jeudi 12 juin 2014

Le football


OSWALD. – I’ll not be strucken, my Lord.
KENT (tripping Oswald). – Nor tripped neither, you base football player.
William Shakespeare, King’s Lear.

            Vous vous en souvenez sans doute (dans le cas contraire, vous me vexeriez), j’avais déjà évoqué ici même le sport et la littérature. Pour résumer, j’avais dit qu’ils n’étaient pas tout à fait incompatibles, mais qu’il avait fallu attendre la fin du XIXe siècle pour rencontrer ce personnage curieux : l’écrivain sportif.
            J’avais à peu près dit tout ce que j’avais à dire sur la question. Seulement voilà, l’actualité m’oblige à revenir sur un sport en particulier, qui se joue à onze autour d’une balle. Vous risquez d’en entendre pas mal parler ces prochains jours. Si vous pensiez que vous seriez à l’abri chez moi, c’est raté. J’imagine bien que beaucoup parmi vous se disaient que ce ne serait sûrement pas dans la Bibliothèque de Jupiter qu’on les bassinerait avec le foot. J’étais un peu le phare dans la nuit, le dernier îlot de résistance contre la barbarie en short et crampons… Eh oui, mais non. Je ne me vois pas vraiment comme un phare, figurez-vous. Je veux dire, en général. Le côté « Priape d’ouragan », ce n’est pas franchement mon truc.
            Et pourtant, si le sport fait déjà un peu figure de parent pauvre dans la littérature, on pourrait dire que le foot est l’enfant bâtard de ce parent pauvre. Le gamin qu’on cache parce qu’il fait honte à la famille. Et faire honte à une famille de pauvres, c’est de la misère au carré.
            Oh, des sports « littéraires », il y en a ! Ce sont les sports élégants, ceux où l’on distingue encore des restes d’aristocratie. Les sports de riches, quoi. Le tennis est élégant (ou l’a été, jusqu’à ce que les joueurs se mettent à pousser des cris de cochon qu’on égorge à chaque fois qu’ils renvoyaient la balle). Le golf est élégant. La chasse à courre, la corrida : voilà des sports littéraires. Auxquels se rallient les activités qui, à l’effort, ajoutent la notion de déplacement, de voyage, d’exploration : cyclisme, marche à pied, natation, alpinisme…
            Mais le football, par contre… Quarante-quatre mollets qui se courent après pendant quatre-vingt-dix minutes en suant sang et eau, en crachant par terre et en se heurtant violemment les uns contre les autres, non, ce n’est pas « noble ». C’est vulgaire. C’est bas. Ça se regarde avachi dans un fauteuil avec une bière à la main, en se grattant négligemment une indolente gonade. Et en poussant des hurlements – de victoire ou de consternation – à chaque fois qu’une balle rentre dans les filets. La littérature a un peu plus de tenue que ça, quand même ! Vous voyez Chateaubriand se bouffer une galette-saucisse à la mi-temps, dans un maillot aux couleurs de la Jeunesse Combourgeoise ?
Oui, bon, peut-être. Mais c’est vraiment parce que François-René est capable de tout.
            Et pourtant, même chez Céline, qui n’est pas un grand amateur des spectacles vulgaires (« Je veux dire qu’une prison est une chose distinguée parce que l’homme y souffre, n’est-ce pas, tandis que la fête à Neuilly est une chose très vulgaire parce que l’homme s’y réjouit »), on trouve des pages sur le foot. Souvenez-vous, dans Mort à crédit, le séjour en Angleterre du jeune Ferdinand…
            « J’avais la bonne place au football, je tenais les buts… Ça me permettait de réfléchir… J’aimais pas, moi, qu’on me dérange, je laissais passer presque tout… Au coup de sifflet, les morveux ils s’élançaient dans la bagarre, ils labouraient toute la mouscaille à s’en retourner les arpions, ils chargeaient dans la baudruche, à toute foulée dans la glaise, ils s’emplâtraient, ils se refermaient les deux châsses, la tronche, avec toute la fange du terrain… Au moment de la fin de la séance, c’était plus nos garçonnets, que des vrais moulages d’ordure, des argiles dégoulinantes… et puis les touffes de colombins qui pendaient encore après. Plus qu’ils étaient devenus bouseux, hermétiques, capitonnés par la merde, plus qu’ils étaient heureux, contents… Ils déliraient de bonheur à travers leurs croûtes de glace, la crêpe entièrement soudée. »
            La « bonne place » au football, oui, surtout pour un (futur) écrivain, ce sont les buts. L’endroit idéal pour rêvasser. Moi, à chaque fois qu’il a fallu que je joue au foot, par exemple quand les copains de mon frère manquaient à l’appel, et que j’essayais d’occuper la lucarne délimitée par un sapin nain et une veste roulée en boule, il arrivait toujours un moment où j’étais plus absorbé par les mouvements du vent dans l’herbe que par les jeux de jambes du frangin. Je ne sais pas comment font les gardiens de but professionnels pour rester concentrés pendant toute la durée du match. C’est là qu’on voit que ce ne sont pas des poètes…
            Ce que nous rappelle également cet extrait de Céline, c’est à quel point le foot est un sport salissant. Le football, c’est un combat de boue. Carton rouge pour l’élégance. Et pourtant, il n’y a pas que Céline : Montherlant aussi s’est frotté au ballon de cuir. Dans Les Olympiques, il fait du stade le lieu de l’entente parfaite entre les hommes, l’endroit où l’homme du peuple et le bourgeois peuvent se réconcilier dans la sueur, l’effort et la compétition fraternelle. Il consacre même quelques vers – un peu piteux, il faut bien le dire – à la gloire de l’ailier :

            « Il a conquis le ballon et seul, sans se presser, il descend vers le but adverse.
            Ô majesté légère, comme s’il courait dans l’ombre d’un dieu !...
            Et ses pieds sont intelligents, et ses genoux sont intelligents.
            Magnifique est la gravité dure de ce jeune visage… »

            Mouais. Pas convaincant. Albert Camus faisait du foot. Giraudoux était très sportif. Mais le foot, non vraiment, n’a jamais brillé en littérature. Chez Blondin, un peu, bien sûr – mais il s’agissait de chroniques sportives. Évidemment, tout a changé depuis 98. France-Brésil, trois zéro, forcément, ça a réconcilié tout le monde. Là, tout le monde s’est mis a aimer le football. Même vous, c’est dire. Je pourrais, du coup, vous citer du Daniel Picouly, du François Bégaudeau, du Nick Hornby, mais bof. Depuis 98, en tout cas, le football n’est plus une maladie honteuse. Un écrivain peut en parler sans craindre de s’interdire à tout jamais le Goncourt ou l’entrée à l’Académie française. Du coup, les intellectuels absolument allergiques à ce sport ne sont plus à l’abri de le voir surgir au détour d’une page, comme un joueur jusque là en retrait qui, profitant d’une intervalle, ouvre la marque.
            Tout ça pour dire que moi-même, qui n’y connais rien, moi qui ne suis pas fichu de faire la différence entre un coup franc et un avant-centre, je m’apprête à plonger tout habillé dans cette Coupe du Monde. La Bibliothèque de Jupiter, du coup, pourrait bien perdre de sa régularité ces prochaines semaines. Disons qu’elle prend ses quartiers d’été. Désormais, les choses vont se passer ici, sur le blog FIFA Papa, où je compte bien mettre toute ma mauvaise foi et toute mon incompétence au service du football.
            Tant pis pour lui.


Aucun commentaire: