Au moment où
Pauline est mise en terre et le trou recouvert d’une simple dalle, sans croix,
sans nom, sans la moindre inscription, comme elle l’a demandé, je me rends
compte, je ne sais pourquoi seulement maintenant, que si j’ai peut-être appris,
à peu près, qui elle était, si je sais certaines choses sur elle, importantes
ou non, il y en a une que je ne connaîtrai jamais, c’est le son de sa voix.
Philippe Jaenada, La
petite femelle.
Ne
cherchez plus, il est là, le livre de la rentrée. Le seul.
Philippe
Jaenada a toujours dit qu’il ne savait pas inventer. Ses premiers romans
étaient principalement inspirés par sa propre vie, et depuis qu’il ne connaît
plus que le train-train de la vie de famille, il est bien obligé de parler
d’autre chose – d’autres vies que la sienne, comme dirait Emmanuel Carrère.
Cela, il l’a expliqué dans pas mal d’interviews, je n’ai pas les sources en
tête, vous chercherez si vous voulez.
En
2013, Jaenada avait raconté – brillamment – la vie de Bruno Sulak, le
gentleman-braqueur. Certains lecteurs lui avaient fait remarquer qu’il s’était
montré un peu trop élogieux dans son portrait d’un homme qui, certes, n’avait
jamais eu de sang sur les mains, mais n’en était pas moins un voyou. Alors,
l’auteur s’était dit que pour son prochain livre, il parlerait d’une personne
beaucoup plus sombre, qu’il serait beaucoup plus difficile d’aimer. Et il est
tombé, dans un ouvrage sur les femmes criminelles, sur l’histoire de Pauline
Dubuisson. Celle qu’on a appelée « la
hyène », « la
ravageuse », qu’on a qualifiée de « démon »,
d’« hystérique »… Bon, là, au moins, Jaenada était
tranquille : pas de risque d’éprouver de l’affection pour une femme
pareille !
Caramba ! Encore raté !
Parce que Philippe
Jaenada a un défaut : il ne se contente pas de recopier ce qui a été écrit
avant lui. Il veut retourner aux sources, avoir dans les mains les documents
d’origine, faire des recherches aux archives, retrouver les rapports de police
de l’époque… Noble choix, seulement voilà : en agissant de la sorte, il
s’est aperçu que tout ce qui avait été écrit sur Pauline Dubuisson était faux,
que lors de son procès, les magistrats avaient menti, que ce
« démon » était fabriqué de toute pièce… et qu’il était finalement
plutôt facile d’éprouver de l’affection pour elle, et même d’en tomber
carrément amoureux.
Rappelons
les faits : le 17 mars 1951, Pauline Dubuisson a tué son ancien amant,
Félix Bailly, de trois balles de pistolet, avant de tenter de se suicider au
gaz. Arrivés sur les lieux, les secours auront toutes les peines du monde à la
ranimer. Deux ans plus tard, au procès, ils auront toutes les peines du monde à
convaincre les juges que cette tentative de suicide était des plus
sérieuses : l’opinion générale sera que l’accusée est une simulatrice.
Maître René Floriot, avocat de la partie civile, aura un mot resté
célèbre : « Il est fabriqué,
votre drame passionnel, Pauline Dubuisson. Il est raté. Raté ! Comme sont
ratés vos suicides. Vous ne réussissez que vos assassinats ! »
Une réplique digne d’un film, et que reprendra Henri-Georges Clouzot quelques
années plus tard dans La Vérité.
C’est
que Pauline Dubuisson est belle, intelligente et libre. Elle a vraiment tout
contre elle. Au début des années cinquante, on attend d’une femme qu’elle soit,
bon allez, jolie si possible, ça fait jamais de mal, mais surtout docile, et
qu’elle sache tenir correctement sa maison et élever ses enfants. Une femme
cultivée, qui donne son avis sur tout, et puis quoi encore ?
Née
le 11 mars 1927 à Malo-les-Bains, dans l’agglomération de Dunkerque, Pauline
Dubuisson est élevée par un père qui la forme comme un petit soldat, lui
faisant lire Nietzsche à dix ans et lui apprenant à mépriser les faibles… et
par une mère dépressive, évanescente, qui est une sorte d’allégorie de la
faiblesse.
Arrivent
la guerre et l’Occupation, juste au moment où Pauline entre dans l’adolescence.
Le père, André Dubuisson, fait des affaires avec les Allemands, sa fille lui
sert d’interprète. Et finalement, il décide qu’elle peut bien rencontrer l’occupant
sans lui… ça l’occupera. Un jour de 1941, elle a à peine quatorze ans quand elle
est surprise dans un square en compagnie d’un jeune soldat allemand qui lui
offre un bouquet de fleurs. Un fait insignifiant, relevé par un policier, et
qui prendra dix ans plus tard des proportions démesurées. Tout le monde sera
convaincu qu’elle a été surprise en plein coït, les journaux s’en régaleront.
Toute la vie de Pauline Dubuisson sera ainsi transformée, défigurée, pour mieux
la détruire. À la Libération, elle est selon toute vraisemblance tondue et
humiliée dans les rues de Dunkerque. La rumeur d’un viol collectif n’apparaîtra
que dans les années 1990, sans guère de fondement. En tout cas, elle tente pour
la première fois de se suicider. Se rate. Pas de problème : la société,
elle, ne la ratera pas.
Après
la guerre, fin 1946, elle entame des études de médecine à Lille et rencontre un
étudiant de quatre ans son aîné, Félix Bailly. Un pur, celui-là, « élevé dans la religion, l’amour et la
bonne morale, couvé par sa mère et guidé par son père, adoré par sa sœur,
préparé pour une existence confortable, toute tracée dès sa naissance,
bourgeoise et sans histoires », nous dit Jaenada. Après leur première
nuit ensemble, tout est clair pour Félix : il veut l’épouser.
Pour
Pauline, ce n’est pas aussi clair. Elle veut devenir médecin, à une époque où
c’est encore au mari de décider si sa femme peut travailler ou pas. Pauline
aime bien Félix, mais de là à l’épouser… S’ensuit une relation chaotique, elle
refuse toutes les propositions de mariage qu’il lui fait (il est opiniâtre),
ils rompent plus ou moins, elle fréquente un professeur d’anatomie, Félix
continue à la poursuivre, souffre le martyre, se lasse. Et rencontre une jeune
femme très bien, une anti-Pauline, bien élevée, et qui ne couchera qu’après le
mariage. C’est à ce moment-là, quand il lui échappe, que Pauline réalise
qu’elle tient à Félix. Ignorant qu’il s’est engagé avec une autre, encouragée
par des rumeurs, elle part le rejoindre à Paris, le 6 mars 1951. D’après elle,
ils font l’amour (sous les photos de la fiancée), et le lendemain matin, il la
plante là, en lui apprenant qu’il va se marier. Anéantie, Pauline se rend dans
une armurerie pour acheter un pistolet. Pour se tuer, elle, sous les yeux de
Félix. L’arme est trop coûteuse pour elle, elle renonce. Au procès, on refusera
de croire qu’elle a couché avec Félix cette nuit-là – impossible qu’un homme
aussi pur se comporte comme un tel mufle – et on ne croira pas non plus qu’elle
a cherché à se procurer une arme le lendemain. Pourquoi ? Parce que cela
voudrait dire qu’elle a réagi sous le coup de la déception, et qu’il s’agit
bien d’un crime passionnel. Or on ne veut pas de cette thèse, trop noble pour
la « ravageuse »…
Après
avoir enfin obtenu ce pistolet, elle retourne à Paris le 17 mars. Là, les
versions divergent, personne d’autre que Pauline ne sait ce qu’il s’est passé –
et Pauline, c’est l’accusée. Philippe Jaenada, à son tour, propose sa version « qui ne s’appuie pas que sur les
déclarations sujettes à caution de Pauline (elle n’a pas dit grand-chose, de
toute manière), mais sur des trucs de poètes rêveurs comme le rapport
d’autopsie ou la balistique, de petites choses évidentes et concrètes qui
auraient dû sauter aux yeux de quiconque en a deux, mais que les artistes
officiels de la Société Bien Protégée, dans leurs belles robes de scène rouges
ou noires, ont habilement dissimulées sous leurs foulards soyeux et colorés de
magiciens. » Une version qui démontre que, selon toute vraisemblance,
Pauline Dubuisson est de bonne foi : qu’elle a réellement tenté de
diriger l’arme contre elle, pour se suicider devant Félix, que celui-ci s’est
interposé, qu’elle a tiré et qu’il a été touché. Trois fois.
On
pourrait admettre que la thèse de l’accident laisse les enquêteurs sceptiques.
Qu’une balle parte par maladresse, passe encore, mais trois, et toutes
mortelles, c’est plus difficile à avaler. Pourtant, ce n’est pas ce qui
intéressera le plus les magistrats, qui évacueront d’emblée l’accident et
refuseront également de croire au crime passionnel, pour parler de meurtre avec
préméditation. Pas par amour, non : par orgueil. Vexée que Félix l’ait
remplacée, elle serait allée, purement et simplement, lui régler son compte. Et
simuler une gentille petite asphyxie au gaz de rien du tout, pour donner le
change.
Ce
que révèle Philippe Jaenada dans La
petite femelle, c’est qu’un tribunal, au fond, n’est rien d’autre qu’une
scène de théâtre. Dès son arrivée dans le box des accusés, Pauline est la cible
de dizaines de photographes qui se croient au festival de Cannes, jusqu’à ce
que des voix excédées crient « Assez ! » C’est elle la vedette,
et pourtant elle n’a pas le droit de jouer. C’est elle qu’on traite de
« comédienne », mais les véritables acteurs, ce sont ces hommes en
robe. Pauline n’a pas de chance : elle a contre elle un véritable tueur,
maître René Floriot, face auquel l’avocat de la défense, maître Baudet, fait
pâle figure. Ce sont eux les stars, et suivant le rôle qui leur est confié – avocat
général (Raymond Lindon), de la défense (Paul Baudet) ou de la partie civile
(René Floriot) – ils doivent s’emparer de ce rôle et se montrer assez
convaincants pour bouffer la partie adverse. L’accusée n’est qu’un
accessoire : son rôle est de sublimer le jeu des seuls véritables acteurs.
On ne pense plus au fait qu’elle risque sa tête ou sa liberté : seul
compte le show !
La
vie de Pauline ne lui appartient plus, on refuse de la croire, et Floriot comme
le président Raymond Jadin manipulent les pièces à conviction à la manière de prestidigitateurs,
déforment les différents rapports de police, ajoutent ou suppriment des détails
à leur convenance, mais c’est évidemment Pauline qui ment, puisque c’est elle l’accusée.
« Floriot fait son boulot, il joue
avec ses cartes, peu importe qu’elles soient truquées. Le meilleur moyen de
faire croire que quelqu’un ment, c’est de mentir soi-même. » La cour
s’est fait sa petite idée : elle est orgueilleuse, arrogante, vénale,
froide, « même pas touchante », c’est une marie-couche-toi-là, une
fille à soldats, et à soldats allemands. Une femme un peu trop libre, jugée par
une société d’hommes. (En général, quand un homme traite une femme de salope,
ce n’est pas d’avoir couché avec un grand nombre d’amants, qu’il lui reproche,
mais de ne pas avoir couché avec lui. Intolérable d’être dans le train qui ne
lui est pas passé dessus !) C’est presque comique – et ce n’est pas le
moindre des talents de Jaenada que de réussir à faire sourire son lecteur avec
des faits aussi sordide – de voir comment les témoins susceptibles de présenter
un portrait un peu différent de Pauline (ou de Félix) sont évacués d’office, ou
comme on fait peu de cas de leur témoignage. La nuance, ça complique les
débats.
La
comédie, le drame, la romance : il y a tout dans ce procès. Le plus
hilarant (sinistrement hilarant) étant de voir les magistrats parler d’amour à
l’accusée, prétendre ne rien comprendre à ses revirements, à ses doutes, au
fait que, tout en conservant l’espoir de retrouver un jour Félix, elle ait eu
une liaison avec un autre homme. C’est pathétique comme un mauvais vaudeville. « Comme ils ne comprennent rien aux
hésitations, aux changements de sentiments (on aime ou on n’aime pas, c’est
quand même pas sorcier) et aux agissements de Pauline, ils n’envisagent pour
les expliquer que les seuls motifs qui leur viennent à l’esprit :
l’orgueil démesuré ou le fric. Car ils sont eux-mêmes obsédés par le pouvoir et
l’argent. » Dans la salle, le jeune Jacques Vergès, pas encore avocat,
assiste à cette curée : « Bouvard
et Pécuchet, assistés de M. Homais, interrogeaient Juliette. » (Dictionnaire amoureux de la justice, p.
22)
Pauline
Dubuisson sortira brisée de ces trois jours de procès. Entre-temps, tout de
même, l’opinion de la presse aura évolué : il est évident qu’on s’est
acharné sur elle, qu’ils y sont allés trop fort. Condamnée aux travaux forcés à
perpétuité, Pauline sera libre après neuf ans de prison, son comportement
exemplaire durant sa détention ayant joué en sa faveur. Il n’empêche que, remis
dans le contexte de l’époque, cette condamnation est d’une sévérité
démesurée : elle a échappé de peu à la guillotine ! Comme à son
habitude, Philippe Jaenada n’est pas avare en digressions, et celles-ci en
disent long sur la justice de l’époque. Peu avant le procès de Pauline, Yvonne
Chevallier, une femme modeste et sans éducation, a tué son mari député qui
voulait divorcer, dans des circonstances très proches de la future affaire
Dubuisson. Elle sera acquittée. Le président du tribunal était Raymond Jadin et
l’avocat général Raymond Lindon. On peut supposer que leur extrême
bienveillance envers l’accusée leur aura été reprochée et qu’ils auront juré,
il n’est jamais trop tard, qu’on ne les y reprendrait plus…
S’il
ne voulait pas éveiller l’empathie du lecteur pour son héroïne, oui, c’est donc
encore un échec pour Jaenada. C’est peu dire qu’on s’y attache, à Pauline
Dubuisson : on voudrait la prendre dans ses bras, la réconforter, on
enrage entre les pages de ce gros livre qui se lit très vite, on voudrait
gifler ces juges odieux, on voudrait enfin la voir défendue correctement !
Et elle l’est, par Jaenada. La petite
femelle est, il faut bien le dire, un sale coup porté à Jean-Luc Seigle,
qui a publié lui aussi cette année un roman sur Pauline Dubuisson, Je vous écris dans le noir. Un roman
dans lequel, pourtant, il prend la défense de Pauline, et parle par sa voix. Un
roman dans lequel elle s’exprime à la première personne. Un roman que La petite femelle a ringardisé d’un
coup. Parce que Jaenada n’a pas eu besoin de se mettre dans la peau de son
personnage ni de la faire parler pour la rendre vivante, et pour lui rendre sa
voix, cette voix dont il réalise, alors qu’il décrit l’enterrement de son
personnage, qu’il ne l’entendra jamais. On l’entend, la voix de Pauline, à
toutes les pages, parce que justement, l’auteur n’a pas cherché à romancer sa
vie. « Ce qu’il faut surtout, pour
parler technique, c’est que je n’invente, ne truque rien, là aussi elle a eu sa
dose. Que je m’efforce d’être le plus précis, le plus juste, le plus fidèle
qu’on puisse être si loin dans son futur. »
Quand
on referme le livre de Philippe Jaenada, après avoir suivi les derniers
instants de Pauline Dubuisson, exilée à Essaouira et suicidée à trente-six ans
le 22 septembre 1963, on éprouve le sentiment étrange d’avoir perdu une amie
très chère, qui n’a pas eu de chance, et qu’on aurait voulu aider…