Je crois qu'on a été coupés. |
« Regardez-moi !
Stannis est un tueur. Les Lannister sont des tueurs. Votre père était un tueur.
Votre frère est un tueur. Un jour, vos fils seront des tueurs. Le monde est
façonné par les tueurs. Vous feriez mieux de vous habituer à les regarder. »
Sandor Clegane, à Sansa Stark.
Il y a toujours un problème, avec les séries à succès : assez vite, on les soupçonne d’occuper une place qu’elles ne méritent pas. Game of Thrones, la série de HBO, rencontre depuis sa création en 2011 un succès phénoménal qui ne s’est jamais démenti. C’est louche. Même certains fans de la première heure commencent à faire la fine bouche depuis la cinquième saison. Ils étaient « accros », mais ils commencent à montrer des signes de fatigue. Et puis la mort de Jon Snow à la fin de la saison cinq, c’est le pompon… Alors que la sixième saison approche, il est temps de rappeler un principe simple, définitif, indiscutable :
GAME OF THRONES EST LA MEILLEURE SÉRIE
DU MONDE. Point barre.
Valar morghulis : de la mort et de son utilité
« Une
série racoleuse, qui se complait dans le sexe et la violence », diront
certains. Ceux-là n’ont sans doute pas lu le Perlesvaus, roman arthurien du XIIIe siècle, dans lequel
des demoiselles se promènent avec des têtes coupées de chevaliers, tandis que
tortures et mutilations s’égrènent à un rythme ininterrompu tout au long de
l’histoire… Alors, certes, rien ne nous est épargné dans la série de David
Benioff et D.B. Weiss : décapitations, éventrations, démembrements en tous
genres, personnages écorchés vifs, brûlés vifs… La caméra ne se détourne pas
pudiquement lorsque le sang gicle ou que les intestins se répandent.
Complaisance ? Perversité des scénaristes qui cherchent à satisfaire la
perversité des spectateurs ?
Non.
La violence n’est jamais gratuite dans Game
of Thrones, et le spectateur jamais du côté du tortionnaire. Lorsque dès le
premier épisode de la première saison, Eddard Stark, seigneur de Winterfell et
gardien du Nord, doit condamner à mort un déserteur de la Garde de Nuit, il
enseigne à ses enfants que la sentence doit être exécutée par celui qui l’a
proclamée. C’est ainsi qu’on fait dans le Nord : il faut avoir pleinement
conscience de ce que cela signifie, de trancher la tête d’un homme.
Ramsay Snow entame sa carrière d'humoriste. |
Chez George R.
R. Martin, le sang coule à flots, certes, mais chaque crime pèse, et lorsque Ned Stark est à son
tour décapité par le bourreau Ilyn Payne sur les ordres du roi Joffrey
Baratheon, le spectateur est horrifié par la scène. La catharsis fonctionne aussi
efficacement que dans un drame shakespearien : les camps du Bien et du Mal
sont parfaitement définis, même lorsque la frontière entre les deux se fait
plus floue. Jamais le spectateur ne va acclamer Joffrey pour sa cruauté, et
s’il se met à haïr Theon Greyjoy lorsque celui-ci envahit Winterfell dans le
but de faire la fierté de son père (c’est raté), il ne peut supporter de le
voir torturé par ce sadique de Ramsay Snow. Eh oui, surprise : le
spectateur n’est pas si bête. Quand Daenerys Targaryen, la mère des dragons, un
personnage identifié depuis le début comme appartenant au camp du Bien
(guillemets avec les genoux), refuse la grâce à un ancien esclave de Meereen et
lui fait trancher la tête, on comprend qu’elle est dans l’erreur, qu’elle vient
de faire un pas vers le côté obscur de la Force (comment ça, je me trompe de
saga ?). La perversité des personnages ne fait pas du spectateur un
pervers. Vous me copierez cent fois cette phrase.
C’est
vrai, à Westeros, ça meurt à tour de bras. Et surtout, personne ne semble à
l’abri. Valar morghulis : « tous
les hommes doivent mourir. » Cela devient une sorte de concours, avant
chaque nouvelle saison : « Qui va y passer cette fois ? »
Quand on voit la famille Stark se faire décimer petit à petit, on se dit que
c’est le monde à l’envers, cette histoire où ce sont les héros qui cassent leur
pipe ! Il vaut mieux éviter de s’attacher aux personnages si l’on ne veut
pas souffrir (moi qui vous parle, je ne sais pas ce que je ferai si on me dézingue
Arya Stark…).
Arya Stark, dans une belle imitation de Jon Snow. |
Le plus
étrange, c’est qu’en éliminant certains des principaux protagonistes, George R.
R. Martin ne craint pas d’éliminer en même temps
des éléments narratifs potentiels importants. Le meilleur exemple concerne Jon
Snow, le bâtard. La mort de Jon Snow, d’une certaine façon, rappelle une
fois de plus au lecteur étourdi qu’ici, tout
le monde peut mourir. Comme le disait Nietzsche : « Si Jon Snow
est mort, alors tout est permis. » On peut – on doit – trembler pour
Daenerys, pour Tyrion, pour Arya (non, s’il vous plaît…). Personne n’est à
l’abri. Mais avec Jon Snow, il y a un problème : il meurt avant qu’on
sache d’où il vient. Lorsqu’il quitte Ned Stark
avant de rejoindre le Mur, celui-ci lui dit qu’à leur prochaine rencontre, il
lui parlera de sa mère. Ned meurt, le mystère reste entier... et maintenant que
Jon Snow est mort à son tour, nous n’avons pas eu de réponse sur sa filiation
et l’intérêt même de cette question semble avoir disparu avec lui. Or, il y a
une règle implicite de la fiction qui veut que toute question finisse par
trouver sa réponse. Ou alors, il faudrait considérer que Martin est le genre
d’auteur qui, plutôt que de résoudre une intrigue, préfère encore supprimer
tous les personnages qui sont liés à cette intrigue. Mais il s’agirait là d’un
travail d’écrivaillon, d’une imposture, et Martin n’est pas un imposteur. Non,
cette saga a un sens, elle se dirige vers un dénouement, quel qu’il soit, et
l’auteur sait très bien où il nous emmène. Faites-moi confiance.
Alors, pourquoi créer un personnage de bâtard, et
faire autant de mystère sur ses origines, si celles-ci n’ont pas un rôle
déterminant à jouer dans la suite de l’histoire ? Il est évident que la mère de Jon Snow n’est
pas une simple fille de rencontre que Ned aurait engrossée après une bataille –
sans quoi il aurait dit son nom une bonne fois pour toutes, vu le peu d’intérêt
de la question. Il est évident, d’ailleurs (à condition d’être un petit peu
attentif) que Ned Stark n’est pas le
père de Jon. Seulement, encore une fois, si ce dernier est mort, que nous
chaut ? Un cadavre n’a pas pour habitude de revendiquer un héritage…
Simple réflexion personnelle qui m’amène à penser que Jon Snow fera son come back, d’une manière ou d’une autre.
Après tout, Renaud a bien ressorti un album !
En
effet, si l’on meurt beaucoup dans Game
of Thrones, on y ressuscite aussi pas mal. Si Béric Dondarrion et Gregor
Clegane, la Montagne, ont pu être ramenés du royaume des morts (et je n’évoque
là que les ressuscités de la série télé), pourquoi pas Jon Snow ?
Maintenant que la série s’achemine vers la fin et qu’à peu près tout le monde
est mort, la question que se pose le fan à l’orée d’une nouvelle saison n’est
plus « qui va mourir ? », mais « qui va
revenir ? » Parce que bon, valar morghulis d’accord, mais valar dohaerys d’abord :
« tous les hommes doivent servir. »
Tombe la neige, impassible manège... |
Bâtards, infirmes et choses brisées
Des bâtards, il y en a un paquet dans le
Royaume des Sept Couronnes. Chaque région nomme les siens différemment. Au
nord, ils reçoivent le nom de Snow, à
Hautjardin, ils sont baptisés Flowers,
dans le Val, Stone, à Dorne, Sand, etc. Tyrion Lannister, lorsqu’il
offre à Bran une selle adaptée à son handicap, exprime un sentiment de
bienveillance envers « les bâtards,
les infirmes et les choses brisées ». Il a une bonne raison pour
cela : son statut de nain l’a habitué à subir rejet et mépris. « Tous les nains sont des bâtards aux
yeux de leur père », dit-il à Jon Snow.
D’ailleurs,
regardez-les bien, tous les personnages de Game
of Thrones… Vous en voyez beaucoup qui ne soient pas estropiés, bâtards ou
plus ou moins rejetés pour une raison ou pour une autre ? De Varys
l’eunuque à Sandor Clegane, le « Limier », et sa face brûlée ;
de Hodor (Hodor !) à Theon
Greyjoy qui finit en kit ; de Jon à Ramsay Snow, ou du bâtard des Stark au
bâtard de Bolton ; de Samwell Tarly, l’obèse protecteur du Mur qui avoue
sa lâcheté (et se montrera d’un courage exemplaire en temps voulu) à Mestre
Aemon l’aveugle ; d’Arya Stark à Brienne de Tarth, les filles qui
préfèrent l’escrime au tricot – et qui pourraient bien s’entendre avec Cersei
Lannister sur ce sujet, d’ailleurs… Oui, la nature est taquine, le destin est
farceur, et chacun traîne son pied-bot en essayant de rester digne. Certains
s’en sortent mieux que d’autres : les enfants de Cersei aussi sont des
bâtards, et des bâtards nés d’un inceste (cumul des outrages !), mais tout
va bien tant que le Royaume fait semblant d’ignorer ce détail. Notre bon roi
Joffrey aura même le bonheur de mourir sans avoir rien compris à son
ascendance.
Sandor Clegane, un visage intéressant. |
Mais
alors, quoi ? Y a-t-il des personnages « normaux » dans Game of Thrones ? Eh bien, pas tant
que ça, si on y réfléchit bien. À part peut-être Sansa Stark, fille aînée de
Ned, et qui tient à la perfection son rôle de fille aînée d’une grande maison.
Autant dire que cette « normalité » ne joue pas en sa faveur,
d’ailleurs. Même Ned est un puîné ! Tywin Lannister, avec sa rigidité et
son sens de l’honneur, ferait un beau candidat à la normalité, mais il a quand
même écopé de deux jumeaux incestueux et d’un nabot qui, en naissant, l’a rendu
veuf ! Pas de quoi pavoiser…
Et
Daenerys, alors ? La belle Daenerys du Typhon, l’Imbrûlée, reine de
Meereen, des Andals, des Rhoynars et des Premiers Hommes, Khaleesi de la Grande Mer d’Herbe, Briseuse des fers et Mère des
Dragons (mais vous pouvez l’appeler Dany, c’est plus simple) ? Bâtarde,
elle aussi ? Certainement pas. Infirme, alors ? Non plus. Mais chose brisée, en revanche… On sait que
Daenerys est née durant une tempête d’une extrême violence (d’où la mention
« du Typhon » ou « Typhon-Née », Stormborn en V.O.) et que sa mère est morte en la mettant au monde.
On sait que depuis sa naissance, elle n’a connu que l’exil – et l’exil à côté
d’un frère particulièrement crétin ! Elle est la descendante d’Aerys II
Targaryen, et avec son armée dothraki et ses dragons, elle est censée reprendre
le Trône de Fer à l’Usurpateur Baratheon. Seulement ça, c’était le rêve de son frère
Viserys, le roi-gueux, qui finit avec une belle couronne d’or bien méritée.
Daenerys, elle, la déracinée, n’a jamais connu Westeros. Plus elle voyage à
travers les vastes plaines d’Essos, moins elle semble prête à traverser le
Détroit pour se réapproprier le siège de son père. Au fond, sa place est ici, à
Meereen, avec son peuple – ce peuple qu’elle a libéré des chaînes, comme elle
l’a fait à Astapor et à Yunkaï, et qui la considère comme une mère (mhysa). Mais l’exercice du pouvoir
n’étant pas chose aisée et ses dragons, en grandissant, lui posant quelques
problèmes, son règne à Meereen est compromis, ce qui pourrait bien, finalement,
l’inciter à revenir vers le Trône de Fer, voire à unifier les deux continents…
Les dieux et George R.R. Martin seuls le savent !
Daenerys & fils. |
Bâtards,
infirmes et choses brisées sont légion au Mur, dans la Garde de Nuit,
réceptacle de tous ceux dont le Royaume ne veut plus : voleurs, violeurs,
félons, puînés, tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, sont la honte de
la famille. Mais au sud du Mur, ils ne sont pas moins nombreux : beaucoup
se cachent avec plus ou moins de talent – et certains parviennent même à cacher
leur bâtardise à la tête du Royaume, le cul vissé sur le Trône.
Heureusement
qu’il y a la mort pour mettre un peu d’ordre dans tout ça ! Martin s’amuse
beaucoup à réserver à ses personnages les morts les moins réjouissantes
possible (si tant est qu’une mort puisse l’être). Ned Stark, l’honnêteté faite
homme, est décapité après s’être trahi lui-même en s’arrachant une « confession »
dans laquelle il nomme Joffrey Baratheon seul roi légitime. Le juste meurt dans
l’indignité. Catelyn et Robb Stark sont assassinés de façon atroce, coincés
dans un traquenard. Joffrey s’écroule dans des étouffements et des convulsions
grotesques (à ce propos : qui a jamais filmé de manière aussi réaliste les
effets d’une mort par empoisonnement ?). Tywin Lannister crève transpercé
de carreaux d’arbalète sur ses chiottes… Étrangement (tiens donc ?), c’est
encore le bâtard Jon Snow, devenu lord commandeur de la Garde de Nuit, qui s’en
sort presque le mieux, avec cette mort à la César : piégé, certes, lui
aussi, comme son demi-frère Robb – mais comment ne pas voir une forme d’hommage
dans chacun de ces coups de couteau assénés « pour la Garde » ?
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