Depuis le début de l’été, je participe à l’atelier
d’écriture hebdomadaire que propose François Bon sur son site Le Tiers Livre.
Un atelier qui tombait très bien, son thème étant le récit fantastique, juste
au moment où, lisant les nouvelles de Richard Matheson et revoyant même des
épisodes de La Quatrième dimension,
je baignais dans le fantastique.
L’ambition finale de François Bon étant de composer un livre
numérique à partir de tous les textes proposés, une consigne a été imposée dès
le départ sur l’ensemble des futures contributions : que chacune d’entre
elles soit constituée d’un paragraphe unique.
- Atelier n° 7 : distensions du temps.
Construire un exemple de compression ou de distension du
temps, choisi à votre gré (mais c’est cette distorsion du temps qui sera l’enjeu
du récit) et de la marquer fictionnellement en y intégrant un élément appelé
par cette distorsion même, et si possible le faire passer inaperçu, le rendre acceptable, comme l’âge d’Odette à la
fin de la Recherche.
Syuho Sato, Say hello to Black Jack |
Distensions du temps
J’ouvre les yeux et le soleil
m’éblouit, des gens sont penchés sur moi et je comprends que je suis allongé,
je les entends dire : « Il ouvre les yeux », un type s’approche
encore plus de moi, masse noire, son buste immense me cache le soleil, je
constate qu’il est à genoux devant moi, il regarde derrière lui, geste de la
main comme pour chasser les mouches, il dit : « Poussez-vous !
Il lui faut de l’air ! », tourne le visage vers moi, son air
rassurant m’inquiète, il me demande : « Est-ce que ça
va ? », je crois que ça va, je ferme les yeux. J’ai l’impression
étrange de tomber en arrière, sans savoir si ma chute est lente ou rapide. Je
sens confusément qu’on me déplace, eh là ! Qu’est-ce qu’ils font ?
J’ouvre à nouveau les yeux : je suis allongé sur une civière, on me hisse
dans un fourgon, je ne veux pas, j’essaie de bouger, j’ai quelque chose sur le
visage, un masque en plastique, des hommes me maintiennent allongé, d’une main
sur mes épaules, presque nonchalamment, me disent : « Restez tranquille,
ça va bien se passer… » Mais je ne veux pas rester tranquille, moi, j’ai
des choses à faire, ça me frappe d’un coup : je vais être en retard au
boulot ! Pourquoi on m’embarque ? Où est mon vélo ? Est-ce
qu’ils ont au moins pensé à récupérer mon vélo ? Et ma sacoche ? Bon
Dieu, ma sacoche ! J’ai tous mes papiers dedans ! Je m’agite, je veux
leur dire de me foutre la paix, de me laisser partir, mais avec ce masque, je
ne réussis à produire que des gémissements incompréhensibles, et ils
m’empoignent plus durement, en me parlant toujours avec gentillesse :
« Chhht… Allez, calmez-vous… » Je ne sais pas pourquoi, j’ai envie de
leur faire confiance, je n’arrive pas à me souvenir de ce qu’il s’est passé,
mais je crois que ces gens sont là pour m’aider. Je ne vois pas vraiment les
traits de leur visage, dans l’ombre du fourgon dont les portes se sont
refermées. Je discerne un halo de lumière bleue qui semble parcourir
l’habitacle d’un bout à l’autre, c’est comme une danse, ça m’apaise, encore
cette sensation de chute, et soudain j’ai changé d’endroit. Des murs blancs,
des femmes en blouse blanche. Tout est encore un peu cotonneux, je ne comprends
pas bien. Une chambre d’hôpital ? Je tourne la tête vers la droite, vois
une potence chargée de poches de plastique transparentes contenant un liquide
que je prends pour de l’eau. Les femmes me sourient gentiment :
« Comment vous sentez-vous, monsieur Gourmel ? » Je crois
comprendre que j’ai un tuyau dans le nez, quelque chose comme ça. D’accord, je
suis dans un hôpital. Il est arrivé quelque chose. Est-ce que ma femme est au
courant ? Il faut que je prévienne mon patron, aussi. Je ne suis pas
encore assez en forme, je sens bien que j’ai encore envie de dormir. J’ai
l’impression que du temps a passé et j’ouvre à nouveau les yeux. Sophie est là,
assise, et je comprends qu’elle a pleuré en même temps que je vois un immense
soulagement s’afficher sur son visage. « Ah ! Tu te
réveilles ! » Son exclamation est couverte par la voix de mon fils,
que je n’avais pas vu. « Bonjour papa ! » Je ne comprends
pas : il devrait être à l’école, quelle heure il est ? J’essaie de
poser la question, j’ai l’impression de ne plus avoir ouvert la bouche depuis
des siècles, je bredouille quelque chose d’incompréhensible où Sophie et
Baptiste ont peut-être, bravo à eux, reconnu le mot « école » quelque
part. Baptiste me fait les yeux ronds et une sorte de petit rire gêné :
« Y’a pas école aujourd’hui, papa. C’est samedi ! » Comment ça,
samedi ? Ta mère t’a déposé à l’école ce matin avant de partir travailler,
au moment même où je prenais mon vélo pour en faire autant… Bon Dieu, mais
qu’est-ce qu’il s’est passé ? J’ai le vague souvenir d’un choc, oui,
voilà, une voiture. J’ai eu un accident ? Mais quand ? Quel jour on
est ?
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