jeudi 5 janvier 2012

Sur les traces de Tristan


« Tout homme a son livre dans le ventre. »

Tristan Corbière


Il fallait en vouloir, pour faire une biographie de l’auteur des Amours jaunes ! Plus insaisissable que Tristan Corbière, c’est difficile à trouver… Il faut se dépêtrer des légendes et des périodes de silence total, du manque de documents d’un côté, du trop-plein de rumeurs de l’autre, suivre des pistes qui n’aboutissent pas, contredire des affirmations recopiées avec obstination par tous les spécialistes du « poète contumace »… Sacrée gageure ! On ne peut qu’admirer le travail de Jean-Luc Steinmetz, qui a relevé le défi en livrant une biographie de cinq cents pages qui n’éclaircit pas toutes les zones d’ombre de la vie de Corbière – à l’impossible, nul n’est tenu – mais qui a le mérite de donner une idée assez précise de ce qu’a pu être l’existence de ce poète mort à trente ans, tout en réservant quelques surprises.

« Il ne naquit par aucun bout,

Fut toujours poussé vent-de-bout,

Et fut un arlequin-ragoût,

Mélange adultère de tout. »

Ah ! La découverte des Amours jaunes ! C’était à la fac, j’avais vingt ans, et une fois de plus, l’impression d’avoir rencontré un ami avec ce bonhomme au rire grinçant, posant à l’artiste bohème, maudissant ses amours ratées, se moquant de Lamartine, plantant un bonnet d’âne sur le crâne du Hugo d’« Oceano Nox », qui avait prétendu raconter la dure vie des marins dont il ne savait rien. Tristan, lui, connaissait les matelots ! Logique, pour le fils d’Édouard Corbière, ancien marin et ancien écrivain, considéré comme le père du roman maritime en France… Il connaissait la souffrance aussi, lui qu’une étrange maladie a frappé alors qu’il était encore lycéen, et dont il mourra prématurément… Sur ce sujet aussi, les biographes s’arrachent les cheveux. La tuberculose ? Mais le mal ne paraissait pas d’origine respiratoire – plutôt articulaire… Une forme d’arthrose ? Le fait est qu’il traînera sa souffrance par les rues de Morlaix, de Roscoff ou de Paris, tordu, maigre, le teint jaune, et qu’elle l’empêchera de trouver un travail et de naviguer au long cours. À peine sorti de l’école, Tristan Corbière reçoit donc, comme l’écrit Steinmetz, « un certificat d’inutilité à vie ».

Commence alors la partie la plus intéressante de la vie de Corbière, et celle pour laquelle nous manquons d’éléments : condamné à l’oisiveté, il va peu à peu se consacrer à l’art : le dessin d’un côté, la poésie de l’autre. Pensionnaire au collège de Saint-Brieuc, puis à Nantes chez des amis de la famille, il a laissé une abondante correspondance avec ses parents, que Jean-Luc Steinmetz a auscultée avec précision. Mais après cette période, il n’y a plus assez de documents directs. Le biographe doit avancer des hypothèses, étudier les témoignages antérieurs à la mort de Tristan, choisir de se fier ou non aux différentes « poses » de l’auteur dans son œuvre. Peut-on considérer les Amours jaunes comme une œuvre autobiographique, et jusqu’à quel point ?... Difficile de ne pas voir le « décourageux » poète dans toutes les pages de ce livre conçu comme un tombeau – cependant, le bonhomme est joueur, il en rajoute dans les grimaces : Ankou ou Arlequin, à qui se fier ?

Mais la grande surprise que réserve cette biographie à ceux qui se passionnent pour Corbière, c’est la découverte du mythique « Album Louis Noir », cahier d’une trentaine de pages mêlant à la fois poèmes, croquis et aquarelles, composé entre 1867 et 1869, et qui semblait perdu à jamais. Son dernier possesseur connu n’était autre que Jean Moulin ! Jean-Luc Steinmetz raconte comment il a pu remettre la main sur ce Graal en traversant la Manche, sur les traces de Tristan : le séjour en Angleterre est un classique des voyages initiatiques… Il sera donc bientôt possible d’avoir un aperçu de ce cahier qui devrait remettre au point certaines choses à propos de Corbière, et notamment le fait qu’il était autant peintre que poète, dans ses jeunes années tout au moins, et qu’il savait manier la caricature aussi aisément avec un fusain qu’avec un sonnet, même inversé (« Le Crapaud »).

Jean-Luc Steinmetz a réussi le pari de donner corps à cette « vie à-peu-près » du poète breton. Tous les mystères ne sont pas levés, et c’est sans doute ce qui rend la vie de Corbière aussi fascinante. On ne saura sans doute jamais avec certitude qui était la dédicataire des Amours jaunes, cette fameuse « Marcelle » que les spécialistes du poète identifient généralement comme la comédienne Armida « Herminie » Cucchiani… parce qu’il s’agit de la seule relation amoureuse à peu près confirmée de Corbière. On continuera de se poser des questions sur sa maladie. Mais le biographe a su écarter de nombreuses pistes trop douteuses, en confirmer beaucoup d’autres, et donner à Corbière sa vraie place parmi les artistes de son temps : celle d’un jeune poète de province, doué pour la caricature et le sarcasme, mais aussi pour décrire la cérémonie du Pardon à Sainte-Anne-de-La-Palud (l’un de ses plus beaux poèmes), pour évoquer la vie des pauvres et des marins – et qui, s’il avait vécu plus longtemps, aurait certainement rejoint la bohème parisienne qu’il ne connaissait qu’à travers l’œuvre d’Henry Murger. La bohème de Corbière sera « de chic » : une pose, une attitude. Mais ce « honteux monstre de livre », Les Amours jaunes, restera comme le ricanement amer de l’homme à qui la vie a joué une farce et qui préfère s’en moquer : « Je ris comme un mort » (« Le Naufrageur »).

TRISTAN CORBIÈRE, J.-L. Steinmetz, Fayard, 525 p., 30 €.

LES AMOURS JAUNES, Tristan Corbière, Poésie-Gallimard, 311 p., 7,90 €.

Le Magazine des Livres n° 33, décembre 2011/janvier 2012.

2 commentaires:

iPidiblue dit Monsieur Zo a dit…

Bonne année Raphaël ! Tu as franchi le cap définitif de l'immortalité litt&raire te voici en roue libre vers les espaces inconnus du futur ...

Connais-tu Zo d'Axa ?

http://fr.wikipedia.org/wiki/Zo_d'Axa

Raphaël Juldé a dit…

Zo d'Axa fait partie de ces anars que je connais sans les avoir lus, comme Elisée Reclus... Mais ça viendra bien un jour...