand-chose. Et
puis à un moment son portable a vibré, elle a regardé l’écran, elle m’a dit
esscuse, c’est mon copain, et elle s’est mise à textoter comme une furieuse.
Et tout d’un coup, je sais pas si c’est
la lumière qui a changé, mais je l’ai trouvée super banale, cette meuf, avec sa
frange et son Nokia rose, et je me suis focalisé sur mon cahier et d’un coup
j’ai trouvé plein de thèmes de chansons sur la guerre, la violence, la maladie
et les gens qui se jettent d’un pont.
Tranzistor, n° 49, hiver 2012-2013