mardi 1 août 2017

TJ 3000

Premier prototype de machine à voyager dans le temps, par S. Ferron (1914).

           
            Cela faisait six mois qu’il économisait sur son misérable salaire de programmeur, et cette fois, tous ses calculs tombaient juste : Kristof Vasco pouvait se l’offrir ! Six mois qu’il en rêvait, du TJ 3000 ! Six mois que tous les réseaux sociaux, tous les panneaux publicitaires, toutes les chaînes de télé ne parlaient que de ça : avec le TJ 3000, le voyage dans le temps devenait accessible à tous !

            Avec TJ 3000, le temps, ce n’est plus de l’argent !

            Les slogans étaient matraqués partout. Dans toutes les langues, tous les pays et –paraît-il ! – à toutes les époques ! C’était la grande nouveauté : inventée en l’an 2126, la machine à voyager dans le temps avait été mise sur le marché… à toutes les époques ! Certains scientifiques sceptiques avaient longtemps souligné ce paradoxe : « Si un jour la machine à voyager dans le temps devait exister… comment expliquer qu’elle n’existe pas déjà, puisque c’est une machine à voyager dans le temps ? » Eh bien, c’était désormais chose faite, et les scientifiques du passé ne pouvaient plus se reposer sur cette question piège.
Évidemment, coincé dans son présent grisâtre et quotidien, Kristof n’avait pas encore pu vérifier par lui-même l’existence simultanée de cette machine à toutes les périodes de l’Histoire. Mais depuis que l’appareil formidable, rutilant de chromes et profilé comme un obus, avait été commercialisé, il est vrai qu’il n’était pas rare, dans les rues, de croiser des individus en redingote et haut-de-forme, ou dans d’autres « tenues d’époque » plus bizarres les unes que les autres. Il y a quelques années, on les aurait pris pour des excentriques, amateurs de vieilles choses, ou pour des comédiens costumés : désormais, on se doutait qu’il s’agissait plus vraisemblablement d’individus vivant au XIXe siècle, au siècle des Lumières ou même au Moyen Âge, et qui venaient faire du tourisme dans notre modernité.
            Comme à chaque fois qu’une nouveauté apparaît, il y a ceux qui se précipitent pour être les premiers à l’utiliser, et ceux qui, faute d’argent, doivent attendre longtemps, parfois si longtemps que lorsqu’ils l’achètent enfin, une nouvelle nouveauté a fait son apparition, remisant la précédente au rayon des antiquités. Kristof avait toujours été dans la deuxième catégorie. Cette fois encore, il avait vu ses collègues et ses amis se précipiter sur le TJ 3000 dès sa mise en vente, tandis qu’il comptait péniblement ses économies. Il lui avait donc fallu six mois pour réussir à réunir la somme suffisante à l’achat de ce bijou. Six mois, ce n’était pas si long, et la machine faisait toujours la une de tous les journaux. Il ne passerait pas pour un ringard, cette fois. Malgré tout, déjà, il avait remarqué un air un peu blasé, peut-être même déçu, sur le visage de ses collègues, qui prétendaient même, pour certains, que leur TJ prenait la poussière dans le hangar familial. Kristof mettait ça sur le compte du snobisme. Son voisin avait même revendu le sien ! « Caprice de riches », se disait Kristof en haussant les épaules.

            Le temps passe trop vite ? Rattrapez-le avec le TJ 3000 !

            L’entreprise qui avait inventé et commercialisé le Time Jet 3000 étendait ses bâtiments commerciaux sur des hectares. Kristof Vasco attendait, avec sa femme et ses enfants, enfoncés dans de grands fauteuils trop rouges et trop confortables, qu’on veuille bien s’occuper d’eux. Un employé trop souriant vint les chercher avec emphase, « monsieur et madame Vasco ? Je vous en prie… », réussissant presque à accorder une poignée de main à monsieur, une autre à madame, et une œillade gentille aux enfants, tout en leur faisant signe de le suivre dans son bureau, comme s’il avait eu quatre bras et deux têtes. Kristof ressentit un léger soulagement en constatant que ce n’était pas le cas. Le type, en tout cas, parvenait à maîtriser à la perfection l’art de la politesse sucrée et du dynamisme supraluminique, à tel point que le client pouvait à la fois se sentir accueilli avec les plus grands honneurs et parfaitement conscient que son interlocuteur était un homme pressé avec lequel il s’agissait de ne pas poser trop de questions. La phrase « tout est dans le dossier » revint plusieurs fois dans la conversation, afin de décourager les clients les plus téméraires.
            Ça ne découragea pas Lizzy, la femme de Kristof, d’intervenir, pendant que celui-ci se recroquevillait, la tête dans les épaules, en se disant qu’il aurait mieux fait de venir seul.
            « Je vois dans le contrat que vous déclinez toute responsabilité en cas d’accident ou de décès ? »
            Kristof était prêt à lui répondre, énervé d’avance, un truc du genre : « Que veux-tu qu’il nous arrive ? », mais le conseiller fut plus rapide.
            « Oui, il s’agit d’une clause, n’est-ce pas, que nous avons été obligés d’ajouter afin de nous préserver face aux aventuriers de l’extrême, voyez-vous ? Évidemment, ça ne concerne pas vraiment les vacances en famille (sourire rassurant, clin d’œil taquin aux enfants alors que Kristof, excédé, empêchait d’une tape sur le bras le plus jeune de fourrer son doigt dans son nez), mais il y a des gens qui utilisent le TJ pour se donner le grand frisson en débarquant à Verdun en 1916, ou à Gettysburg en juillet 1863 ! Libre à eux, vous me direz (le sourire se fit carnassier, on sentait que le type les mettait au défi de lui dire, vraiment, “libre à eux”), mais enfin s’ils sont blessés ou tués, notre machine n’y est pour rien ! Je veux dire, s’il prend l’envie à monsieur (grand sourire chaleureux, évidemment que cette envie ne lui prendra pas) d’empêcher l’assassinat de Kennedy, c’est son choix. S’il prend une balle perdue, ma foi, nous n’y sommes pour rien ! (Le sourire s’effaça, on parlait de choses sérieuses) Ce serait malheureux, bien sûr, on est d’accord…
            ‒ Bien sûr ! s’exclama Kristof, trop fort pour être crédible. Mais… Il y a vraiment des gens qui font ça ? »
            Air désolé du conseiller, s’enfonçant dans le dossier de son fauteuil dans un grand craquement de cuir :
            « Mais certainement, certainement ! Vous n’imaginez pas tout ce qui passe par la tête de ceux qui veulent jouer les aventuriers ! Les survivalistes, les sportifs de l’extrême… Avant, ils partaient vivre un mois dans la jungle avec une boussole et une gourde pleine d’eau, ou ils escaladaient l’Everest ! Maintenant, ça ne les intéresse plus : ils veulent se faire Azincourt ou Stalingrad, c’est ça, leur rêve ! »
            Un nouveau craquement de cuir indiqua la fin de l’entretien :
            « Bien, si vous n’avez plus de question (ce n’était pas une question), vous allez pouvoir suivre Sélénia, qui va vous conduire jusqu’à votre véhicule. »
            Il quitta son fauteuil, se débrouillant pour régler le problème des poignées de main et de l’ouverture de la porte quasi simultanément, comme si un cinquième bras lui avait poussé en plus des quatre de tout à l’heure, et Sélénia se trouvait justement derrière la porte. Une grande blonde aux jambes longues comme un aller-retour pour Mars en deuxième classe, pommettes hautes et regard galactique. La jeune femme ouvrit la marche, la famille suivit, et Kristof se mit sans le vouloir à s’intéresser aux hanches qui roulaient sous son nez, jusqu’à ce qu’il réalise que Sélénia était en train de parler.
            « … et que chacun de nos véhicules, évidemment, est équipé du système GHS (Global Historical System) qui vous donne, pour chacune de vos destinations, non seulement l’emplacement géographique de votre site d’atterrissage, mais également un résumé du contexte historique dans lequel vous vous trouvez. »
            Le roulement de hanches s’interrompit devant un grand cylindre vermillon, dont un large pare-brise teinté désignait l’avant du véhicule, auquel on pouvait accéder par une portière latérale.
            Toute en musicalité et en roulements, Sélénia invita la famille Vasco à admirer leur toute nouvelle acquisition.
            « Je vous laisse vous installer et profiter de votre TJ 3000 (elle avait prononcé le nom en y mettant presque l’intonation d’un jingle publicitaire). En vous remerciant d’avoir fait confiance à nos services ! »
            Après tous les remerciements et les politesses d’usage, Kristof appuya, le cœur battant, sur la clé permettant d’ouvrir la portière du véhicule.

            TJ 3000 : prenez le temps… et faites-en ce que vous voulez !

            L’intérieur du TJ 3000 était d’une grande sobriété. Une large banquette pouvant accueillir jusqu’à six personnes, et un tableau de bord central. En dépit des incroyables recherches scientifiques qui avaient, finalement, permis de courber la flèche du temps et rendu possible le voyage temporel, ce tableau de bord brillait par sa relative simplicité. Ainsi, pour rentrer chez eux, les Vasco n’avaient qu’à choisir le jour et l’heure de leur arrivée (cinq minutes plus tard étaient amplement suffisantes) ainsi que le lieu : leur propre adresse. Mais avant de rentrer à la maison, Kristof avait envie de faire un petit détour. « Ce ne sera pas long, les enfants. »
            Kristof avait en main un petit bout de papier sur lequel, quelques mois auparavant, il avait noté les numéros gagnants de la loterie nationale. Il n’avait qu’à retourner exactement six mois plus tôt dans le passé, se rendre à son bureau de tabac habituel, remplir la grille de loto… et une fois de retour dans le présent, il serait un homme riche.
            Lizzy, qui le regardait triturer son bout de papier, soupira :
            « Tu vas vraiment le faire, alors ? Tu crois que ça va marcher ? »
            Kristof, tout en essayant de s’y retrouver avec le tableau de bord de la machine, répondit, agacé :
            « Pourquoi ça ne marcherait pas ? C’est juste un aller-retour : on part six mois dans le passé, je remplis la grille de loto, on revient ici et on est riches ! Tu crois peut-être que le tirage du loto ne sera plus le même ?
            ˗ Non, mais…
            ˗ Bon, alors fais-moi un peu confiance et laisse-moi comprendre ce truc. »
            Après avoir tapé la date et l’heure de son arrivée et pressé le bouton de lancement du Time Jet, la nuit se fit dans l’habitacle, puis un flash, et les lumières revinrent. La voix féminine du GHS se mit à réciter : « Vous êtes arrivés à Paris, le lundi 7 janvier 2126. La température extérieure est de 5° celsius. Le chef de l’État actuel est le président… »
            Kristof tourna le bouton off pour éteindre le GHS : il n’avait pas besoin qu’on lui rappelle les événements historiques survenus six mois plus tôt.
            « Vous pouvez m’attendre là, j’en ai pour cinq minutes. »
            Ofelia, la fille aînée, ne put s’empêcher de se renfoncer dans le siège du TJ en lâchant un sarcastique :
            « Super ! Elles commencent bien, les vacances…
            ˗ Ofelia ! gronda la mère, soudain solidaire de son mari. Ton père va faire en sorte qu’on puisse s’offrir des vacances de rêve, tu ne vas pas commencer à râler ? »
            Kristof avait choisi de faire apparaître son véhicule à quelques mètres seulement de son bureau de tabac habituel. Avec sa tenue d’été, il ne valait mieux pas s’éterniser dans les rues froides de ce mois de janvier. Alors qu’il s’apprêtait à pousser la porte, celle-ci s’ouvrit pour laisser sortir un client manifestement mécontent. Kristof s’approcha du buraliste avec un grand sourire.
            « Bonjour monsieur, je vais vous prendre un loto, s’il vous pl…
            ˗ Et allez, encore un ! ricana le patron. Ne me dites rien : vous venez du futur, et vous avez avec vous les numéros gagnants, hein ? Vous croyez vraiment que ça va marcher ? »
            Kristof, décontenancé par cette question, pourtant la même que celle que sa femme venait de lui poser, ne put que balbutier :
            « Euh… Je…
            ˗ Mais mon pauvre monsieur, c’est fini, ça, les jeux de hasard ! On ne se fait plus avoir, nous ! Le tirage de samedi prochain, c’est le dernier qu’on a fait ! Après ça, on a bien compris qu’avec la possibilité de voyager dans le temps, on allait voir débarquer tout un tas de petits malins dans votre genre qui allaient tenter de se remplir les poches ! »
            Kristof devenait écarlate, comme à l’école quand il avait fait une bêtise.
            « Tenez : mettons que je vous vende le ticket. Vous remplissez votre petite grille avec les numéros gagnants, et pouf ! Je vous revois dans une semaine, la bouche en cœur, pour me dire que vous avez gagné et que vous venez empocher le pactole. Vous croyez peut-être que je ne vais pas me souvenir, dans une semaine, de ce que je suis en train de vous dire aujourd’hui ? »
            Kristof essaya de démêler ses idées embrouillées.
            « Mais, euh… Je veux dire… Bon, d’accord, pour cette fois, c’est raté. Mais si je parviens à retrouver les numéros gagnants d’une loterie… mettons… je sais pas, moi, d’il y a deux ans… Vous croyez qu’il y a moyen…
            ˗ Mais laissez carrément tomber cette idée, mon pauvre monsieur ! Vous croyez être le seul à voyager dans le temps ? Tout le monde voyage dans le temps ! Et tout le monde s’est passé le mot, vous pensez bien ! Vous pourriez bien essayer de filouter un croupier de casino dans les années 1930, là, au temps des pharaons ou je sais pas quoi, qu’il vous verrait venir à trois mille bornes à la ronde ! Lui aussi, qu’est-ce que vous croyez, il se l’est payé, le TJ 3000 ! Dès qu’il a vu quelqu’un débarquer dans son siècle à bord de ce machin, qu’est-ce que vous croyez qu’il a fait ? Non, moi je vous le dis : laissez tomber ce genre d’idée. Le hasard, c’est ter-mi-né. À partir du moment où tout le monde peut aller et venir dans le temps comme ça lui chante, il n’y a plus de hasard. Et donc, plus de jeux de hasard. Faut pas nous prendre pour des buses non plus. »

            Prenez le temps. Prenez TJ 3000.

            Kristof Vasco sentit quelque chose s’effondrer en lui. Comme un échafaudage instable quelque part dans sa cage thoracique. La première véritable raison qui l’avait poussé à posséder le Time Jet, il faut bien l’avouer, c’était de l’utiliser pour toucher le pactole à la loterie. Après cela, adieu les problèmes financiers, et bonjour les voyages autour du monde et autour des âges ! Et voilà que son buraliste habituel lui riait au nez, et démolissait d’un seul coup tous ses rêves de fortune ! Il allait devoir voyager comme le smicard moyen, lui qui voulait offrir à sa famille le luxe dont il a toujours rêvé…
            « Bon. Ça n’a pas marché », annonça-t-il d’une voix froide en retrouvant Lizzy et les enfants à l’intérieur du véhicule. Et il se lança dans une étude attentive du tableau de bord pour éviter d’affronter leurs regards.
            « Ah ! Tu vois, je te l…
            ˗ Oui, bon, ça va ! » coupa Kristof en lançant un regard terrifiant à sa femme. Et se tournant vers Ofelia et Niko, qui ne mouftaient pas : « Bon, les enfants, vous voulez aller où ? »
            Il espérait les entendre râler : « On peut rentrer ? On en a marre ! » C’était exactement son état d’esprit du moment. Hélas, les enfants, d’habitude velléitaires et rétifs à toute activité en famille, étaient pour une fois plutôt enthousiastes.
            « Ben en histoire, on est en train de voir Napoléon, expliqua Ofelia. On pourrait aller voir la bataille de Waterloo ? »
            Kristof sentit un frisson lui parcourir l’échine et se racla la gorge avant de répondre :
            « Euh, chérie… Souviens-toi de ce que le monsieur a dit tout à l’heure. Ça pourrait être dangereux d’atterrir au beau milieu d’une guerre, tu sais… Niko, qu’est-ce que tu aimerais faire, toi ?
            ˗ Moi, j’veux voir les dinosaures !
            ˗ Hum ! Bon, euh… (Kristof se sentit soudain extrêmement fatigué) Vous voulez pas plutôt qu’on rentre à la maison ? On peut faire tout ça demain ? »
            Ofelia, d’un naturel obéissant, se rebella soudain :
            « Mais moi je dois faire un exposé sur Waterloo ! Et puis maman a dit que c’était pas dangereux !
            ˗ Maman a dit quoi ? » répliqua Kristof, incrédule.
            « C’est vrai, chou, dit Lizzy. Pendant que tu étais parti, j’ai consulté un peu le mode d’emploi de l’appareil, et j’ai constaté qu’il y avait sur le tableau de bord une fonction “zone de conflit” à activer. Avec ça, tu peux demander au TJ de se rendre sur le terrain d’une bataille historique, et le véhicule choisit un lieu d’atterrissage sécurisé, à distance des combats. J’ai une paire de jumelles dans mon sac, on peut rester éloignés et avoir un point de vue idéal sur la bataille, non ? »
            Cette idée ne plaisait pas vraiment à Kristof, guère plus rassuré qu’avant. Mais c’était ça ou se faire piétiner par un diplodocus. Et l’idée de rentrer à la maison le déprimait tout autant.
            « Bon, d’accord, Ofelia. Mais on ne s’éloigne pas du TJ, et au moindre souci, on s’en va, c’est bien compris ? Bon. Rappelle-moi quand c’était, ton truc, là, Waterloo ?
            ˗ Le 18 juin 1815. Et c’était pas tout à fait à Waterloo, mais un peu plus au sud, vers Mont-Saint-Jean, en Belgique. »
Ofelia était la première de sa classe en histoire.
« Allez, c’est parti ! » lança Kristof en entrant les données dans la machine, tout en prenant bien garde d’activer la fonction « zone de conflit ».

Vivez l’Histoire au présent, avec TJ 3000.

Extinction des lumières – flash – retour des lumières : la famille Vasco était arrivée. Le GHS se mit aussitôt à égrener une série d’informations pour rappeler le contexte de l’époque. « La bataille de Waterloo oppose l’Armée du Nord, dirigée par l’empereur Napoléon, au sud, à l’armée des Alliés, menée par le duc de Wellington, au nord. Napoléon a prévu d’attaquer dès neuf heures du matin, mais il hésite. Il a plu considérablement durant la nuit et la boue rend la mobilité de la cavalerie difficile. »
Un simple coup d’œil à travers le pare-brise avait suffi aux Vasco pour constater qu’en effet, il faisait un vrai temps de chien. Quel été pourri ! De toute façon, aucun d’entre eux n’avait prévu de maillot de bain.
« On a de la chance, dit Kristof, on est arrivé tôt. Ils viennent de dire qu’ils vont commencer en retard.
− Mais en retard sur quoi ? demanda Ofelia en levant les yeux aux ciel. Papa, la bataille de Waterloo a commencé  vers onze heures du matin près du château de Hougoumont. On le sait, ça, c’est dans les livres d’histoire ! »
Le GHS continuait son monologue, que personne n’écoutait vraiment. Kristof l’éteignit avant de répondre à sa fille.
« Oui, bon, d’accord. Je te signale que l’école, c’est un peu loin pour moi, je peux pas me souvenir de tout ! Allez, on sort : il faut encore qu’on trouve un endroit pour voir la bataille.
− Mais moi j’voulais voir les dinosaures-euuuh ! grogna Niko, comme s’il avait soudain compris que l’excursion accordée à sa grande sœur risquait de durer pas mal de temps.
            − Demain, les dinosaures », promit Kristof, espérant bien que d’ici-là son fils se serait trouvé une nouvelle passion n’impliquant pas de rencontre avec de gros lézards préhistoriques.
            Un peu plus loin devant eux, les Vasco se trouvèrent face à des barrières métalliques, le genre de barrières utilisées pour interdire au public l’accès à certains chantiers. Des éléments tout à fait anachroniques, évidemment : les voyages dans le temps avaient amené leur lot de touristes devant tous les grands événements historiques, et il était d’une importance capitale de tenir les curieux à l’écart du danger.
            Kristof Vasco considérait ces barrières d’un regard dédaigneux. À cause d’elles, il avait l’impression d’attendre un spectacle, une reconstitution historique. C’était pourtant la réalité : nous étions bien le 18 juin 1815, et dans quelques instants, la bataille de Waterloo allait démarrer. Alors, d’où venait ce sentiment étrange qu’une vaste supercherie l’attendait ?
            D’ailleurs où étaient-ils, les touristes ? Naïvement, Kristof n’avait pas songé que, comme pour n’importe quelle visite culturelle, sa famille et lui auraient certainement à faire la queue avant d’espérer voir quelque chose de la bataille. Ils étaient venus là sans la moindre préparation. Mais les barrières venaient de lui rappeler sa situation : il n’était qu’un touriste.
            « Pourquoi y’a personne ? » demanda-t-il dans l’espoir, peut-être, que sa femme trouve une réponse satisfaisante à cette question.
            « Sans blague ? Y’a encore des visiteurs ? Me dites pas que vous êtes venus pour la bataille ? »
            Kristof vit arriver un type rougeaud au menton caché sous une barbe épique. Une vraie figure historique aussi, celui-là, mais Kristof aurait eu bien du mal à l’inclure dans une quelconque époque. Il s’avançait vers les Vasco, bedaine en avant.
            « Ben vous pouvez faire demi-tour, les copains. On n’se bat plus, ici. Par contre, si vous êtes là pour voir Napoléon et Wellington tailler l’bout d’gras en s’curant les ongles, z’avez p’t’être une chance. »
            Les Vasco regardaient l’inconnu sans comprendre, à l’exception du petit Niko, trop occupé à observer les trésors que sa dernière fouille nasale lui avait permis de mettre au jour.
            « Quoi ? Me dites pas qu’ça vous étonne, c’que j’dis ? rigola l’homme. Réfléchissez un peu : depuis le temps qu’on s’balade d’une époque à l’autre en un clin d’œil, vous croyez pas que Napoléon a compris que Waterloo, c’était pas une bonne idée ? Alors au début, quand il a vu débarquer des touristes et qu’il a commencé à potasser les livres d’histoire, il s’est dit, l’empereur, qu’il allait changer les choses, prendre sa revanche, ce genre de trucs. Ça a donné quelques belles batailles, j’vous le cache pas. Mais moi qui suis historien, je peux vous dire que ça m’a foutu la colique ! Seulement, c’était rien comparé à ce qu’il se passe maintenant : les mecs veulent même plus se battre ! Limite, ils sont devenus copains ! Ah ! Si ça vous intéresse, vous pouvez encore voir quelques belles parties de volley-ball, avec le temps ils commencent à devenir sacrément bons à ce jeu-là… Mais la grande bataille de Waterloo, vous pouvez faire une croix dessus. Et les précédentes aussi. Et toutes les guerres suivantes, la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki, les camps de concentration, la guerre du Vietnam, c’est pareil : oubliez ! Les gens ont compris : ils ne se feront plus avoir. »
            Kristof était abasourdi. Lizzy prit la parole :
            « Eh bien, c’est plutôt une bonne chose, non ? Vous avez l’air contrarié…
            ˗ Une bonne chose ? Un beau bordel, oui ! Vous voyez pas qu’on navigue de paradoxe temporel en paradoxe temporel ? Imaginez tout simplement que tout ce que vous avez appris à l’école ne s’est jamais produit ! La guerre des Gaules ? Aux oubliettes ! Marignan 1515 ? Connais pas ! Charles Martel, Du Guesclin, Jeanne d’Arc ? Jamais eu besoin de prendre une épée ! Le dimanche de Bouvines ? Un dimanche comme un autre, oubliez pas le sauciflard pour le pique-nique ! Alors oui, les pacifistes peuvent se réjouir : on ne se fait plus la guerre ! Mais comment faire avancer l’histoire, du coup, hmm ? J’vous l’demande ? Et qu’est-ce qu’on en fait, de tous nos livres d’histoire ? On les brûle ? On les refait en expliquant qu’à Waterloo, Wellington a mis une raclée à Napoléon au tennis ? Ou qu’Adolf Hitler était un peintre autrichien qui n’a jamais fait de politique ?
            ˗ C’est vrai que ça paraît un peu compliqué, concéda Kristof.
            ˗ J’vous l’fais pas dire ! Non, moi, c’qui m’fait mal, c’est que j’avais prévu ce qui allait se passer. Figurez-vous qu’en 2109, quand ils ont commencé à bosser sur les premiers prototypes du Time Jet – on appelait encore ça le Time Traveller, à l’époque – j’avais participé…
            ˗ Oui, c’est vrai, je m’en souviens ! s’écria Kristof, dans l’espoir d’éveiller un peu de fierté dans l’âme de son interlocuteur, dont la mauvaise humeur devenait préoccupante. Nulle flamme de fierté ne s’alluma.
            ˗ J’avais participé aux études préalables, continua l’autre, agacé par l’interruption. Ils avaient besoin d’historiens, paraît-il. Je m’demande bien pourquoi, vu qu’ils ont jamais écouté un seul de mes conseils ! J’leur avais bien dit que leur machine à voyager dans le temps ne devait surtout pas être commercialisée à grande échelle. Le voyage dans le temps, ça ne peut qu’être le privilège d’un groupe de personnes très restreint, très confidentiel ! Ça ne peut qu’être un projet secret ! Si vous vous mettez à vendre des machines à voyager dans le temps comme on vendait jadis des automobiles, quel est l’intérêt de la chose ? Le temps lui-même n’existe plus, si tout le monde en fait ce qu’il veut ! Et c’est exactement ce qu’il se passe en ce moment – enfin, je ne sais même pas si on peut encore dire « en ce moment », puisque ce moment est voué à se répéter sans cesse, à chaque fois qu’un touriste à la con – sans vouloir vous offenser – se pointera sur le site de Waterloo pour voir de la castagne ! Imaginez qu’il y a même des crétins qui vont rendre visite aux hommes de Cro-Magnon pour leur apporter des smartphones et des imprimantes 3D ! C’est intelligent, j’vous jure…
            − Oui, maintenant que vous le dites, c’est vrai qu’en mettant le voyage temporel à la portée de tous, on l’a rendu nettement moins intéressant, constata Kristof, sans aller jusqu’à évoquer ses rêves de fortune irrémédiablement déçus.
            − Et vous faites pas d’illusion : dans mon projet, vous êtes pas le genre de type qui aurait eu accès au Time Jet ! Désolé, hein, j’dis les choses comme elles sont : il y a l’élite, et vous en faites pas partie. Les mecs ont voulu se faire du blé, ils ont voulu que tout le monde puisse avoir accès à l’expérience, et voilà où on en est : un beau bordel, c’est moi qui vous l’dis. J’appelle ça de la pollution historique, moi ! Et tout ça par souci d’égalité et de “démocratisation” ! Pfff… Y m’font rigoler, tiens. »
            S’il rigolait vraiment, l’homme intériorisait cela à la perfection.
            « Du coup, je fais comment pour mon exposé ? demanda Ofelia.
            ˗ On va voir les dinosaures ? demanda Niko.
            ˗ Bonne chance pour en apercevoir un vivant, dit l’homme en souriant méchamment au gamin. C’est devenu la nouvelle marotte des chasseurs, les dinosaures ! C’est logique, les associations de protection des animaux sont désemparées : comment voulez-vous sérieusement protéger des espèces qui ont déjà disparu ? »
            Ce n’était plus de la lassitude que ressentait Kristof : il était au bout du rouleau. Il calculait le prix que lui avait coûté le TJ 3000, tous ces mois passés à économiser dans le but de se l’offrir, et de l’offrir à sa famille… Finalement, ça ne valait pas le coût. Il aurait voulu remonter le temps jusqu’à l’époque où cette machine n’existait pas encore. Ce qui était impossible, puisqu’elle existait maintenant à toutes les époques. Quelle arnaque !
            « Qu’est-ce que tu as envie de faire, maintenant, chou ? », demanda Lizzy, inquiète de voir son mari aussi abattu.
            Kristof haussa les épaules.
            « On rentre », dit-il.
            Il avait pris une décision : de retour dans le présent (mais était-ce encore le présent ?), il mettrait son TJ 3000 en vente. Comme le voisin. Le voyage dans le temps, c’était mieux avant.
            Alors qu’ils atteignaient leur véhicule, Ofelia remit ça, agacée :
            « Bon, alors je fais quoi, pour mon exposé sur Waterloo ? »
            Ouvrant la portière, Kristof laissa tomber froidement :
            « Eh ben t’auras qu’à dire qu’aux dernières nouvelles, tout s’est bien passé. »



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