Et
le grand jour est arrivé. On allait faire notre baptême de la scène, et on
était tous flippés à mort. Du genre à regretter d’être nés. Mais qu’est-ce qui
nous a pris de vouloir jouer à cette putain de fête de fin d’année ? On
n’était pas bien, planqués peinards comme des élèves ordinaires, non ?
Au
fil des semaines, le projet de Chassagne, le CPE du lycée, a pris de l’ampleur.
Un DJ, des jongleurs, un guitariste solo – il y avait même un mini spectacle de
danse au milieu de tout ça. Et nous – nous, les Bag of Bones – on était censés
être la cerise sur le gâteau, le clou du spectacle, le moment inoubliable de la
soirée. Rien que ça. J’attendais ce moment aussi sereinement que si on m’avait
demandé d’aller en Afghanistan régler le conflit à mains nues.
On
est montés à l’échafaud vers 22 heures, j’avais l’impression d’avoir oublié mon
estomac à la maison. Je me suis recroquevillé derrière mes fûts comme si
c’était une barricade, attendant l’assaut sans savoir comment calmer le tremblement
de mes jambes. Mais qu’est-ce que je foutais là, vous pouvez me dire ? Le
père Chassagne a fait une petite introduction au micro, le genre bien
grandiloquent, « les Bag of Bones vont vous remuer les tripes », ce
genre de truc (c’étaient plutôt les miennes, de tripes, que je sentais flageoler
comme de la gelée anglaise). Ça devait lui rappeler sa jeunesse, faut
croire : Elvis Presley, les Chaussettes noires et tout le bordel…
Bref.
On avait choisi d’attaquer avec un morceau un peu costaud, le genre qui montre
la couleur tout de suite : « Anarchy in the UK ». J’étais censé
lancer le truc, compter 1, 2, 3, 4 – j’ai oublié. Ça commençait très
fort : pendant deux bonnes minutes, tout le monde me regardait, Adrien,
Noémie, Steven et Florian, genre c’est quand tu veux mec, et moi je me
demandais ce qu’ils avaient, tous. Pourquoi personne joue ?
Finalement,
j’ai repris mes esprits, j’ai compté, et vlan, on a joué. Et là, c’est comme si
un mur de bruit s’était dressé devant nous, un truc incompréhensible. Comme
c’était Chassagne qui avait loué une sono pour la soirée, il s’occupait plus ou
moins des réglages. C’est-à-dire qu’on avait branché nos micros et nos
instruments, et qu’on avait testé chaque branchement séparément. On ne savait
pas encore ce que c’était que des balances, ni même à quoi servaient les
retours. En gros, personne ne s’entendait. Oui, c’était un peu l’Afghanistan.
J’étais au beau milieu d’un bombardement, j’avais de la sueur qui me tombait
dans les yeux, je voyais plus rien, j’attendais juste que ça se termine. Je
n’insisterais pas sur le moment épique où Adrien a cassé une corde qu’il a mis
trois plombes à changer, ni sur le micro de Florian qui a préféré démissionner
(on le comprend) : quand ça s’est terminé, on avait tous perdu dix kilos.
Plein de gens nous ont dit que le concert était génial. On doit pas avoir vu le
même.
Tranzistor, n° 48, automne 2012.
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