Courrier de la Mayenne, 2 août 2012.
Ce n’est pas donné à tout le
monde d’avoir survécu à un cataclysme, d’être revenu vivant d’Auschwitz, de
s’être extirpé des ruines de Fukushima en époussetant son veston négligemment,
avec un petit sifflotement décontracté aux lèvres et plein d’anecdotes pour les
copains. C’est toujours la même chose, avec les grands drames collectifs :
toujours les autres qui en profitent. Nous, on crève bêtement, avec nos petits
cancers égoïstes, nos attaques cardiaques mesquines, nos accidents de la route
de ratés. Pas de sublime catastrophe fédératrice ! Pas de flamboyante
réunion dans l’horreur universelle ! Pas d’édition spéciale du Journal de 20 heures, ni d’associations
d’aide aux victimes, ni de cellules psychologiques : par chez nous, la
mort, ça se joue en solo.
Pour satisfaire nos envies de
grandeur et de communion, on s’invente donc, de temps en temps, des fins du
monde. Et on se passe le mot longtemps à l’avance, on entoure la date sur son
agenda, entre un rendez-vous chez le dentiste et l’anniversaire de la
petite : « 21 décembre
2012 : fin du monde ! » souligné deux fois, et en rouge. Et
entre parenthèses : « (sinon :
soirée raclette chez Jean-Mich’) » – parce que c’est important de
garder un peu d’optimisme en réserve.
Vous ne trouvez pas ça un peu
facile ?
Non, mesdames, messieurs, la mort
n’est pas un rendez-vous galant. Elle ne se fait pas annoncer à l’avance, pour
vous laisser le temps de faire vos bagages ou de choisir quelle robe vous allez
mettre pour l’occasion. Elle ne vous envoie pas de lettres de rappel, comme le
Trésor public ! Qu’est-ce que vous croyez ? « Veillez donc, car vous ne savez ni le jour ni l’heure »,
dit l’Évangile. Ce serait bien pratique, de savoir, pourtant : on pourrait
se préparer psychologiquement, et puis l’heure passée, rien ne nous étant
arrivé, on pousserait un soupir de soulagement : on l’a échappé belle.
Oui mais non. Parce qu’à la fin,
de toute façon, il n’y a que la mort qui gagne.
Les raz-de-marée et les
tremblements de terre ne défilent pas dans les rues en tapant sur des
casseroles pour prévenir du chaos imminent, que je sache ? Non. L’horreur
ne se fait pas annoncer. Si une attaque zombie doit avoir lieu, vous pouvez
être à peu près sûrs que ce ne sera pas noté dans les petits papiers de
Nostradamus, ni sur le calendrier maya des pompiers. C’est pourquoi, il faut se
tenir sur ses gardes en permanence.
Il m’a été donné d’assister à une
apocalypse. Pas la grande Apocalypse majuscule, johannique, avec la bête à sept
têtes immatriculée six-cent soixante-six, les cavaliers et toute la pyrotechnie
façon Puy-du-Fou, non, celle-là est réservée à l’élite. Je vous parle d’une
petite apocalypse de province, une fin du monde de poche, à l’échelle de ma
petite ville de Laval. On fait avec ce qu’on a, vous êtes marrants…
Je vais tout vous raconter. J’ai
survécu pour ça, je suppose… Je ne prétends pas éclairer les consciences en
étalant ma modeste expérience, mais essayer de vous montrer comment surviennent
les cataclysmes, sans prévenir, et comment il faut savoir improviser pour
rester, sinon digne, au moins vivant. C’est dans ce but que je me fais le
martyrologe du Grand Déluge de Laval.
C’était à la fin du mois de
juillet et la journée avait été lourde, de cette lourdeur qui annonce les orages.
Il y avait plusieurs jours, d’ailleurs, que l’atmosphère était chargée comme une
batterie de campagne avant l’assaut, les nuages prêts à craquer – mais rien
n’arrivait. Ce vendredi-là, j’étais très occupé à ne rien faire, comme
toujours, et traînais dans les librairies à la recherche de quoi que ce soit
qui puisse distraire mon aboulie. L’air climatisé brassait de la chaleur, les
femmes autour de moi portaient des vêtements légers, dévoilant des jambes et
des bustes où la sueur perlait, j’étais au bord de l’asphyxie et ne savais pas
ce qui me faisait suffoquer le plus : l’atmosphère terrible ou ces
féminités moites à portée de narines…
En quête d’un peu de fraîcheur,
je suis allé me réfugier au café qui se trouve au rez-de-chaussée de la
librairie. D’un coup, le ciel est devenu noir, des éclairs l’ont déchiré en
tous sens, on se serait cru dans Star
Wars. Quand la pluie a fait son entrée en scène, il y a eu comme un
« ouf » de soulagement qui a parcouru le hall de la Médiapole. Une
belle averse comme ça, bien torrentielle, c’était presque le bonheur. On se
voyait déjà sortir le Tahiti Douche et se frictionner en pleine rue comme dans
la pub des années 80. Un tel déluge n’allait pas durer, selon moi. J’avais un
livre à la main, j’ai commandé un deuxième café, j’étais parfaitement serein.
Il suffisait d’attendre que les éléments déchaînés se calment.
Grave erreur d’appréciation. Ils
ne se sont pas calmés.
Dans un moment d’optimisme
aveugle, ayant pris une légère variation de rythme dans le tambourinement général
pour une accalmie, j’ai payé mes consommations et suis sorti du café, prêt à me
jeter dans la rue dès que le concert faiblirait. C’est à ce moment que j’ai
compris pourquoi les serveurs du café et les libraires avaient l’air de courir
dans tous les sens depuis quelques minutes. À travers les vitrines, je me suis
aperçu que la rue du Général-de-Gaulle était maintenant un torrent que les
voitures remontaient difficilement, comme des kayaks pris dans les rapides. Les
employés cherchaient à protéger leurs devantures, mais l’eau s’infiltrait déjà
partout, et ce n’étaient pas les piteux boudins de tissu qu’ils plaçaient sous
les portes qui allaient l’arrêter.
C’est pour de telles
circonstances que l’expression « fait comme des rats » a été
inventée.
Mieux valait prendre de la
hauteur. Je suis remonté dans la librairie – si je dois mourir, que ce soit
entouré de livres – et après avoir demandé à une vendeuse où se trouvaient les
canots de sauvetage (car en toute circonstance, il convient de conserver un peu
d’humour), j’ai appris que devant cette crue impressionnante, le magasin allait
évacuer ses clients et fermer ses portes. Bon, je comprends l’idée de
l’évacuation en cas d’alerte générale (et visiblement, c’en était une), mais
dans cette situation précise, ça ne revenait pas tout simplement à nous
balancer à la flotte ?
Étant pour tout vous dire un peu
obsessionnel, et même si j’avais autant envie d’affronter le déluge que de me
jeter sous un trente-six tonnes, je crois que ce qui me chagrinait le plus dans
toute cette histoire, c’était de quitter ce lieu encore plein de femmes dans
les mêmes tenues légères que précédemment, alors que j’anticipais déjà ce
qu’allaient devenir leurs robes au contact de l’eau. C’est tout moi, ça. Je
suis persuadé que si un jour une femme me mettait un couteau sous la gorge,
j’aurais encore le réflexe de me demander ce qu’elle porte sous sa jupe.
Mais tant pis, il est temps de se
jeter à l’eau. J’évacue donc la librairie par la rue Souchu-Servinière, et j’ai
à peine marmonné un « putain ! » dérisoire que déjà, j’ai perdu
toute étanchéité. Traversé de part en part comme un navire sous une déferlante,
je marche encore, malgré tout, dans une eau dont le niveau est raisonnable. La
rue est large. (Je conseille à mes lecteurs d’outre-Laval de suivre mon périple
sur Google Maps.) C’est lorsque je rejoins la rue de Rennes, beaucoup plus
étroite, que les réjouissances commencent. Là, la flotte roule, écumante, à
hauteur de mes mollets. On imagine mal jusqu’à quel point on peut être mouillé. J’imagine que mes jambes sont
des machettes et que je me taille un sentier dans la jungle à chaque pas que je
fais en repoussant des trombes d’eau. Je m’arrête, impuissant, juste avant de
déboucher sur la rue du Général-de-Gaulle. Devant un magasin de « lingerie
féminine, corsetterie et maillots de bain » (ô combien opportun), des
femmes passent le balai pour rejeter l’eau dans le caniveau, qui dégorge entre
leurs jambes : je crois qu’on appelle ça l’éternel retour. J’observe la
scène un moment, elles s’adonnent à leur nettoyage inefficace avec entrain, et
même en riant, leurs vêtements collés à leurs corps (robes mouillées, me
voilà !).
Bon. Mais je suis toujours
bêtement bloqué à l’angle de la rue de Rennes et de la rue du
Général-de-Gaulle, où le torrent est impressionnant. J’hésite à aller plus
loin, parce que plus loin, l’eau m’arrivera aux genoux. Bizarre, cette timidité
soudaine, vu qu’il n’y a déjà plus un millimètre carré de sec sur moi… Des
jeunes, torse nu, se croient à la piscine et s’ébattent joyeusement entre les bagnoles
immobilisées. Youpi ! C’est la meilleure fin du monde de ma vie !
J’ai sorti mon téléphone portable et prends quelques clichés : c’est
indispensable dans les grandes catastrophes, sinon comment voulez-vous que les
gens vous croient ?
Assez tergiversé, je prends mon
élan et traverse la rue du Général-de-Gaulle avec des mouvements furieux du
bassin, je me prends un peu pour Indiana Jones. Mes pompes sont gorgées d’eau,
j’ai l’impression d’avoir chaussé des aquariums. L’espoir renaît rue
Bernard-Lepecq : quelques mètres plus loin, le niveau de l’eau baisse
enfin.
L’espoir est un traître, dans les
grands cataclysmes. Méfiance !
Je ne le savais pas. Moi, tout ce
que je voyais, c’était l’asphalte qui réapparaissait à quelques mètres devant
moi, et je me suis élancé fougueusement, en poussant un cri de victoire mental…
et soudain, ma jambe gauche a été avalée par un trou, tout mon corps a suivi
comme il a pu, et je me suis étalé à plat ventre sur la chaussée. L’eau a
amorti le choc, et tout en poussant une série de jurons prélevés dans les
champs lexicaux de la prostitution et de la scorie, j’ai pu analyser ce qui
venait de m’arriver. Une bouche d’égout avait été soulevée par les eaux, et le
bouillonnement jaunâtre de celles-ci masquait le trou béant dans lequel ma
jambe s’est enfoncée. Blessé au genou et dans mon orgueil, je me suis relevé
avec un air détaché, en faisant mine d’épousseter mon manteau, comme j’aurais
fait à Fukushima, et j’ai continué mon chemin en essayant de boiter avec
élégance.
Je vous épargne le reste du
trajet : après cela, tout s’est passé sereinement, je suis rentré chez moi
où j’ai redécouvert avec plaisir la définition de l’adjectif sec, le lendemain le soleil brillait sur
Laval et il n’y avait plus une flaque d’eau dans les rues.
Oui, j’imagine bien que ce récit
en aura déçu plus d’un, mais je vous avais prévenu : c’était une
apocalypse miniature, une fin du monde à la bonne franquette. Il s’agissait
simplement de vous prouver, par cet exemple édifiant, que la catastrophe ne
s’annonce pas avant de frapper. Vous buvez tranquillement votre café, un orage
éclate, vous ne vous en préoccupez pas plus que ça, habitué que vous êtes des
orages, et soudain, c’est le Déluge, la panique, les femmes et les enfants d’abord.
Pas le Déluge biblique, on est d’accord, mais quand même, par chez nous, les
anciens vous diront qu’on n’avait pas vu ça depuis au moins cinq ans !
Joyeuses fêtes de fin du monde à
tous, et à l’année prochaine.
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