Je ne lis
toujours rien, sauf les journaux, et je ne trouve le temps pour rien. Une
immense paresse engourdit de plus en plus mon être, et la procrastination
du vieux professeur réduit à zéro ma vie utile. Toujours ni but, ni volonté, ni
plan, ni énergie, ni espérance ; vie au jour le jour et à vau l’eau.
Henri-Frédéric Amiel, Journal intime, 11 janvier 1859.
Ils
vous diront sûrement qu’ils recherchent la vérité, que ce qui les inspire,
c’est la vie des gens, ou qu’ils ne calculent rien, que ça vient comme ça, une
idée de départ comme un fil qui dépasse, il n’y a plus qu’à tirer sur le fil et
tout vient. Ils y croient peut-être même sincèrement.
La
vérité, c’est que tous les écrivains ont la même muse, et qu’elle se nomme
Procrastination.
Oui,
je sais : ce n’est pas très joli, comme nom, même pour une muse, mais
c’est comme ça.
L’art
de remettre sans cesse à plus tard ce qui, tout bien considéré, pourrait très
bien ne pas être fait : c’est ça, la littérature. Marcel Proust aurait pu écrire
À la recherche du temps à perdre pour ne
surtout pas me mettre à mon manuscrit, mais c’était un peu long. Et puis
surtout, c’est mon idée.
On
méconnaît généralement la procrastination. On croit qu’il s’agit, tout
simplement, de dire : « Demain, je m’y mets ! » et de se
tourner les pouces en attendant. Ça peut effectivement être ça aussi – on
appelle ça de la fainéantise.
Les
écrivains ont cette faculté d’organiser leur procrastination. Entendons-nous
bien : je parle des écrivains qui écrivent,
qui publient régulièrement – pas des nombreux wanna-be qui regardent passer les nuages en attendant que
l’inspiration leur ponde cinq pages Word sans effort. Non, ceux là, ils sont
tout juste bons à bâcler un article de réflexions sarcastiques sur la littérature
une fois par semaine, et encore pas toujours.
Organiser
la procrastination. Imaginez qu’en plus d’être écrivain, vous soyez professeur.
On l’a vu, ce sont des choses qui arrivent. Vous avez une centaine de copies
qui attendent d’être corrigées, vous avez terriblement mauvaise conscience, vos
élèves vous les ont déjà réclamées plusieurs fois, le conseil de classe
approche, il va falloir que toutes les notes soient enregistrées. Comme on
dit : ça urge. À côté de la montagne de copies se trouve la montagne des
factures à régler « par retour de courrier » depuis au moins six
semaines. Vous êtes dans l’état d’énervement et d’angoisse idéal pour écrire.
Vous reporterez encore une fois à demain ce que vous reportez à demain depuis
des jours : d’ailleurs « demain » est un adverbe que vous avez
depuis longtemps vidé de son sens. Organiser sa procrastination, c’est se
lancer dans un travail pénible par volonté de se soustraire à une corvée encore
plus pénible. Quand votre éditeur vous demandait avec impatience les pages que
vous lui aviez promises, vous étiez dans l’incapacité d’écrire. Maintenant que
vous êtes accablé par les copies et que votre éditeur, de guerre lasse, vous
fiche la paix, ô joie, vous retrouvez le plaisir de noircir du papier. De toute
façon, vous finirez bien par les corriger, ces copies. Et par payer vos
factures. Vous êtes or-ga-ni-sé.
Antoine
Blondin avait une autre méthode : il a écrit L’Humeur vagabonde au Grand Hôtel de Mayenne, ville où se trouve le
siège de l’imprimerie Floch. Roland Laudenbach, son éditeur, avait trouvé le
meilleur moyen pour que ces pages soient enfin écrites et, le chapitre terminé,
envoyées directement à l’impression.
C’est
pourtant un écrivain, Charles Dickens, qui déclare dans David Copperfield : « Ne remettez jamais au lendemain ce
que vous pouvez faire aujourd’hui. La procrastination est un vol fait à la
vie. »
On
se demande bien de quoi il se mêle, celui-là.
1 commentaire:
Charte de l'écrivain :
Le droit à écrire n'importe quoi quand ça lui chante et où ça lui plait tout en crachotant, sifflotant et moquant les non-écrivains qui se prennent pour des écrivains.
Version moderne :
Charte de l'écrivain-niqueur.
Même chose avec des mots super-graves.
Tu me gaves quoi ... le penseur procrastinateur !
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