jeudi 13 février 2014

La procrastination


Je ne lis toujours rien, sauf les journaux, et je ne trouve le temps pour rien. Une immense paresse engourdit de plus en plus mon être, et la procrastination du vieux professeur réduit à zéro ma vie utile. Toujours ni but, ni volonté, ni plan, ni énergie, ni espérance ; vie au jour le jour et à vau l’eau.
Henri-Frédéric Amiel, Journal intime, 11 janvier 1859.

            Ils vous diront sûrement qu’ils recherchent la vérité, que ce qui les inspire, c’est la vie des gens, ou qu’ils ne calculent rien, que ça vient comme ça, une idée de départ comme un fil qui dépasse, il n’y a plus qu’à tirer sur le fil et tout vient. Ils y croient peut-être même sincèrement.
            La vérité, c’est que tous les écrivains ont la même muse, et qu’elle se nomme Procrastination.
            Oui, je sais : ce n’est pas très joli, comme nom, même pour une muse, mais c’est comme ça.
            L’art de remettre sans cesse à plus tard ce qui, tout bien considéré, pourrait très bien ne pas être fait : c’est ça, la littérature. Marcel Proust aurait pu écrire À la recherche du temps à perdre pour ne surtout pas me mettre à mon manuscrit, mais c’était un peu long. Et puis surtout, c’est mon idée.
            On méconnaît généralement la procrastination. On croit qu’il s’agit, tout simplement, de dire : « Demain, je m’y mets ! » et de se tourner les pouces en attendant. Ça peut effectivement être ça aussi – on appelle ça de la fainéantise.
            Les écrivains ont cette faculté d’organiser leur procrastination. Entendons-nous bien : je parle des écrivains qui écrivent, qui publient régulièrement – pas des nombreux wanna-be qui regardent passer les nuages en attendant que l’inspiration leur ponde cinq pages Word sans effort. Non, ceux là, ils sont tout juste bons à bâcler un article de réflexions sarcastiques sur la littérature une fois par semaine, et encore pas toujours.
            Organiser la procrastination. Imaginez qu’en plus d’être écrivain, vous soyez professeur. On l’a vu, ce sont des choses qui arrivent. Vous avez une centaine de copies qui attendent d’être corrigées, vous avez terriblement mauvaise conscience, vos élèves vous les ont déjà réclamées plusieurs fois, le conseil de classe approche, il va falloir que toutes les notes soient enregistrées. Comme on dit : ça urge. À côté de la montagne de copies se trouve la montagne des factures à régler « par retour de courrier » depuis au moins six semaines. Vous êtes dans l’état d’énervement et d’angoisse idéal pour écrire. Vous reporterez encore une fois à demain ce que vous reportez à demain depuis des jours : d’ailleurs « demain » est un adverbe que vous avez depuis longtemps vidé de son sens. Organiser sa procrastination, c’est se lancer dans un travail pénible par volonté de se soustraire à une corvée encore plus pénible. Quand votre éditeur vous demandait avec impatience les pages que vous lui aviez promises, vous étiez dans l’incapacité d’écrire. Maintenant que vous êtes accablé par les copies et que votre éditeur, de guerre lasse, vous fiche la paix, ô joie, vous retrouvez le plaisir de noircir du papier. De toute façon, vous finirez bien par les corriger, ces copies. Et par payer vos factures. Vous êtes or-ga-ni-sé.
            Antoine Blondin avait une autre méthode : il a écrit L’Humeur vagabonde au Grand Hôtel de Mayenne, ville où se trouve le siège de l’imprimerie Floch. Roland Laudenbach, son éditeur, avait trouvé le meilleur moyen pour que ces pages soient enfin écrites et, le chapitre terminé, envoyées directement à l’impression.
            C’est pourtant un écrivain, Charles Dickens, qui déclare dans David Copperfield : « Ne remettez jamais au lendemain ce que vous pouvez faire aujourd’hui. La procrastination est un vol fait à la vie. »
            On se demande bien de quoi il se mêle, celui-là.


1 commentaire:

Pierre Driout et son bronze de Rodin a dit…

Charte de l'écrivain :


Le droit à écrire n'importe quoi quand ça lui chante et où ça lui plait tout en crachotant, sifflotant et moquant les non-écrivains qui se prennent pour des écrivains.

Version moderne :

Charte de l'écrivain-niqueur.
Même chose avec des mots super-graves.

Tu me gaves quoi ... le penseur procrastinateur !