Jérôme Tardivel menait depuis toujours une vie sans histoire. Et mon récit pourrait s’arrêter là : concision du propos, pureté de la forme, merci bonsoir. Cette absence de tout fait notable durant les trente-cinq premières années de sa vie convenait parfaitement à Jérôme. Tout petit déjà, il n’était vraiment heureux que seul et ignoré de tous. Au lycée, beaucoup des adolescents qui l’entouraient formaient des groupes de rock, bidouillaient un peu le Caméscope familial et imaginaient déjà les dédicaces qu’ils laisseraient à leurs fans… Il a grandi entouré de Kurt Cobain en herbe, de David Lynch boutonneux. Il leur laissait volontiers la gloire, les filles et les limousines ! Quand il expliquait, à quinze ans, que sa seule ambition dans la vie était de reprendre l’entreprise de matériel de plongée paternelle, ses copains retenaient leurs rires, navrés, et ses copines ôtaient leur langue de sa bouche et allaient la tourner dans le sens inverse au fond de celle du premier joueur de didgeridoo venu.
Lui, Jérôme, entendait rester parfaitement anonyme. Il n’a jamais fait aucune activité qui aurait pu lui donner ce quart d’heure de célébrité dont Andy Warhol l’avait menacé. Mettez ça sur le compte de la timidité ou d’une modestie exagérée, mais même le journal local n’avait jamais cité son nom. Pourtant, vous savez comme il est facile de se retrouver dans le journal local : il suffit d’être un peu sportif, d’avoir gagné une compétition, et hop ! Vous voilà immortalisé entre le boulanger du village qui a assassiné sa femme et le grand vainqueur du concours de belote de Brouillasse-sur-Glaire. Jérôme était un bon nageur – il faut bien faire honneur au matériel de papa – mais il a toujours soigneusement évité de remporter le moindre trophée. Une telle abnégation dans l’anonymat aurait mérité la première page des journaux.
Oui, eh bien, justement…
En y repensant par la suite, il s’est souvent reproché son empressement ce jour-là – mais à vrai dire, comment aurait-il pu faire autrement ? Alors qu’il se promenait au bord de l’eau un dimanche après-midi, il vit une gamine de cinq ou six ans, poursuivant un ballon, glisser sur l’herbe humide et tomber dans la rivière. Sans réfléchir, Jérôme plongea à son tour pour ramener la fillette effrayée sur la rive. Comment aurait-il pu deviner qu’il s’agissait de la fille du maire ? Après avoir épongé sur son épaule les effusions de la mère de l’enfant, il fila sans attendre que les promeneurs s’attroupent.
Il connut après ça deux ou trois jours de tranquillité. Les journaux s’interrogeaient sur ce héros de l’ombre, cet homme mystérieux qui, à notre époque où n’importe quel crétin cherche à devenir célèbre en s’enfermant dans un loft pendant trois mois avec d’autres crétins de son espèce, avait choisi d’éviter cette gloire qui lui tendait pourtant les bras. Vraiment, on ne comprenait pas. C’en était même louche. Certains chroniqueurs misaient tout de même sur l’humilité du gars, sur sa discrétion – mais d’autres en étaient déjà à supposer qu’il avait quelque chose à se reprocher. Pourquoi se cacher, sinon ? Alors peut-être qu’il n’avait rien à faire sur les lieux du drame ce jour-là… Une histoire d’adultère ? Ou pire ? Il avait commis un meurtre ? Il était là pour enlever un gosse ? Allez savoir…
Pour mettre un terme à tout ça, Jérôme se fendit d’un communiqué dans la presse, expliquant qu’il était heureux que la fillette aille bien, que c’était le plus important, et qu’il n’avait pas l’intention de tirer la moindre gloire de son geste somme toute naturel. Alors, les journaux redoublèrent d’enthousiasme : ah ! quel héros véritable ! Et modeste, avec ça ! Il ne veut pas qu’on parle de lui au vingt heures, vous vous rendez compte ? Il faut absolument rencontrer ce spécimen, en savoir plus ! Et les chaînes de télé s’y sont mises aussi : les équipes de 50 minutes inside et de Zone interdite sont venues faire leur enquête dans l’entourage de Jérôme, interroger ses voisins, ses amis, ses parents, et puis lui-même, bien sûr ! Le héros de l’ombre ! En pleine lumière, du coup ! Il y avait même des journalistes qui commençaient à trouver que le type en faisait un peu trop, dans le genre je-suis-un-héros-mais-je-veux-rester-discret… On le voyait partout ! Qu’il arrête, à la fin ! Et notre Jérôme, aveuglé par les flashes, commençait à se dire que, s’il avait su qu’il n’était pas possible d’échapper à la célébrité, il aurait fait du cinéma…
Zapoï n°1, janvier 2012.
1 commentaire:
Bonne fin du Monde 2012 pour Jérôme Tardivel !
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