jeudi 28 mars 2013

La première phrase

[Ce texte inaugure une nouvelle chronique, que j'espère hebdomadaire : La Bibliothèque de Jupiter. Tous les jeudis, un texte consacré à la littérature, plus ou moins sérieux, souvent farfelu, consacré à un thème différent. La littérature par des chemins détournés, en somme. Cette chronique se trouve également ici.]



Au commencement était le Verbe.
Saint Jean


            La nuit avait été lourde et oppressante. L’homme, harassé d’avance par la tâche qui lui incombait, regardait son écran d’ordinateur ouvert sur une page à la blancheur hostile. Il allait falloir remplir ce blanc de noir, une fois de plus. « C’est parti ! », se dit-il pour se donner du courage.
           
            Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais tous les livres commencent par une première phrase. Celle-ci se reconnaît assez facilement au fait qu’elle est placée au tout début du premier chapitre, s’il s’agit d’un de ces livres où il y a des chapitres. Si ce n’est pas le cas, vous la trouverez après la dédicace de l’auteur, la citation liminaire d’un ou deux grands écrivains et la préface, s’il y en a une. Dans ce genre de livres où l’on trouve des préfaces et des avant-propos, déjà, on peut remarquer la difficulté de l’auteur à commencer. Sa première phrase, il la retarde, comme un timide chercherait à ralentir le temps avant un premier rendez-vous amoureux. Mais elle est bien là, cette première phrase. Elle est là, et en première ligne, prête à recevoir son lecteur.
            En gros, la première phrase est celle par quoi le livre commence. Incipit, en latin : « Il commence… »
            On en fait tout un plat, de la première phrase, au point qu’on en oublierait presque qu’elle est toujours suivie d’une ribambelle d’autres, qui n’ont pas toutes la chance d’attirer autant l’œil du critique. En général, les auteurs la bichonnent, leur première phrase, la fignolent et, quand il s’agit de bons écrivains, ils la fignolent surtout pour qu’elle n’ait pas l’air trop apprêtée, trop laborieuse – pour qu’elle paraisse un peu nonchalante, comme une belle femme en déshabillé de soie. Exactement le contraire de la première phrase de cette chronique : « La nuit avait été lourde et oppressante. » Voilà un bel exemple d’incipit raté : cliché de la nuit étouffante de l’été, d’où le sommeil est banni, c’est avant tout la phrase elle-même qui est lourde. Le lecteur qui tomberait sur elle au début d’un roman pourrait déjà supposer, sans craindre de se tromper, qu’il va bien s'amuser (nous aborderons le thème de l'ironie un autre jour). Heureusement, la première phrase d’un article compte beaucoup moins que celle d’un roman. Une chronique chasse l’autre, et si l’auteur de l’article, comme le romancier, doit bel et bien se creuser la tête parfois pour savoir « comment commencer », il sait que le but de cette première phrase est simplement de charmer suffisamment le lecteur potentiel pour lui donner envie d’aller jusqu’au bout de sa lecture. Sur un texte de trois mille signes, c’est jouable. Sur un roman de cinq cent mille signes (équivalant à peu près à trois cents pages), c’est déjà plus délicat.
            Dans les temps anciens, on ne se prenait pas autant la tête : les contes commençaient tous par « Il était une fois », et les romans du Moyen Âge par « Or dit li contes ». C’est assez tardivement que les écrivains ont cherché à se démarquer les uns des autres.
            Des phrases, il y en a donc plein, dans un roman. La première phrase, il n’y en a qu’une. Exemples de premières phrases célèbres : « Longtemps je me suis couché de bonne heure. » Incipit de Du côté de chez Swann, premier tome d’À la recherche du temps perdu, de Marcel Proust. Je suis sûr que vous l’avez tous déjà entendue une fois. Si je vous demande de me citer de tête la deuxième phrase de la Recherche (comme on dit dans le métier), je pense que vous serez déjà moins nombreux à faire les malins. Remarquez tout de même, dans cette phrase, l’apparente nonchalance dont je parlais plus tôt. Une phrase sobre, brève, bien loin de l’image d’un Proust amateur de sentences interminables et complexes. On peut y voir un brin d’humour aussi : un roman qui s’ouvre sur l’image d’un narrateur en train d’aller se coucher, c’est pour le moins audacieux.
            Autre phrase : « Ça a débuté comme ça. » Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit. On retrouve un peu de la formule initiale des romans médiévaux, avec déjà un bel exemple de l’humour et du style faussement « lâché », populaire, de l’auteur : le ça répété en début et en fin de phrase, et le choix du verbe débuter là où commencer aurait été plus correct.
            Importance indéniable de la première phrase : tout l’écrivain, toute l’œuvre, doivent s’y retrouver, d’emblée. La première phrase, c’est l’œuvre complète en miniature. Flaubert, dans Salammbô, nous invite à un dépaysement total au milieu de noms aux sonorités étranges : « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar. »
            Parfois, tout de même, on se souvient aussi de la deuxième phrase, qui vient compléter la première. « J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. » (Paul Nizan, Aden Arabie). Ou encore : « Aujourd’hui, Maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. » (Albert Camus, L’Étranger). Le bon écrivain ne doit donc pas se contenter d’écrire une belle première phrase : il faut que le reste soit aussi bon, et si possible jusqu’à la fin.

dimanche 24 mars 2013

Western et suicide mou



 
Journal d'oisiveté
 
Février 2013

 
[Les plus vieux d'entre vous s'en souviennent peut-être : entre 2001 et 2007, j'ai tenu sur Internet un journal intime. L'expérience, passionnante au départ, a fini par s'avérer difficile à vivre au quotidien, surtout dans une petite ville de province. J'ai continué malgré tout à tenir mon journal, mais cette fois-ci de manière réellement intime et privée. Aujourd'hui, je me propose, une fois par mois, de publier ici non pas l'intégralité de mon journal, mais une version centrée sur mes lectures, mes films, mes promenades. Journal littéraire ? Ce serait un peu exagéré. Journal Culturel ? Ça ferait penser au bulletin trimestriel d'une MJC. Alors, puisqu'il s'agit de flâner, dans les rues ou entre les livres, appelons ça un Journal d'oisiveté...]
 

Samedi 2 février.
Toujours l’otage de Mark Twain, je lis les pages magnifiques qu’il consacre à sa fille, Suzy Clemens, morte à vingt-quatre ans, et à la biographie que celle-ci avait faite, enfant, de son père. Page 539, je retiens cette phrase : « Il a exactement l’esprit d’un auteur, il ne comprend pas certaines choses parmi les plus simples. »
Ce soir, je revois, après plusieurs années, Pulp Fiction. C’est un peu comme réécouter une vieille chanson de son enfance et s’apercevoir qu’on en connaît toutes les paroles par cœur. Ce moment, par exemple, où Uma Thurman lance sur sa chaîne le morceau de Urge Overkill, « Girl, You’ll Be A Woman Soon » et se met à danser, est particulièrement chargé de souvenirs, de nostalgie… Il faut reconnaître que Tarantino sait remuer la mémoire du spectateur, avec son goût pour les chansons et les films de série B des années 60…
 
Dimanche 3 février.
Levé tôt un dimanche, non pas pour aller à la messe, mais au cinéma, voir le Lincoln de Spielberg. Daniel Day-Lewis est assez convaincant dans le rôle titre, et Tommy Lee Jones est un Thaddeus Stevens impressionnant – mais évidemment, je trouve le film bien trop hagiographique – en plus d’être extrêmement bavard. En choisissant de se focaliser sur la signature du 13e amendement, l’abolition de l’esclavage, Spielberg laisse entendre, une fois de plus, que la guerre de Sécession se réduisait à cette question, et fait passer les délégués de l’Union pour des humanistes éclairés, et les Confédérés pour de vieux réactionnaires s’accrochant désespérément à leurs traditions barbares. Or l’esclavage a très vite été remplacé par la ségrégation raciale, et la « reconstruction » qui a suivi la guerre civile a consisté en une saignée impitoyable du Sud…
C’est très agréable de se lever tôt un dimanche : j’ai toute une journée devant moi, que je pourrais utiliser pour travailler à mon concours – mais que je préfère utiliser pour ne travailler à rien. Le soir, je revois Boulevard de la Mort, de Tarantino – grand film d’humour noir où se retrouvent tous les codes de la série Z et des films de sexploitation : jolies filles, sexy et provocantes, croisant la route d’un méchant sadique qui, après leur avoir fait subir les pires tortures, voit s’abattre sur lui la vengeance de ses victimes. Catharsis, fétichisme du pied et moteurs qui grondent.
 
Lundi 4 février.         
Ce soir, je regarde L’Ibis rouge, de Mocky, dont la première séquence ne pouvait que me plaire, puisqu’il y est question de l’obsession du personnage interprété par Michel Serrault pour les mamelles de son professeur de piano…
 
Mardi 5 février.
À la veille de mon concours, je n’éprouve aucun stress à l’idée de le passer, rien à voir avec mon état d’esprit de la semaine dernière pour le CAPES de documentation. Cette fois, je sais parfaitement que j’ai travaillé en dépit du bon sens. Je ne vois dans cet examen que la contrainte d’une nouvelle nuit à passer à Nantes – une nouvelle perte de temps.
Mon train est à 17 h 20. En début d’après-midi, je descends en ville avec mes affaires, je vais me promener avant de me rendre à la gare, et prendre un café, et même deux, au Parvis. Je lis tous les fichiers consacrés aux bibliothèques pendant le trajet, ne change pas de train au Mans, mais tout de même de voiture, et bien m’en a pris, puisque je me retrouve à faire une partie du trajet restant avec face à moi – pas tout à fait en face, en réalité, parce que les dossiers des sièges devant moi nous séparent – une brune au visage très joli, aux yeux et au sourire magnifiques, qui bavarde avec trois amis. Elle porte un pull rose pâle au col « boule », et elle a l’air d’avoir une poitrine très honorable. Elle descend à Angers St-Laud.
Mon hôtel n’est pas très loin de la gare de Nantes, où j’arrive à 19 h 49. Je le rejoins donc à pied : hôtel du Grand Monarque, rue du Maréchal-Joffre. Ma chambre est très belle, elle semble si grande qu’elle n’est pas loin de l’être. J’en ressors tout de même assez vite pour aller dîner. J’ai des envies de crêperie, comme toujours en Bretagne (oui, bon, en « Bretagne » avec des guillemets, quoi), et après avoir tourné en rond un petit moment, je jette mon dévolu sur la crêperie Sainte-Croix. La serveuse qui s’occupe de moi est plutôt ronde, tee-shirt noir décolleté, minijupe noire, collants noirs, la poitrine opulente… Je suis sous le charme, malgré son piercing sous la lèvre, que je lui pardonne bien volontiers. Il y a une autre serveuse, une brune assez mince, en courte robe noire – toutes les serveuses du restaurant sont habillées de noir – avec des collants noirs plus transparents. Même les clients sont beaux dans cette crêperie : un jeune homme arrive entouré d’une brune et d’une blonde aussi ravissantes l’une que l’autre. Tout en dégustant ma galette épaule-fromage-œuf-pommes de terre et ma crêpe au chocolat, je regrette amèrement de ne pas être venu à Nantes pour faire du tourisme. Moi, je m’attache vite – et je regrette déjà ma serveuse généreuse et souriante quand je règle l’addition.
De retour à l’hôtel, pas de révisions : je rédige ce journal tout en regardant la télé. C’est fou comme le monde de la télé-réalité, des bêtisiers et des documentaires complaisants semble un théâtre de guignol incompréhensible, quand on s’en est tenu éloigné longtemps… Bon sang, mais c’est vrai : Valérie Damidot, Cyril Hanouna et Carole Rousseau existent toujours !...
 
Mercredi 6 février.
Même William Leymergie est encore là, comme je le constate en quittant mon lit à 6 h 30 (après une nuit encore maigrelette). Je ne sais pas s’il faut s’en réjouir ou le déplorer…
Copieux petit déjeuner à l’hôtel : les croissants sont monstrueux. Décidément, si je dois revenir à Nantes, il faut que je garde cet hôtel en tête. Je le quitte à huit heures et rejoins le cours des Cinquante-Otages pour y prendre le tramway. Le terminus de celui que j’ai pris est à l’École centrale, j’ai donc encore quelques mètres à parcourir à pieds, mais je suis largement en avance à l’IUFM, que je commence à connaître par cœur. Même bâtiment que la semaine dernière, même étage, salle 202. Les assistants bibliothécaires passent leurs concours en même temps que nous. Il y a un grand nombre de tables inoccupées. Sur les vingt-sept inscrits au concours interne, nous ne sommes que sept. Une fille se pointe trente secondes après que les sujets nous ont été distribués, et l’examinatrice lui refuse l’entrée.
L’étude de cas porte sur les plans de conservation partagée de périodiques – un sujet que je ne connais absolument pas. S’il n’y avait pas eu de documents joints au dossier, c’était la copie blanche assurée – mais grâce aux documents, j’ai pu faire un peu de paraphrase – enfin, je veux dire, presque exclusivement de la paraphrase – et j’ai quitté la salle à 11 h 30 au lieu de 13 h 00. C’est un nouvel échec sans surprise…
Je me rends à la gare où j’échange mon billet pour partir à 13 h 00 au lieu de 14 h 41, ce qui me permettra d’être à Laval dès 15 h 20.
Relâche ce soir : je revois Inglourious Basterds de Tarantino.
 
Jeudi 7 février.
Bien parti pour me faire l’intégrale de Tarantino (dans le désordre), je revois Reservoir Dogs ce soir. Toujours cet art du flash-back – ou plutôt, déjà cet art du flash-back, puisque Reservoir Dogs est le premier film de Tarantino… J’avais d’abord vu Pulp Fiction, au cinéma, et c’est à ce moment-là que j’avais découvert le réalisateur, et quand par la suite j’ai vu Reservoir Dogs, je m’étais dit qu’il y avait, dans cette façon de filmer l’histoire comme une boucle, la dernière image du film renvoyant à la première, tout le développement étant contenu dans un retour en arrière a priori labyrinthique, une sorte de signature de l’auteur. J’imaginais même qu’il continuerait à tourner ses films futurs de la même façon. Heureusement, dès Jackie Brown, il a trouvé autre chose.
 
Vendredi 8 février.
Maintenant que mes concours sont passés, je vais pouvoir me remettre à l’écriture et à la recherche d’emploi. C’est maintenant que je ne dois surtout pas m’endormir, mais rester actif, conserver ou renouer les liens avec mon entourage, pour ne pas sombrer dans l’indolence. Il faut surtout que je tâche de m’en convaincre…
Jackie Brown ce soir. Autre technique que le flash-back : la même scène montrée sous des points de vue différents. Un cliché du cinéma, sans doute, mais qui a le don de me séduire, et même de me fasciner quand il est bien utilisé, comme c’est le cas chez Tarantino.
 
Samedi 9 février.
En librairie, j’achète La France orange mécanique de Laurent Obertone et Deux singes ou ma vie politique, de Bégaudeau – parce qu’il s’agit d’une sorte d’autobiographie et que l’auteur y parle abondamment de la période Zabriskie Point (le groupe punk, pas le film). Je poursuis ma lecture de Mark Twain – qui m’accompagne tout de même depuis le mois de décembre ! – au Parvis.
Le soir, je revois Kill Bill, premier du nom, que j’apprécie réellement pour la première fois.
En fin de soirée, ou plutôt au milieu de la nuit, j’apprends grâce à Facebook et à un statut de Bob Ngadi, que Bertrand Rousseau vient de mourir.

 


Bertrand Rousseau et le groupe Euphoric Trapdoor Shoes


  

Dimanche 10 février.
Bertrand Rousseau… J’avais écrit ici même, la dernière fois que je l’ai croisé devant la porte de l’immeuble, il y a cinq ou six mois, que j’avais bien l’impression que c’était, effectivement, la dernière fois que je le voyais vivant. J’espérais me tromper. Eh bien non. Encore un de Rockin’ Laval qui s’en va. À l’époque où nous travaillions sur l’ouvrage, on savait déjà que « Bertrus » ne ferait pas de vieux os. La vie n’a pas été tendre avec lui. Heureusement qu’il y avait la musique…
Je voulais revoir quelques passages de ses entretiens pour Rockin’ Laval, aujourd’hui, mais je n’ai pas réussi à lire les fichiers vidéo. Malédiction…
            Kill Bill, la suite, ce soir. C’est ainsi que s’achève ma rétrospective intégrale de Tarantino. J’aimerais bien avoir le courage d’écrire un article-fleuve sur le sujet, mais décidément, j’ai la flemme – je suis désespérément sec.
 
Lundi 11 février.
Benoît XVI vient d’annoncer qu’il quitterait dès la fin du mois sa fonction de pape. Une belle leçon de lucidité et de courage pour tous les hommes de pouvoir du monde. Je devrais peut-être envoyer un CV au Vatican, maintenant qu’une place s’est libérée…
Je dois être en manque de grands espaces, de poussière et d’harmonica : je revois Il était une fois dans l’Ouest, ce soir…
Avant de me coucher, tard dans la nuit, ou plus exactement tôt le matin, j’arrive enfin au terme de ma lecture de Mark Twain, qui m’aura tout de même accompagné durant cinquante-deux jours ! (Quand on aime, on compte.)

 
 
 

Mardi 12 février.
Je me plonge dans l’accablant – comme diraient les journalistes – dossier de Laurent Obertone, La France orange mécanique. Lecture qui me fait physiquement mal, à moi qui suis pourtant rompu à la lecture des faits divers les plus violents… Je crois que ce qui me touche le plus, dans les récits d’Obertone, c’est la négation de la parole des victimes. Le coupable semble être le seul dont la douleur semble pouvoir encore être entendue. Enfance difficile, problèmes sociaux, troubles psychologiques : on en oublierait la souffrance qu’il a fait subir à sa victime. Qu’une femme violée et battue puisse s’entendre dire qu’elle a peut-être provoqué son agresseur alors que l’avocat de ce dernier lui trouvera toutes les circonstances atténuantes possibles me révolte particulièrement. J’avais ressenti la même chose en lisant l’ouvrage de John Douglas, Prédateurs et victimes. Il me semble que c’est le premier scandale que soulève le livre d’Obertone, bien avant tout ce qui a nourri les polémiques à la télé et sur le Net – bien avant de savoir si l’auteur ne ferait pas un peu le jeu du Front national, par hasard… Qu’un tribunal estime que la parole d’une victime mérite moins d’attention que celle de son agresseur, c’est odieux.
Sergio Leone, suite : Le bon, la brute et le truand ce soir. Le western restera toujours lié à mon père dans mon esprit. Lui qui n’est pas particulièrement cultivé, qui n’est pas non plus un grand cinéphile, connaît par cœur les films de John Ford ou de Sergio Leone, les plus grands classiques du western comme les films les plus médiocres du genre – ou du moins, c’est l’impression que j’ai toujours eu. Et quand je vois les films de Leone, leur lenteur, leur silence, l’attention du cinéaste à filmer l’enseigne branlante d’une boutique que le vent fait grincer, la goutte de sueur qui perle sur le front du héros, le geste de Clint Eastwood allumant son cigare, le paysage désolé qui s’étend à perte de vue, et que j’essaie de les regarder avec les yeux de mon père – avec ce que je m’imagine être ses yeux – je me demande comment, lui qui aime les films où ça bastonne et où ça flingue allègrement, pouvait ne pas trouver ennuyeux cette lenteur, ce silence. Mais mon père, comme moi bien sûr, était fasciné parce que cette lenteur, cette attention presque hypnotique portée sur le moindre détail – éperon scintillant, poussière soulevée par la marche, chapeau qu’on rabaisse sur les yeux, regard en très gros plan, et la musique d’Ennio Morricone qui déchire l’air comme des hurlements – portent déjà en elles l’action qui va suivre. La violence, les détonations de six-coups sont déjà là bien avant d’éclater. Ces moments sont comme un élastique tendu à l’extrême, au bord de la rupture, qui va claquer comme une balle d’un instant à l’autre.
 
Mercredi 13 février.
J’achète le premier volume d’un manga consacré à l’histoire de la deuxième guerre mondiale et aux kamikazes, Zéro pour l’éternité. Bien sûr, je devrais veiller à économiser mon argent. Je commence demain.
 Et ce soir, retour de Sergio Leone avec Et pour quelques dollars de plus. Au fond, pas étonnant que ces films aient pu fasciner mon père comme ils me fascinent : ces grands espaces nus étendus en Cinémascope et en Technicolor, c’est le grand spectacle, l’invitation au voyage, l’Ouest sauvage domestiqué, assis sur vos genoux. C’était l’époque où le cinéma populaire se confondait encore avec le grand cinéma, où il n’y avait pas de frontière. La Nouvelle vague, ensuite, est venue perturber les choses…

 



Jeudi 14 février.
Pour faire écho à la lecture de La France orange mécanique, je revois Faits divers, le documentaire de Raymond Depardon (1982). Ce n’est plus la violence au quotidien décrite par Obertone, mais la misère au quotidien, les petites combines, la prostitution, le vol, et aussi les agressions, les tentatives de suicide, la vie et la mort défilant sans cesse dans ce commissariat du Ve arrondissement. La caméra braquée sous la jupe de Paris, et c’est un peu triste à voir. Pourtant, sous les jupes, en général, il y a plutôt de quoi se réjouir…
 
Vendredi 15 février.
Toujours Depardon ce soir, avec Délits flagrants (1994). J’espérais trouver dans ces documentaires de Depardon de quoi illustrer le vidéodrome sur la paranoïa du mois prochain, mais mes recherches ne sont pas concluantes. En revanche, sur le mensonge, il y aurait de la matière. C’est plutôt dans Urgences, du même Depardon, que la paranoïa est à l’honneur…
 
Dimanche 17 février.
Je me lance dans la lecture de Deux singes ou ma vie politique, de Bégaudeau, passe l’après-midi sur Internet et la soirée à revoir La Journée de la jupe. L’écriture m’attend. L’écriture m’attendra.

Y’avait un temps, j’étais étudiant. C’était en 98 et seul dans ma chambre je beuglais en chœur les paroles de la chanson « Punk », du groupe Zabriskie Point, découvert sur une compilation intitulée Dites-le avec des fleurs. Cette chanson parlait si bien de moi – « J’écoutais les Doors en lisant Cioran / J’trouvais les Pistols un peu bruyants / (…) Aujourd’hui j’suis punk, c’est plus marrant » (à l’époque, je n’écoutais plus les Doors et j’avais assimilé les Pistols depuis longtemps, preuve que les dossiers que le groupe avait sur moi dataient un peu, mais qu’importe) – cette chanson parlait si bien de moi, donc, qu’en quelques mois j’ai rattrapé mon retard et acheté tous les albums du groupe formé six ans plus tôt, dont je suis devenu le fan numéro un (bien que jamais je ne les ai vus en concert). Enfin un groupe de punk français aux textes originaux et bien écrits, et qui, « feinte de corps et contre-pied », s’opposaient aux habituels refrains anti-flics, anti-FN, anti-patrons, anti-armée, des crêteux à la « haine institutionnalisée », prêcheurs des convertis du samedi soir !

Un an plus tard, les Zab’ se séparaient, nouvelle désolante pour moi, devenu orphelin, mais parfaitement cohérente avec l’esprit punk : la durée de vie d’un groupe se doit d’être éphémère.

Alors quand j’ai découvert que le chanteur du groupe était devenu écrivain, peu après la sortie d’Entre les murs – le livre – j’ai eu envie de lire tout ce qu’il avait écrit, et notamment sa biographie de Mick Jagger. J’avais aimé Entre les murs, et particulièrement le travail qu’avait fait Bégaudeau sur l’oralité. Le film a été une déception, et les apparitions télévisées de l’auteur, qui avait l’air de se réjouir que l’image donnée à l’éducation dans ce film soit conforme à la réalité (à aucun moment dans ce film n’apparaît une scène où le professeur, joué par Bégaudeau, dispense un véritable cours), ont achevé de me détourner de mes anciennes amours. Cependant je m’étais promis que si un jour l’auteur revenait sur l’histoire des Zab’ dans un de ses livres, je le lirais religieusement. Deux singes est un récit autobiographique dans lequel le groupe punk tient une place importante – je suis donc fidèle au rendez-vous que je m’étais fixé.

 


 

Lundi 18 février.
Le soleil est radieux, on dirait que le printemps est en avance, et je vais lire Bégaudeau sur un banc, devant la Mayenne. Mais c’est tout de même encore un peu l’hiver et au bout d’un chapitre j’ai les doigts bleus. Je préfère poursuivre ma lecture au chaud chez moi.
 
Mardi 19 février.
Je ne suis toujours pas prêt à me lever tôt, les quelques fois où ça m’arrive sont l’exception qui confirment la règle. Dans le but sans doute de me rassurer moi-même, j’ai commencé enfin mon article sur Mark Twain, me contentant pour l’instant d’introduire le sujet – comme je l’ai fait pour Bram Stoker ou Norman Mailer avant de les abandonner à leur triste sort. Mon retour à l’écriture est frileux : le gros orteil immergé dans le grand bain, j’hésite encore à y plonger toute la jambe…
Je vais bouquiner – « bouquiner », c’est le mot juste, « lire » serait trop dire – à la bibliothèque et, en la quittant, je croise Anthony qui me propose de boire un verre chez lui. Là, pendant que Candice achève de repeindre une table, on cause littérature, musique, Spotify, et on déconne sur toute sorte de sujets, l’annonce d’un biopic sur Laurent Fignon interprété par Lorànt Deutsch étant la cerise sur le gâteau de notre hilarité. Anthony me propose de dessiner une série de portraits d’artistes et d’écrivains qu’il utiliserait ensuite pour décorer un de ses murs. Nous parlons du prochain Zapoï, il propose d’écrire en commun, avec Yoan et moi, un « Dictionnaire haineux de la justice », et pour ma part je compte maintenant réaliser en dessin une série de « lecteurs » pour remplacer mes « buveurs ».
           
Mercredi 20 février.
Je ne poursuis pas la rédaction de mon article, ne me remets pas, comme je l’avais envisagé, au dessin… Je revois Phantom of the Paradise, de Brian de Palma. Pierre a proposé à tout le groupe (Cécile, Jean-Rémi, Anne, mais aussi Élise et Julien) une soirée vidéodrome sur la paranoïa, le week-end du 8 mars. Malheureusement, Cécile risque de ne pas pouvoir participer, parce qu’elle sera en vacances à Limoges…
 
Jeudi 21 février.
Encore une semaine à attendre avant de toucher mon versement mensuel de Pôle Emploi. Je me suis levé assez tôt (neuf heures et demie), et ai repris mon journal un peu délaissé ces jours-ci. Mon stylo plume fuit de nouveau. Cette fois, c’est une déclaration de guerre ! (Pour ce que j’ai à écrire dans ce journal, de toute façon…)
Un stylo qui fuit… Ah ! On n’avait pas ce genre de problème dans le temps, quand on écrivait sur des ordinateurs…
Le ciel est d’un bleu magnifique, comme il l’a été toute cette semaine. Le soleil se fout bien de mes problèmes de fric.
Le soir, je revois La Moustache, en quête d’un extrait susceptible d’illustrer le thème de la paranoïa, et viens à bout de la lecture du livre de Bégaudeau. Auquel je consacrerais bien un article…
La phrase qui résumerait le mieux le livre de Bégaudeau est la suivante : « Je me suis cru révolté je n’étais qu’énervé, je me suis cru énervé j’étais excité, je me suis cru excité par l’injustice comme le taureau par le rouge et j’étais excité sexuellement. » Prise de conscience, à la maturité, que l’esprit de rébellion juvénile n’est bien souvent guidé que par la joie, une énergie pulsionnelle et sexuelle qui fait brandir le poing dans les manifs, et qu’on retrouve dans la puissance binaire du rock. « Longtemps j’ai occulté le fait que les Pistols avaient glissé un Sex dans leur nom, qu’ils s’étaient rencontrés dans une boutique de mode barrée de ces mêmes trois lettres, et qu’un autre hit punk, Orgasm Addict, simule son thème en refrain. Longtemps négligé de voir que le rock est le cri de l’orgasme qu’il se procure. »
 
Vendredi 22 février.
J’ai beau faire, je n’arrive pas à m’intéresser aux débats concernant le mariage pour tous. Moi qui pratique depuis mon plus jeune âge ce mariage contre tous que représente le célibat, j’ai d’abord eu du mal à comprendre que les homosexuels puissent réclamer le droit de se mettre des chaînes. Cela dit, je n’y vois pas d’inconvénient. Le mariage hétérosexuel n’est pas une tradition que j’ai envie de défendre corps et âme, et apprendre que des homos se sont mariés à l’église ne m’empêchera pas de dormir. Reste la question de la gestation pour autrui, et de la procréation médicalement assistée. GPA et PMA. Déjà, je n’aime pas les sigles – ce serait une première raison pour m’y opposer. Le problème, ensuite, est lié à l’éthique. Je trouve l’euthanasie révoltante, peu de chance que je défende cette autorisation d’enfanter n’importe comment. Seulement, je suis dans une période d’aboulie si complète que j’ai perdu toute ma faculté d’indignation. N’est pas Stéphane Hessel qui veut. Encore moins qui ne veut pas.
Mais je me suis mis à relire Le Meilleur des mondes, et il y a des passages qui, aujourd’hui, sonnent d’une façon particulièrement moderne :
 
« ‒ Les êtres humains, autrefois, étaient…, dit-il avec hésitation ; le sang lui affluait aux joues. – Enfin, ils étaient vivipares.
‒ Très bien. – Le Directeur approuva d’un signe de tête.
‒ Et quand les bébés étaient décantés…
‒ Naissaient, corrigea-t-il.
‒ Eh bien, alors, c’étaient les parents. C’est-à-dire : pas les bébés, bien entendu, les autres. – Le pauvre garçon était éperdu de confusion.
‒ En un mot, résuma le Directeur, les parents étaient le père et la mère. – Cette ordure, qui était en réalité de la science, tomba avec fracas dans le silence gêné de ces jeunes gens qui n’osaient plus se regarder. – La mère…, répéta-t-il très haut, pour faire pénétrer bien à fond la science ; et, se penchant en arrière sur sa chaise : Ce sont là, dit-il gravement, des faits désagréables, je le sais. Mais aussi, la plupart des faits historiques sont désagréables. »
 
Samedi 23 février.
Bien que je n’aie plus un sou, je prends un café au Parvis. C’est une façon de faire de la résistance.
 
Dimanche 24 février.
En vérité, bien sûr, je ne suis résistant à rien du tout. Bloqué dans mon article sur Mark Twain (comment puis-je caler sur un article, bon Dieu ?!?), et branché sur le rock depuis ma lecture du livre de Bégaudeau, je décide de me lancer d’abord dans le texte que je comptais consacrer à ce dernier… et je m’interromps au bout de deux paragraphes, écoute une ancienne émission de radio dans laquelle Bégaudeau présente ses dix disques de rock favoris, regarde une ancienne émission d’On n’est pas couché avec Didier Wampas… et perds mon temps.
 
Lundi 25 février.
Avançant dans mon texte sur Bégaudeau, je prends conscience de son inutilité : je m’applique plus à raconter l’importance qu’a eu le groupe Zabriskie Point pour moi, à tracer un portrait de moi écoutant les Zab’, qu’à critiquer son livre. Abandon. Un de plus.
 
Mardi 26 février.
Levé tard, aucun courage. Ce deuxième mois de l’année aura été encore plus morne et déprimant que le premier. J’ai donc renoncé à mon texte sur Bégaudeau, et je devrais me mettre au huitième épisode de Bag of Bones – bouclage du prochain Tranzistor le 8 mars – mais je n’en fais rien. Je ne sais même pas de quoi parlera cet épisode… Je traîne un peu en ville, mais le ciel maussade et mes phynances désastreuses ont assez vite raison de ma volonté déjà faible…
 
Mercredi 27 février.
Aujourd’hui, je reste chez moi. Mais je ne me lance toujours pas dans Bag of Bones, ni dans le dessin, comme j’en aurais pourtant envie. Ah ! Si je tenais le compte de toutes ces journées gâchées, inutiles, dans ma vie ! Ce suicide mou
 
Jeudi 28 février.
Le deuxième mois de l’année s’achève, et je n’ai rien fait, et je m’enferme dans l’inertie, dans la paresse, dans la fuite de tout, dans la dépression… J’ai pu me lever à 9 h 30, ce qui par rapport à mes horaires de ces derniers jours est un exploit, mais je n’ai pas mis à profit cet effort. Moins j’agis, plus j’ai honte de moi ; plus j’ai honte, plus j’éprouve le besoin de me recroqueviller, de ne plus bouger, d’attendre que les choses se passent…
Daniel Darc, lui, est mort comme il a vécu : d’une overdose d’alcool et de médicaments. 
 
 

  http://youtu.be/bvPks9yXuPk