"Plus on est haï, je trouve, plus on est tranquille..."
Céline
Céline
Cinquante ans après sa mort, le nom de Louis-Ferdinand Céline continue de faire frémir, de scandaliser, de dégoûter. C'en serait presque drôle : Céline, le grand refusé de partout (qui se trouve quand même en cinq volumes dans la Pléiade !), le vaincu triomphal du Goncourt 1932, l'exilé des "heures sombres", aujourd'hui privé de "célébration".
C'est un bel hommage, finalement, que lui ont rendu Serge Klarsfeld et Frédéric Mitterrand en retirant son nom du recueil des célébrations nationales 2011. Une fois de plus, il sera le grand absent, la place laissée vacante au milieu des autres "célébrés" : Philippe de Commynes, Cendrars, Boileau, Théophile Gautier, Hervé Bazin, Cioran, Maillol, Méliès, Bougainville, Marie Curie... Et bien sûr, cette chaise vide au milieu de l'assemblée des illustres disparus, on ne verra qu'elle. Henri Troyat aura presque l'air de s'excuser de prendre la place de Ferdinand, de même que Guy Mazeline n'a jamais pu se remettre d'avoir reçu le Goncourt à la place de l'auteur du Voyage... 2011 sera l'année Céline, qu'on le veuille ou non.
Quel encombrant cadavre ! Mais il faut dire que le style de Céline est aujourd'hui encore bien plus vivant que beaucoup de ceux de nos auteurs contemporains... Il n'est pas facile de se débarrasser de lui, de faire comme s'il n'avait pas existé, de regarder ailleurs. Depuis la parution de Voyage au bout de la nuit, ce malotru a tout dévasté ! Ignorer Céline, c'est faire l'impasse sur l'un des plus profonds bouleversements que la littérature française du XXe siècle a connu. L'autre bouleversement est venu de Proust. Si l'antisémitisme vous rebute et que les longues phrases vous ennuient, vous êtes foutu, la littérature française vous est passée sous le nez et vous n'avez rien vu, vous pouvez aller vous recoucher.
Oui, mais il faut faire avec l'antisémitisme, n'est-ce pas ? Admirer, certes, le génial anarchiste du Voyage, réglant son compte à la guerre, à la colonisation, au travail à la chaîne, à la misère sociale ; mais frémir d'horreur devant les imprécations du bouffeur de juifs de Bagatelles pour un massacre ! Difficile, hein, de concilier les deux ? André Gide avait bien essayé de s'en tirer par une pirouette, dans La Nouvelle Revue Française, en affublant Céline d'un nez rouge : "Alors quand Céline vient parler d'une sorte de conspiration du silence, d'une coalition pour empêcher la vente de ses livres, il est bien évident qu'il veut rire. Et quand il fait le Juif responsable de sa mévente, il va de soi que c'est une plaisanterie. Et si ce n'était pas une plaisanterie, alors il serait, lui Céline, complètement maboul." Eh bien non, mon cher Gide, Céline n'est pas un faux-monnayeur. Ce serait trop facile...
On continuera de s'arracher les cheveux sur ce paradoxe : comment l'auteur de Voyage au bout de la nuit, ce cri extraordinaire surgi des bas-fonds, ce roman pour barricades, a-t-il pu tomber si bas, se vautrer dans la haine antisémite comme un cochon dans sa bauge ? Et pourquoi faudrait-il que l'un empêche l'autre ? Depuis quand la pauvreté rend-elle humaniste ? Ont-ils l'air si nobles, les misérables que dépeint Céline dans Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit ? Après ce deuxième roman, d'ailleurs, les communistes qui avaient accueilli le premier comme une Bible commençaient déjà à se pincer le nez. Il ne leur aura pas fallu longtemps pour vomir tripes et boyaux : Mort à crédit, paru en 1936, est suivi dès 1937 par Mea Culpa, pamphlet anticommuniste lapidaire et définitif... et par Bagatelles pour un massacre.
Célébrer Céline ? Impossible. Il faudra se souvenir de ce qu'il s'est passé en ce début d'année 2011. Les Archives de France avaient inscrit le nom de Céline sur le recueil des Célébrations nationales pour le cinquantenaire de sa mort. Il a suffi que Serge Klarsfeld, président de l'Association des fils et filles de déportés juifs de France, demande le retrait immédiat de Céline de ce recueil pour qu'il obtienne gain de cause de la part de Frédéric Mitterrand. "J'ai été tellement bafoué, injurié, recouvert de toutes les ordures et les merdes que cent mille tonnes de parfums d'Arabie ne me feraient pas sentir bon!" écrivait Céline.
"Indignez-vous !", comme dirait l'autre. Oui, depuis sa tombe du cimetière de Meudon, l'abominable docteur Destouches continue d'indigner.
Ah ! Si seulement Céline n'avait pas écrit Voyage au bout de la nuit ! Les choses seraient plus simples, il n'y aurait plus de questions à se poser : on l'aurait depuis longtemps balayé, inscrit sur le fichier des salauds sans intérêt, seuls quelques nostalgiques de la francisque se refileraient encore ses romans et ses pamphlets sous le manteau... "Je regimbe un petit peu ?... pas du tout !... mes idées racistes sont pour rien ! Tartuffes !... [...] c'est le Voyage qui m'a fait tout le tort... mes pires haineux acharnés sont venus du Voyage... Personne m'a pardonné le Voyage... depuis le Voyage mon compte est bon !..." (D'un château l'autre)
C'est qu'avec le Voyage, il est impossible d'ignorer Céline. Avec Mort à crédit, Féerie pour une autre fois ou la trilogie allemande non plus, bien sûr - mais ceux-là, quand on les lit, on fait déjà plus ou moins partie des "céliniens". Le néophyte, bien souvent, s'arrête au Voyage, à la rigueur à Mort à crédit, et ne va pas plus loin, puisqu'on lui a dit qu'ensuite, c'était caca. Le néophyte, bien obéissant, se fie au jugement des grandes personnes et n'essaie même pas d'approcher ses narines du caca.
Alors, une fois de plus, Céline se fait la belle. Ceux qui l'aiment le célèbreront à leur manière clandestine, à l'abri des médailles. On ne donnera pas le nom de Louis-Ferdinand Céline à un lycée, on n'érigera pas de statue devant le passage Choiseul - c'est mieux comme ça. Céline restera à l'abri de tous les hommages, inaccessible à tous les pardons, toutes les reconnaissances posthumes, tout : qu'on n'en parle plus.
Le Magazine des Livres, mars 2011.
2 commentaires:
Ne pourrait-on donner le nom de Louis Ferdinand Céline à un centre de redressement ?
Il y a de l'idée. Ou à un vélodrome...
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