La promenade
(…) m’est indispensable pour me donner de la vivacité et maintenir mes liens
avec le monde, sans l’expérience sensible duquel je ne pourrais ni écrire la
moitié de la première lettre d’une ligne, ni rédiger un poème, en vers ou en
prose. Sans la promenade, je serais mort et j’aurais été contraint depuis
longtemps d’abandonner mon métier, que j’aime passionnément.
Robert Walser, La
Promenade
Si on y
réfléchit bien, l’écriture ressemble à la marche à pied.
Je
sais déjà que je ne deviendrai pas un maître incontesté de la phrase d’accroche
avec cet article, mais tant pis. Après avoir parlé de foot pendant un mois, je
me remets à la littérature doucement, sans forcer, comme après une
convalescence.
Promenade
d’après-midi ou randonnée sportive, l’écrivain pose un mot après l’autre comme
le marcheur pose un pied après l’autre, avançant pas à pas vers le bout du
chemin ou la fin du livre. Et dans un livre comme dans une promenade, ce qui
compte, ce n’est pas la destination, mais le déplacement.
C’est
bon, elle tient la route, ma comparaison ?
On
peut bien entendu faire le compte des écrivains marcheurs : on obtiendrait
une liste assez considérable. Ce qui est le plus étonnant, c’est qu’ils ne
soient pas plus nombreux. Peut-être même existe-t-il des écrivains qui détestent la marche ! Des écrivains
qui n’aiment pas se promener, qui se contentent de se rendre d’un point à un
autre avec le minimum d’effort possible ? Peut-être existe-t-il une
littérature de taxi ? Certes, Jacques Roubaud a écrit une Ode à la ligne 29 des autobus parisiens,
mais c’est là aussi une œuvre de flâneur : c’est le Piéton de Paris de Léon-Paul Fargue qui est monté dans le
bus ! Non, vraiment, un écrivain qui n’aime pas la marche me semble une
aberration digne des phénomènes de la maison Barnum : femme-poisson,
siamois des gencives et autres monstruosités…
La
marche, c’est la liberté. Et ça tombe bien, tous les écrivains vous le
diront : ils sont épris de liberté. Sur leurs cahiers d’écolier, sur le
sable sur la neige, la Liberté, ils écrivent son nom, à celle-là. C’est
toujours ça d’écrit.
Un
bon moyen pour l’écrivain d’aller faire usage de sa liberté, c’est donc
d’enfiler ses chaussures et de partir, sac au dos et cheveux au vent, à
l’aventure sur les chemins, sans se soucier de son point d’arrivée. Arriver,
c’est comme écrire le mot FIN à un
roman : arriver, c’est mourir.
« Une randonnée à pied doit se faire
seul, écrit Robert-Louis Stevenson, qui s’y connaît, car la liberté est essentielle ; parce que vous devez être libre
de vous arrêter et de continuer, et de suivre ce chemin-ci ou cet autre, au gré
de votre fantaisie ; et parce que vous devez marcher à votre allure, sans
trotter comme un champion de la marche, ni musarder avec une fille. Et
alors vous devez être accessible à toutes les impressions et laisser vos
pensées prendre la couleur de ce que vous voyez. » De la même façon,
une œuvre littéraire doit (devrait) s’écrire dans la solitude, sans se soucier
de l’éditeur ni des lecteurs.
Qu’il parte du
côté de Guermantes ou du côté de Méséglise, le promeneur ne sait jamais où il
arrivera. Poussera-t-il plus loin que la veille sa balade quotidienne ? Se
laissera-t-il surprendre par la tombée du soir ? Même la promenade la plus
familière réserve des surprises : ici, la lumière a changé, les arbres
bruissent différemment lorsque le vent se lève, et le promeneur suit soudain
des idées toutes neuves, venues d’on ne sait où, du mouvement même de la
marche, et voilà que son univers intérieur colore ce chemin archi connu de
teintes inattendues. « Il y a en
fait une sorte d’harmonie qui se peut découvrir entre les possibilités du
paysage, à l’intérieur d’un cercle d’un rayon de dix miles, en d’autres termes
les limites d’un après-midi de marche, et les quelques soixante-dix années
d’une existence humaine. Cela ne vous deviendra jamais chose familière. »
(H.D. Thoreau, De la marche.)
De même,
l’écrivain qui suit son plan préétabli se laisse aller parfois à bifurquer, à
voir les choses très différemment sur le territoire, autrement dit pendant la
rédaction, qu’elles lui étaient apparues sur la carte. Il se promène dans les
mots. Plus tard, ayant acquis suffisamment de technique, il saura, peut-être,
rester sur le droit chemin, celui qui est bien tracé, avec le panneau
« Arrivée » au bout. Mais alors, ce ne sera plus un flâneur :
plutôt un marathonien, un professionnel de la marche, avec les chaussures et le
bâton télescopique en fibres de carbone, et le sac Décathlon au rangement
optimum (gain de place, poids équitablement réparti sur les deux épaules).
Aucune raison de marcher, dans ces cas-là : un tapis roulant ferait
l’affaire…
Jean-Jacques
se promène. Jean-Jacques écrit : « La
marche a quelque chose qui anime et avive mes idées ; je ne puis presque
penser quand je reste en place ; il faut que mon corps soit en branle pour
y mettre mon esprit. » Supplice de Tantale de l’écrivain
marcheur : les idées lui viennent en rafale, plus vite qu’il ne peut les
saisir. Il faudrait tenir un carnet, un journal scrupuleux de ses flâneries – mais
alors, on marcherait pour écrire, ce
qui reviendrait à tenir sa liberté en laisse. Il faut accepter d’en laisser
échapper. Ce qui compte, c’est le mouvement de la pensée, et le mouvement des
pas – pas leur aboutissement. Le carnet de notes, c’est bon pour le café, autre
lieu de la promenade. Le café, c’est l’étape, le bivouac, et nous en avons déjà
parlé ici. Là, le promeneur peut rassembler ses idées, ses impressions, celles
qu’il aura réussi à conserver, et les coucher par écrit. C’est toujours ça d’écrit.
Sur les sentiers éveillés, sur les routes déployées, j’écris ton nom,
Promenade.
1 commentaire:
On peut être un écrivain manchot comme Pierre Mac Orlan, mais un écrivain cul-de-jatte comme Scarron c'est exagérer !
En fait il n'était pas tout à fait cul-de-jatte mais encombré de Françoise d'Aubigné qui deviendra sa veuve puis Madame Soleil.
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