L’air
est doux en ce mois d’avril 1874, et les deux frères marchent le long de la
plage de Savin Hill, dans la baie de Dorchester, au sud de Boston. L’endroit
est désert à cette heure, les mouettes poussent des cris loin au-dessus d’eux et
les promeneurs s’apprêtent à rebrousser chemin, leurs pas les ayant conduits à
l’extrémité de la plage, au bord d’un terrain marécageux.
C’est
alors que l’un d’eux remarque une forme blanche, allongée dans la vase, à demi
cachée par la boue qui la recouvre. Un mauvais pressentiment : il
s’approche et ses craintes sont confirmées. Il a sous les yeux le cadavre à
demi nu d’un très jeune enfant. Son torse est une bouillie où le sang séché,
bruni, se mêle à la glaise verdâtre du marécage – et l’homme a d’abord cru que
l’enfant avait été décapité, tant la plaie sur sa gorge est profonde.
Les
enquêteurs dépêchés sur place sont justement à la recherche d’un enfant. Depuis
le 8 mars, John Curran, de Boston, est sans nouvelles de sa fille Katie, âgée
de dix ans.
Mais
ce n’est pas le corps de la petite Katie Curran que les hommes de la police de
Boston ont sous les yeux. Il s’agit d’un garçon de quatre ans, bientôt
identifié comme étant Horace Millen. L’autopsie du petit cadavre confirme
l’acharnement du meurtrier : le corps a été frappé de trente-et-un coups
de couteau, les organes sexuels en partie arrachés et la tête presque séparée
du tronc. L’agresseur a été jusqu’à crever l’œil droit du petit Horace.
Une
telle rage dirigée vers un enfant si jeune rappelle étrangement quelqu’un aux
enquêteurs. Ils y avaient déjà vaguement pensé au moment de la disparition de
la petite Katie, d’autant plus que le jeune suspect habite tout près du père de
la disparue, à South Boston.
Malgré
la jeunesse de Jesse Pomeroy, les policiers n’ont aucun doute quant à sa
culpabilité. Le « petit monstre » a déjà prouvé par le passé de
quelles atrocités il était capable. Du reste, avec son « œil de
marbre », il n’a pas vraiment le visage d’un ange…
*
Jesse
Harding Pomeroy est né le 19 novembre 1859 à Charleston, Massachusetts. Dès sa
plus tendre enfance, son œil droit est recouvert d’un voile blanc, séquelles de
la variole. Par ailleurs, la tête de Jesse semble trop grosse pour son corps et
à onze ans, il est bien plus grand que tous les enfants de son âge. Comme si ça
ne suffisait pas, sa bouche est déformée par un bec-de-lièvre. Un aspect qui lui
vaudra aussi bien les moqueries des gamins du quartier que le dégoût des
adultes. Son propre père refuse de le regarder en face. En revanche, il
n’éprouve aucune difficulté à lui infliger de sévères corrections, à grands
coups de ceinture. Jusqu’au jour où sa mère, Ruth, prenant la défense de Jesse,
flanque son mari hors de la maison de Chelsea où la famille vit désormais.
Enfant
solitaire, Jesse Pomeroy montre très tôt un goût prononcé pour le vol et la violence.
Régulièrement fouetté par son père, cul nu dans le jardin, il a sûrement rêvé
plus d’une fois du jour où il pourrait enfin se trouver de l’autre côté du
fouet. Ce jour où il prendrait le pouvoir, à son tour, et verrait les autres
trembler devant lui… En attendant, il commence à s’entraîner avec les animaux
du quartier. Quand Ruth découvre ses deux canaris pétrifiés dans un coin de
leur cage, le cou brisé, elle devine qui est responsable de cet acte. Le jeune
Jesse se fait la main. Il ne va pas tarder à perfectionner ses compétences.
Le
22 décembre 1871, le petit Billy Paine, qui vit à Chelsea avec ses parents, est
retrouvé inconscient, attaché nu à un arbre, à Powder Horn Hill, près d’une
vieille remise. L’enfant a été sauvagement battu à coups de fouet, et s’avère
incapable de décrire son agresseur.
Le
21 février 1872, un garçon de sept ans, Tracy Hayden, est emmené au même
endroit, dénudé, attaché et battu. Son agresseur le frappe en plein visage avec
une planche, lui fracturant le nez et lui brisant deux dents. Après l’avoir
menacé de lui couper le pénis s’il parle à la police, il abandonne l’enfant sur
place. Terrorisé par ce qui vient de lui arriver, Tracy donne aux policiers une
description très succincte, celle d’un garçon plus grand, aux cheveux bruns.
Le
20 mai, Robert Maier, huit ans, est emmené au même endroit pour y subir le même
traitement.
Une
psychose s’empare de la petite ville de Chelsea. L’agresseur, qu’aucune des
victimes n’a pu réellement décrire, est recherché activement. Bientôt, une
récompense de 500 $ est promise pour tout renseignement pouvant aboutir à la
capture du bourreau d’enfants.
Le
22 juillet, Johnny Bulch, sept ans, est à son tour emmené dans la veille remise
abandonnée de Powder Horn Hill, où il subit les mêmes tortures que les
précédentes victimes. Cette fois, l’agresseur a attendu que l’enfant retrouve
assez de forces pour pouvoir marcher, et il l’emmène un peu plus loin, dans une
petite crique, où il nettoie ses plaies avec de l’eau salée.
Durant
l’été 1872, la famille Pomeroy déménage à South Boston, où la mère ouvre une petite
épicerie.
Le
17 août, c’est à South Boston qu’un enfant de sept ans, George Pratt, est
enlevé, déshabillé et attaché dans la cabine d’un petit bateau de plaisance où
cette fois, l’agresseur apporte quelques améliorations aux tortures
habituelles, plantant une pointe dans le bras puis dans l’aine de sa victime,
et mordant celle-ci au visage et aux fesses.
Le
5 septembre, le petit Harry Austen, âgé de six ans, est poignardé à plusieurs
reprises aux bras et aux épaules. Son assaillant aurait également tenté sans
succès de lui couper le sexe.
À
peine une semaine plus tard, Joseph Kennedy, six ans, est également poignardé.
Son agresseur a ensuite frotté ses blessures avec de l’eau salée.
Six
jours plus tard, le même homme poignarde Robert Gould, âgé de cinq ans, au cuir
chevelu et au visage, avant de s’enfuir à l’approche d’un promeneur.
Bien
que son agresseur l’ait menacé de le tuer s’il parlait à la police, le petit
Robert, le visage en sang, raconte immédiatement aux enquêteurs les sévices qu’il
a subis. Il décrit son bourreau comme étant un « grand garçon méchant avec
un œil bizarre ». Les enquêteurs lui demandant des précisions quant à
cette bizarrerie, l’enfant explique que son œil était blanc comme du lait.
La
police locale commence à soupçonner que l’agresseur de ces enfants est
certainement un enfant lui-même, sensiblement plus âgé. Et il n’y a pas
beaucoup d’enfants avec un œil blanc dans le quartier : à vrai dire, il
n’y en a qu’un. Et justement, alors que l’une de ses dernières victimes, Joseph
Kennedy, est interrogée par les enquêteurs, Jesse Pomeroy se présente au poste.
Pour quelle raison ? Lui-même sera incapable de le dire. Avait-il
l’intention d’avouer ses méfaits ? Toujours est-il que, dès qu’il aperçoit
le petit Joseph, il fait demi-tour. Mais l’enfant l’a vu également, et le
désigne immédiatement aux adultes qui l’entourent. Par la suite, les huit
victimes confirmeront que Jesse, ce gamin de douze ans à l’œil de marbre blanc,
est bien celui qui leur a fait subir toutes ces tortures.
Jesse
Pomeroy est condamné à passer les années qui le séparent de sa majorité à
Westborough, la maison de redressement du Massachusetts. Là, il s’adapte
parfaitement à son nouvel environnement, se tenant à l’écart des gamins plus
âgés (les plus jeunes, eux, se tiennent à l’égard de lui, que sa réputation a précédé), travaillant sagement à l’école
et acceptant la discipline de l’établissement sans jamais se plaindre. Il sait
que seul un comportement exemplaire pourra lui permettre de quitter Westborough
avant l’heure. Et ça marche : à la fin du mois de janvier 1874, il quitte
la maison de redressement où il a passé dix-huit mois. Sa mère a plaidé sa cause,
et afin de le tenir éloigné de ses abominables penchants, elle lui donne un
emploi à la boutique familiale.
Le
8 mars suivant, John Curran prévient la police de la disparition de sa fille de
dix ans, Katie, partie acheter un carnet pour l’école. Un témoin dit l’avoir
vue entrer dans l’épicerie des Pomeroy, avec sa jupe en tartan et son joli col
blanc.
*
John
Curran connaît la réputation de Jesse Pomeroy, mais le capitaine Dyer, de la
police de Boston, lui dit que ce n’est certainement pas de ce côté-là qu’il faut
chercher. Son séjour à Westborough a fait le plus grand bien au gamin
Pomeroy : c’est un autre homme qui est sorti de cette noble institution,
vraiment. Et puis Jesse ne s’en est jamais pris qu’aux garçons, il ne s’attaquait
pas aux filles !
Harcelés par
les parents de la petite disparue, les policiers se rendent tout de même au
magasin des Pomeroy, où Ruth les accueille sèchement, leur rappelant que Jesse
a été réhabilité, qu’il se tient désormais tranquille, et qu’il n’a pas touché
un cheveu de Katie. Les policiers font le tour de la boutique sans rien
remarquer d’anormal.
Pourtant,
après la découverte du corps atrocement mutilé du petit Horace Millen ce 22
avril 1874, une désagréable impression de déjà vu s’empare du chef de la police
de Boston, Edward Savage. S’il ne savait pas Pomeroy bien à l’écart de la
société, derrière les hauts murs de Westborough, il jurerait que cette rage est
tout à fait son style. Aussi, dès que ses hommes lui apprennent que le
« petit monstre » a été relâché quelques mois plus tôt, Savage leur
demande d’aller immédiatement l’arrêter.
Quand
les policiers se présentent à la maison des Pomeroy le lendemain, Jesse a sur
lui un couteau dont la lame, qui a été nettoyée, montre encore quelques traces
de sang près du manche, et ses chaussures sont pleines de boue. Sur la plage de
Dorchester, à l’endroit où a été découvert le corps, des empreintes de pas ont
été retrouvées, qui correspondent non seulement à la pointure de Jesse, mais
aussi à sa façon de poser les pieds sur le sol.
L’adolescent
à l’œil de marbre refusant obstinément d’avouer son crime, les policiers
décident de l’emmener à la morgue afin de le confronter au cadavre de l’enfant.
Là, Jesse perd ses moyens. Le policier qui l’accompagne lui demande :
« Tu
connais ce garçon ?
−
Oui, monsieur, répond simplement Jesse.
−
C’est toi qui l’as tué ?
−
Je suppose que oui. »
Avec
un air désolé, le gamin ajoute que « quelque chose » lui a fait
commettre cet acte. Il demande aux policiers de le boucler dans un endroit où
il ne pourra plus faire « ce genre de choses ».
Personne
à Boston n’a oublié les sévices subis par les huit premières victimes de Jesse
Pomeroy, et le meurtre de ce garçon de quatre ans n’a rien fait pour arranger
les choses : la mère de Jesse est obligée de fermer sa boutique, désertée
par la clientèle. À peine installé, le nouveau propriétaire entreprend la rénovation
des lieux. Pendant le mois de juillet, alors qu’ils travaillent à la cave, des
ouvriers sont soudain dérangés par une forte odeur de putréfaction. Sous un tas
de pierres et de cendres, ils découvrent le corps en décomposition d’une
fillette, qui sera rapidement identifiée grâce à ses vêtements : il s’agit
de Katie Curran. Comme Horace Millen, elle a été égorgée, et ses organes
génitaux lardés de coups de couteau.
*
Le
procès de Jesse Pomeroy débute le 8 décembre 1874. Le gamin de quatorze ans a
avoué les meurtres de Horace Millen, quatre ans, et Katie Curran, dix ans.
L’avocat de la défense veut plaider la folie, assisté par un groupe
d’« experts », des aliénistes qui confirment que Jesse Pomeroy souffre
de démence. Mais la partie civile contre-attaque avec ses propres experts, qui
démontrent que l’accusé était tout à fait capable de discerner le bien du mal
au moment des faits, et qu’il est donc responsable de ses actes.
Jesse, qui
avait été battu et humilié par son père, et qui ne pouvait avoir aucune
relation avec les autres enfants, qui se moquaient de lui et le torturaient,
avait certainement trouvé, à travers les sévices qu’il infligeait aux enfants
plus faibles que lui, un moyen d’exercer ce pouvoir dont il se sentait trop
souvent démuni. On peut aussi trouver particulièrement intéressant la
sauvagerie avec laquelle le jeune meurtrier s’est attaqué à l’œil droit du
petit Horace, alors que lui-même avait l’œil voilé… La psychologie criminelle
de cette fin du XIXe siècle ne s’arrête pas à ce genre de détails. Après
cinq heures de délibération, le verdict tombe : Jesse Pomeroy est reconnu
coupable de meurtres au premier degré, et condamné à la peine de mort.
Cette
condamnation donnera par la suite lieu à de vifs débats, aussi bien dans la
presse que dans l’opinion publique, au sein de la cour de justice et jusque dans
les milieux politiques. Il paraît inconcevable de pendre un adolescent qui
avait quatorze ans au moment où il commettait ses meurtres. Finalement, en août
1876, la peine de Jesse Pomeroy est commuée en une condamnation à l’isolement à
vie.
À
l’âge de seize ans, Jesse Pomeroy est donc emmené à la prison de Charlestown,
où il passera les cinquante-trois années suivantes de sa vie – dont
quarante-et-une en isolement. Durant sa détention, il aura tout le temps de
lire une quantité invraisemblable d’ouvrages, d’approfondir ses connaissances
dans les sciences et les arts, d’apprendre plusieurs langues, d’écrire ses
mémoires et des poèmes. Il fera bien quelques tentatives d’évasion et consacrera
les dernières années de sa vie à réclamer un allègement de sa peine. En 1917,
il est autorisé à poursuivre le reste de celle-ci avec les autres détenus.
Au mois d’août
1929, devenu un vieil homme infirme, il est transféré à la prison de
Bridgewater. Il avait quitté à seize ans un monde où les voitures étaient
tirées par des chevaux, mais à soixante-neuf ans, c’est en automobile qu’il fait
le transfert d’une prison à l’autre. N’étant plus une menace pour personne, on
pourrait s’attendre à ce que Jesse Harding Pomeroy ait savouré pleinement ce
voyage de deux heures, seul moment où il a pu se sentir un peu libre depuis de
nombreuses années. Pourtant, il ne montre pas la moindre émotion. Les années
d’isolement l’ont brisé moralement et physiquement. Il mourra à Bridgewater le
29 septembre 1932, à l’âge de soixante-douze ans. Aujourd’hui encore, Jesse
Pomeroy est considéré comme le plus jeune tueur en série de l’histoire
américaine. Il n’a été reconnu coupable que de deux homicides, mais lui-même a
toujours su que, si la police ne l’avait pas arrêté, il aurait poursuivi sa
carrière criminelle, qui s’annonçait prolifique.
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