Ça
rigolait, ça trinquait à répétition, ça parlait fort, il y en avait
quelques-uns qui commençaient à être joliment saouls, les enfants couraient
partout en criant joyeusement, quand le premier coup de feu a claqué,
provoquant un sursaut de stupeur général. Le deuxième coup de feu a imposé un
silence glacial, vite rompu par les hurlements.
Ah !
Le charme des noces de province… Bien sûr, le mariage en lui-même, à l’église,
avait eu la solennité requise, François avait épousé Célia, Célia avait épousé
François, les anneaux avaient été échangés et l’assistance, émue, attendrie ou
amusée, avait applaudi le baiser des jeunes mariés, comme il se doit. Ceux qui
n’avaient que peu d’intérêt pour la messe en général prenaient leur mal en
patience, certains attendaient dehors en tirant sur leur cigarette, prêts à
acclamer les époux avec tout ce qu’il faut de riz et de confetti dès que les
portes de l’église s’ouvriraient.
Le
mariage, finalement, n’est qu’une formalité : ça ne concerne que les
mariés. Ce que les autres attendent, c’est faire la fête. Et on allait la faire
à deux kilomètres de là, dans la salle des fêtes du village d’à côté, louée
pour le week-end, où attendaient un magnifique buffet et un cochon entier qui
n’en était déjà plus à son premier tour de broche. Un copain de François
faisait le DJ, musique d’ambiance pour l’apéro et le dîner, en attendant de
lancer le bal ce soir. Les femmes avaient des robes somptueuses, les hommes
avaient affûté leurs blagues les plus graveleuses pour la circonstance, ça
parlait foot et politique, le bouquet de la mariée avait atterri dans les bras
de sa sœur cadette, toute rougissante de s’imaginer bientôt à la place de son
aînée.
Et
bien sûr, la mariée était magnifique dans sa robe blanche, les épaules dorées
par les premiers rayons de soleil du printemps, la chevelure savamment
entortillée dégageant une nuque adorable, et tout le monde de s’écrier : qu’ils
sont beaux, nos mariés ! quel couple bien assorti ! Le contraire eut
été gênant, du reste…
On
a beau être cynique, il y a toujours une atmosphère étrange, dans les mariages.
On se laisse prendre à l’émotion générale, on sourit bêtement, on trouve tout
le monde beau. C’est aussi que tout le monde s’est fait beau pour l’occasion,
ça aide. Daniel, le verre de punch à la main, en avait les larmes aux yeux de
voir son frangin marié. Pourtant, Célia et François étaient ensemble depuis
quatre ans déjà – un mariage ne changeait pas grand-chose à l’affaire.
Un grand sentimental,
Daniel : quand les mariés ont annoncé, juste avant d’entrer dans l’église,
que Célia était enceinte, il en tremblait d’émotion ! Pour le détendre un
peu, François lui avait posé la main sur l’épaule dans un grand éclat de rire
en lui promettant qu’il serait le parrain de l’enfant.
Il
y avait eu l’habituelle séance de photos. Les mariés avec l’ensemble de leurs
invités, parents, famille proche et éloignée, amis, ribambelle d’enfants assis
sagement dans l’herbe, au premier plan. Les mariés avec leurs parents et
grands-parents. Avec leurs frères et sœurs. Avec les cousins, les oncles et
tantes. Et puis des photos plus détendues avec les copains.
Dans
la salle des fêtes, la famille avait, dans le plus grand secret, installé de
larges panneaux couverts d’autres photos, retraçant le passé de chacun des
conjoints. Un triptyque à base de tableaux de liège, de cartons et de
cordelettes : deux panneaux, l’un consacré à Célia, l’autre à François,
entourant un troisième, noué à chacun des deux, en forme de cœur, et qui
retraçait leur vie commune.
Et
tout le monde de ricaner ou de s’attendrir devant les panneaux. « Oh, les
tronches ! » Images attendrissantes de Célia bébé, blonde, dodue et ouvrant
de grands yeux magnifiques sur ses jouets en plastique. Dans les bras de sa
mère, dans les bras de son père. À quatre ans, chevelure ample aux reflets plus
sombres, yeux en l’air, sourire mutin et quenotte manquante. Toute petite,
tenant sa sœur encore plus petite dans les bras. À cinq ans, prise en photo à
l’école, feutres en main, avec sa meilleure copine de l’époque, Élodie,
couettes et lunettes à montures rouges, trop larges pour elle, sourire timide. Des
photos de vacances, à la plage avec papa, jouant au ballon avec sa sœur, à la
montagne en combinaison de ski, à dix ans arborant fièrement son premier flocon,
bonnet rouge, yeux cachés par les lunettes protectrices. À dix ans toujours,
soufflant son gâteau d’anniversaire à côté de sa meilleure copine de l’époque,
Malika (qu’est devenue Élodie ?). Le spectacle de fin d’année de CM2
(Célia aurait bien aimé l’oublier, celle-là), en tutu rose à la danse, en tenue
de sport au basket, et toujours au basket, une lourde coupe dans les bras. Les
photos de l’adolescence permettent de suivre l’évolution physique de Célia,
depuis les périodes plus ou moins ingrates jusqu’à l’éclosion glorieuse de la
belle jeune femme que tout le monde connaît. Vers treize ans, elle chante dans
sa chambre, micro imaginaire en main et cheveux volants devant les yeux,
posters de boys bands au mur. Quinze
ans, en Angleterre avec sa copine Charlène (qu’est devenue Malika ?), fou
rire à Piccadilly Circus, casquettes ornées de l’Union Jack sur la tête. Dans un pub irlandais, avec la bande de
potes de l’époque. Il y en a qu’elle n’a plus revus depuis longtemps. Charlène,
elle, est toujours là. Les yeux brillants durant le concert de Nick Cave, à la
Route du Rock. Même année, dix-huit ans, ouvrant fièrement les bras pour
montrer le Grand Canyon à ses pieds – un cliché pris par François.
Leurs
photos en couple sont un hymne à la beauté de Célia. Dix-huit ans, dix-neuf
ans, vingt ans, vingt-et-un ans : quatre années insolentes de beauté, de
joie de vivre, de réussite et de voyages (en Amérique, en Islande, en Italie.
Le Kenya allait suivre, pour le voyage de noces).
Deux
coups de feu venaient de mettre un terme à cette vie prometteuse.
*
Il
y a des moments où le drame n’a pas sa place. L’être humain n’est pas fait pour
passer du rire aux larmes sans transition. Dans nos petites vies tranquilles,
où le malheur ne franchit que rarement les limites de la télé, il est tout à
fait inconcevable de se faire tuer le jour de son mariage. C’est une question
de timing.
Au
premier coup de feu, les convives ont sursauté, se sont retournés, le sourire
encore collé aux lèvres, croyant qu’un malin avait amené des pétards. Les
conversations se sont à peine interrompues. Au deuxième coup de feu, ceux qui
étaient dehors ont compris, le silence s’est fait le temps que l’information
arrive au cerveau, puis les premiers hurlements ont confirmé l’horreur. Ceux
qui étaient dans la salle sont sortis. Le DJ n’a même pas pris la peine de
couper la musique. Célia est morte sur un air de bossa nova. Certains, en se
précipitant, ont eu le temps de voir une moto qui repartait à toute allure.
Célia
s’était perchée sur un muret pour porter un toast, kir royal dans une main,
l’autre posée sur l’épaule de François, autant par affection que pour conserver
l’équilibre. Elle dépassait tout le monde d’une ou deux têtes, un petit groupe
était réuni devant elle en demi-cercle, rigolard, attendant son discours. Un
vrombissement de moto qui ralentit, une détonation, les yeux et la bouche de
Célia s’étaient arrondis comme si on venait de la frapper à l’estomac. Au
moment où éclatait la deuxième, elle était déjà en train de tomber, François tentant
désespérément de la réceptionner. Avec sa robe de mariée, toute cette
mousseline blanche, la chute avait quelque chose de très beau, comme une fleur
qui tombe au ralenti. Quelque chose d’un peu grotesque aussi, l’armature en
cerceaux de la robe donnant au corps couché dans l’herbe une forme bizarre.
François
est resté un instant hébété avant de crier le prénom de sa femme, de retourner
son corps et d’exécuter les gestes désordonnés qu’on peut faire quand on se
retrouve avec un blessé sur les bras sans avoir été formé aux premiers secours.
Aux
hurlements ont succédé les larmes, on a vite écarté les enfants de la scène du crime. Les parents de Célia ont
tout aussi rapidement rejoint François aux côtés de la mariée, dont la robe
blanche se teignait de rouge. Jean-Claude, l’oncle médecin, faisait tout ce
qu’il pouvait. Il en faisait même sûrement un peu plus, pour retarder le moment
d’annoncer qu’il n’y avait plus rien à faire. Bientôt, François, les yeux
embués de larmes, s’aperçut de leur présence, la sœur de Célia hurlant dans les
oreilles de celle-ci comme pour la réveiller, son père et sa mère agrippés à sa
robe, Jean-Claude concentré, professionnel. Il ne se souvenait pas les avoir
vus s’approcher. Il regardait au-dessus de lui les invités debout, pétrifiés,
cherchant une aide dans leurs yeux éteints.
Non,
l’homme n’est pas fait pour chuter du rire aux larmes sans passer par un seuil
d’acclimatation. Quand l’instant d’avant, tout le monde rigolait et trinquait,
on veut pouvoir retourner à cet instant-là. La catastrophe tombe trop mal, on a
encore des éclats de rire en réserve, le malheur sonne faux. Les drames n’ont
pas lieu d’être, quand on porte un beau costume, que les dames ont arrangé leur
coiffure avec un tel art, qu’on a fait courir des bandes de papier crépon sur
tous les murs et que les ballons de baudruche oscillent joyeusement au gré du
vent. Le punch attend encore des verres à remplir, les petits fours nous font
de l’œil – on est là pour s’amuser. Il faut croire que non. Les plus vifs d’esprit,
chassant leur nostalgie de la joie, ont su s’emparer de leur portable aussitôt
pour appeler les secours. On a même vu l’un des serveurs recrutés pour le
festin accourir avec le défibrillateur. Jean-Claude l’avait remercié, en
s’abstenant de préciser que cet objet était parfaitement inutile. La première
balle avait déchiré le pancréas, la deuxième s’était logée dans le poumon
gauche. Espérer voir le cœur redémarrer après un tel carnage, c’était
s’attendre à un miracle.
À
mesure que les minutes passaient, dans l’attente des secours, l’horreur prenait
de plus en plus de place. Les esprits, maintenant, étaient aiguisés, on
remettait de l’ordre dans ce qu’il s’était passé. Certains avaient vu débouler
la moto – rouge, peut-être bien – avec deux hommes dessus, tous deux portant
des casques. Étaient-ce les casques, qui étaient rouges ? Ou la
combinaison de l’un des individus ? Le premier coup de feu avait été tiré
depuis la moto, mais pour le deuxième, le gars qui se tenait derrière le
conducteur avait quitté le véhicule, fait quelques pas en direction de sa
cible, et était remonté précipitamment après le crime, tandis que la moto
redémarrait aussitôt. Tout le monde n’était pas d’accord. Il y en avait pour
dire que les coupables étaient des Arabes. La plupart des témoins étaient pourtant
sûrs, pour les casques. S’ils avaient des casques, comment tu peux dire que
c’étaient des Arabes ? À force de rejouer la scène, à force d’échanger ses
impressions, on ne savait plus trop.
François
et la famille de Célia étaient toujours à genoux dans l’herbe, autour du corps.
Jean-Claude s’était relevé, il avait pris ses distances, désolé. Tous ceux qui
entouraient la scène s’en tenaient un peu à l’écart. Il y avait comme un cercle
infranchissable autour des quatre personnes recroquevillées sur la jeune femme
sans vie. Les parents de François auraient voulu prendre leur fils dans leurs
bras, mais ils n’osaient pas avancer. Daniel avait l’air particulièrement
affecté par le spectacle. On sait l’attachement qu’il portait à sa belle-sœur.
Cette journée avait été tellement pleine d’émotions contradictoires qu’il n’en
pouvait plus : il craquait. Comme un barrage qui cède sous une crue
gigantesque. Croisant le regard de son frère, François lui ouvrit les bras et
Daniel, aussitôt, franchit les quelques mètres qui les séparaient pour
redoubler de sanglots contre l’épaule de son aîné.
*
La petite pute est morte. C’étaient ces
mots-là qu’il avait prévu de prononcer, mentalement, quand le projet lui était
venu en tête. À cette époque, qui lui semblait maintenant si lointaine, il se
réjouissait à l’avance de ce moment. Mais là, la réalité l’accablait. Il ne
pouvait même pas se dire qu’il n’avait pas voulu ça, puisqu’il avait exactement
voulu ça. Seulement, désirer la mort
de quelqu’un, c’est donné à tout le monde. Agir pour que cette mort soit un
fait avéré, c’est autre chose. Tout compte fait, Daniel réalisait qu’il n’avait
pas les tripes assez solides pour assumer son acte. Trop tard…
Célia est morte. Pleurant comme un gosse
contre l’épaule de son frère, Daniel était horrifié par ce qu’il venait de
faire. Comment avait-il pu croire un seul instant que c’était réellement ce qu’il désirait ? Qu’est-ce que j’ai fait ?
Il
avait fallu qu’il lui en veuille vraiment, à Célia, pour se mettre à la
recherche de petites frappes qui ne verraient aucun inconvénient à assassiner
une femme le jour de son mariage contre une certaine somme d’argent…
Aujourd’hui, pourtant, ça lui semblait bien dérisoire, tout ça. Et il lui
faudrait encore leur verser le reste de l’argent, maintenant que le contrat
était rempli. Comment pourrait-il les regarder en face ? Comment
pourrait-il se regarder en
face ?
Tellement
ridicule… Il avait fallu qu’un jour, après avoir éclusé pas mal d’alcool, il
ait déclaré son amour à Célia, en en faisant des tonnes, un vrai rôle d’amant
déchiré, et que celle-ci le repousse, pour qu’il en vienne à la haïr. Absurde,
quand on y pense, ce que peut provoquer l’orgueil… Il s’était senti tellement
humilié par son regard ! Pourtant, il savait d’avance qu’il n’avait aucune
chance, qu’elle était avec son frère et qu’il ne pourrait rien y changer… À se
repasser la scène, Daniel se disait même que c’était cette certitude de l’échec
qui l’avait convaincu de tenter le coup – comme s’il avait désiré cette
humiliation, ce sentiment de rejet. Quelle sale petite pute, comme elle l’avait
bien piétiné !... Il voulait la faire souffrir comme elle l’avait fait
souffrir, il voulait la tuer. Il allait la tuer.
Une
pensée surgie sur un coup de colère, et qu’il avait laissé germer, cultivant
cette colère avec soin, patiemment… C’était le plus étrange de l’histoire,
cette constance… Tout être sensé, après avoir dessaoulé, ce serait rendu compte
de la monstruosité d’une telle idée. Lui, non. Il était allé jusqu’au bout de
son projet, il s’était aventuré dans les quartiers les plus hostiles pour y
recruter des types assez tordus pour se salir les mains à sa place (ça non
plus, il n’en revenait pas, à quel point c’était facile de trouver des petites
frappes prêtes à jouer les tueurs à gages), et jamais il n’avait songé à
laisser tomber. La veille encore, il attendait cet instant avec impatience. Ce
n’est que lorsque Célia et François ont déclaré qu’ils attendaient un enfant
qu’il s’est rendu compte de la réalité de ce qui allait se produire. Et là, il
était trop tard pour faire machine arrière, le plan était parfait… Il aurait
voulu pouvoir contacter les tueurs, leur dire de tout annuler, qu’ils seraient
payés comme prévu, mais il n’avait aucun moyen de le faire. Il lui avait fallu
assister à la cérémonie de mariage en sachant parfaitement ce qui allait
arriver. « Pénible » est un peu faible pour décrire le sentiment
qu’il ressentait à mesure que le temps passait. Au fond de lui, il espérait un
cafouillage, il espérait que les types se déballonneraient, qu’un événement
inattendu surviendrait qui empêcherait le drame… C’était comme voir un accident
se produire au ralenti.
Maintenant,
c’était fini. Tout était consommé. Plus moyen de revenir en arrière, et Daniel
allait chialer pour l’éternité sur l’épaule de son frère, pour éviter de le
regarder. Il allait falloir, pourtant, se relever, faire face, participer à la
tristesse collective en s’efforçant d’oublier qu’on était l’unique responsable
de cette tristesse. Peine perdue. Alors, quoi ? Attendre la police et se
dénoncer sur-le-champ ? Non. Impossible. Si la police ne trouvait aucun
indice susceptible de l’inculper – et il avait veillé à ce que rien ne puisse
les mener jusqu’à lui – ce
n’était certainement pas lui qui les aiderait à résoudre le problème.
D’ailleurs, ça ne ferait qu’ajouter un surcroît de souffrance. Après avoir
perdu sa femme et le bébé qu’elle portait, François perdrait son frère. Et
leurs parents ? Comment se remettraient-ils d’une telle avalanche de
catastrophes ? Non. Il y a des limites à la cruauté.
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