La
colonie se frayait un chemin parmi la terre. Dans la fraîcheur du soir, une
longue file silencieuse avançait entre les racines, sous l’humus. Azyx marchait
en tête. Il n’avait jamais vu autant d’individus disposés à le suivre, et c’était
avec fierté qu’il creusait le sol devant lui, s’enfonçant toujours plus
profondément parmi les végétaux en décomposition, les pierres et la mousse.
L’odeur
de plus en plus forte, ces délicieuses émanations qui avaient attiré la colonie
jusqu’ici, avertirent Azyx que leur équipée touchait à son but. La surface dure et
plane d’un bois vermoulu, déjà entrouvert par endroit sous l’action de
l’humidité et de la pression de la terre, confirma que l’escouade était arrivée
au terme de son voyage. Il ne restait plus qu’à s’engouffrer entre les planches
disjointes et se partager le festin.
C’était
le périple de leur vie. Les membres de la colonie étaient nés à fleur de terre,
il y a longtemps, au tout début du voyage. La marche avait été longue. Des œufs
avaient éclos en chemin, et d’autres larves avaient rejoint la troupe. Ce
n’était pas fini. D’autres arrivaient encore derrière, lent défilé ininterrompu
grouillant sous la terre brune.
Les
premiers arrivants avaient déjà entamé la descente le long des parois de bois.
Celles-ci étaient recouvertes de centaines d’individus, les antennes dirigées
vers la chair en décomposition qui avait déjà nourri des légions de mouches
bleues et de diptères voraces, ayant laissé sur leur passage des quantités
d’œufs. Une nouvelle génération de nécrophages avait alors pris le relais,
s’enfonçant dans les cavités, rongeant les chairs, pompant les fluides du
cadavre en putréfaction.
Azyx
et ses congénères appartenaient à une nouvelle escouade d’arthropodes, les
mandibules s’entrechoquant d’impatience à mesure qu’ils approchaient du buffet
qui les attendait, allongé sur un drap de satin auquel l’humidité, les racines
et la terre qui s’était déversée à travers les déchirures du bois avaient fait
perdre sa blancheur immaculée. À leur tour d’entrer en scène !
Glissant
sur la soie fatiguée, il avait atteint un talon, qui se dressait comme une
montagne devant lui. Il en entreprit aussitôt l’ascension, les pattes
crochetées dans la chair molle, la tête en arrière alors qu’il négociait le
surplomb, puis retrouvant son équilibre sur la paroi verticale de la plante du
pied. La colonie se dispersait derrière lui, certains individus le suivant à la
trace, les autres partant explorer des contrées plus lointaines, aux environs
des creux poplités, de l’aine, des organes génitaux, ou plus loin encore, dans
les confins, vers la tête et ses cavités hospitalières.
La
peau était crevée, déchirée, à certains endroits elle tombait par plaques,
comme la façade d’un très vieux bâtiment. Les microbes y avaient laissé leurs
germes, qui en s’ouvrant avaient libéré leurs gaz. Sulfure d’hydrogène, fréon
et dioxyde de carbone s’étaient répandus, saturant les alentours d’un
capiteux fumet de pourriture. L’insecte avait gravi une dernière bosse sous
le gros orteil, dont il atteignait maintenant le sommet. C’est alors qu’il
commença à se nourrir, plongeant ses mandibules dans la pulpe de la peau. Il
aimait particulièrement s’aventurer sous l’ongle, ce couvercle jaune, cassé,
qui renfermait de multiples trésors.
Il
apercevait en contrebas, très loin au-dessous de lui, les troupes d’insectes toujours
plus nombreuses qui recouvraient presque entièrement les chevilles, les mollets
du cadavre. Il savait qu’à perte de vue, le défilé continuait, que tous les
plis, tous les orifices du corps couché là étaient pris d’assaut, colonisés par
ses frères. Le bruit était assourdissant. Tout autour de lui, on se
nourrissait, on s’accouplait, on pondait. C’était le voyage de sa vie. Azyx
allait mourir ici, il le savait, mais avant cela, il aurait mangé, il aurait
achevé sa mue, il aurait fécondé une femelle, il aurait vu éclore des œufs, ses
enfants, et il aurait gagné un creux propice pour y finir ses jours. Il aurait
vécu.
Azyx
ne craignait pas son propre trépas. Il était bien placé pour savoir que la mort
n’est rien, rien d’autre qu’une étape de la vie. Comme le cadavre de cet humain
permettait à toute une faune exubérante de se nourrir, de croître et de
multiplier, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que de la poussière, son corps à
lui, également, accueillerait une nuée de microbes nécrophages. Et eux-mêmes,
sans doute, une fois morts, se verraient assiégés par d’autres organismes
vivants, encore plus petits. La longue chaîne de la vie ne s’arrête jamais. La
mort n’en est que le point de départ.
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