À
l’heure où ceux qui s’intéressent un peu à l’espace ont les yeux tournés vers
Mars où l’on a découvert des traces d’eau à l’état liquide, Mars que le robot
Curiosity arpente tranquillement et qui pourrait bien être la prochaine
destination des astronautes, Mars où Matt Damon a déjà réussi à faire pousser
des patates en les attendant ; à l’heure où ceux qui s’intéressent
vraiment beaucoup à l’espace suivent
les pérégrinations de la sonde New Horizons autour de Pluton ou placent tous
leurs espoirs d’un monde meilleur dans l’exoplanète Kepler-452b ; à
l’heure où les astrophysiciens s’arrachent les cheveux (ou ce qui se rapproche
le plus du concept de cheveu chez les astrophysiciens) sur des questions
d’énergie noire, de boson de Higgs et de matière noire ; à l’heure où je
suis sur le point de me prendre les pieds dans le tapis de cette phrase si je
ne la conclus pas rapidement, j’ai décidé de relire Bivouac sur la Lune (Of a
Fire on the Moon) de Norman Mailer, grand reportage consacré à la mission
Apollo 11 et au petit pas de Neil Armstrong sur notre bon vieux satellite. Oui,
je suis démodé. Il n’y a qu’à voir comment je m’habille.
C’était
donc en 1969 et cet été-là, l’été de la Lune, Norman Mailer couvrait l’événement
avec une multitude d’autres journalistes, piégé avec eux par l’actu brûlante,
entre la salle de commandes de Houston et les télévisions du monde entier,
rediffusant en boucle les images floues, fantomatiques, du premier pas de
l’homme sur un sol extraterrestre.
« That’s one small step for a man ; one giant leap for
mankind. »
Une
phrase qui vaut bien le début de ce roman de je ne sais plus qui : « Au commencement, Dieu créa le ciel et
la terre »… Parce qu’il y a de la mystique dans ce livre qui fait des
machines des êtres surnaturels, des Dieux adaptés à notre époque technologique.
Et il y a de la science-fiction dans cet essai consacré à un événement réel, à
une expérience humaine qui, filmée, archivée, analysée, demeure d’une certaine
manière inconcevable, impossible à assimiler…
Buzz
Aldrin lui-même, devant le spectacle de l’astre lunaire qu’il s’apprêtait à
fouler du pied, n’en revenait pas : « Un
ciel noir de minuit et pourtant sur le sol lunaire, “on pourrait presque
retrousser ses manches de chemise et se faire bronzer, devait dire Aldrin. Je
me rappelle avoir pensé : ‘Bon sang, si je ne savais pas où j’étais, je
pourrais croire que quelqu’un a créé ce paysage quelque part dans l’Ouest pour
nous faire effectuer encore une simulation.’” » Une incrédulité qui
fera recette : peut-être que tout a été filmé par Stanley Kubrick dans le
désert du Nevada…
Qu’il y ait eu
des sceptiques en 69 peut se comprendre, mais que les théoriciens du complot,
aujourd’hui encore, mettent en doute le fait que des hommes soient allés sur la
Lune, est fascinant. Non seulement ils y sont allés, mais ils y sont retournés
six fois entre 1969 et 1972 ! Au vu du nombre de missions spatiales
effectuées depuis les années 60, sachant qu’à 400 kilomètres au-dessus de nos
têtes naviguent en permanence l’ISS et son équipage, il serait tout de même
très étonnant qu’en 2015, on n’ait toujours pas réussi à poser les pieds sur
cette foutue Lune !… Mais que des gens continuent à en douter ne fait que
confirmer l’aspect irréaliste de l’expérience. Devant ces images mille fois
revues de Neil Armstrong et Buzz Aldrin marchant avec légèreté sur le sol
lunaire, plantant le drapeau américain maintenu par une tige de fer pour donner
une impression de flottement, on a encore l’impression d’assister à un rêve. Au
fond, ces images n’ont guère plus de réalité pour nous que les planches de
l’album de Hergé On a marché sur la Lune,
ou que le Voyage dans la Lune de
Méliès ! L’expérience réelle de
l’exploration lunaire par les astronautes de la NASA n’a rien enlevé au
potentiel fictionnel de la Lune : une autre théorie du complot prétend que
si l’homme a bien marché sur la Lune, il n’était pas seul, et qu’on y a
retrouvé des infrastructures prouvant l’existence des aliens ! La photo
floue est l’arme de prédilection du « complotiste » : plus on
l’ausculte, moins on y voit, et moins on y voit, plus on peut bâtir de théories
imaginaires… On peut déjà parier que lorsque, dans quinze ou vingt ans, des
astronautes fouleront le sol de Mars, les images qu’ils nous enverront
n’enlèveront rien à la magie des Chroniques
martiennes de Bradbury ou du Cycle de
Mars d’Edgar Rice Burroughs…
Norman Mailer
est pleinement conscient de la démesure de l’événement, qui dépasse d’avance
tout ce que les images télévisées pourront en montrer, de même que le
visionnage en boucle des Boeing s’encastrant dans les tours du World Trade
Center finit par déréaliser le réel. Quand la réalité dépasse la fiction, la
fiction peine à s’en emparer. Trop formidable, la réalité déçoit. « C’était l’événement de sa vie, et
pourtant ç’avait été un événement morne. Le langage dans lequel on allait
désormais chanter cet extraordinaire bond promettait d’être aussi plat que la
musique d’une harpe sans cordes. Le siècle avait ôté les mots à toutes les
mélodies. »
Cette semaine
qui allait voir l’homme, aidé de la machine, voler le feu divin et se propulser
hors de l’attraction terrestre, faire du ciel son domaine, avait quelque chose
d’apocalyptique – une gigantesque hérésie. « Car
l’idée que l’homme partait pour accomplir le désir de Dieu était ou bien le
cœur même de la vision ou bien un anathème envers cet authentique ange du ciel
dont les feux dans leur ascension allaient violer le sanctuaire. Un vaisseau de
flammes était en route pour la Lune. »
Alors,
puisque les images sont impuissantes à saisir l’événement dans son ampleur,
puisque la réalité déborde le cadre, Norman Mailer décortique cette semaine de
juillet de long en large, à deux reprises, dressant d’abord la psychologie des
astronautes, puis celle des machines ; décrivant le lancement de Saturn V
et l’alunissage du point de vue des journalistes, puis de celui des trois membres
d’équipage de la fusée.
« Personne ne pouvait être préparé à
ça. Les flammes se déversaient en cataractes contre la pointe du bouclier
protecteur, puis ruisselaient sur le sol pavé par les deux caniveaux opposés
creusés dans le béton, deux rivières souterraines de flammes qui débouchaient à
l’air libre de chaque côté à une trentaine de mètres plus loin, puis coulaient
encore sur une trentaine de mètres. Deux formidables torches, comme les ailes
d’un oiseau de feu jaune, couvraient tout un champ de l’épanouissement jaune
vif des flammes, et au milieu de tout cela, blanc comme un fantôme, blanc comme
le blanc du Moby Dick de Melville, blanc comme l’autel de la Madone dans la
moitié des églises du monde, ce svelte vaisseau à trois étages, angélique et
mystérieux, s’élevait sans un bruit au-dessus de son incarnation de flammes et
commençait à s’élever lentement dans le ciel, aussi lentement que pourrait
nager le Léviathan de Melville, aussi lentement qu’on pourrait nager en rêve
quand on veut remonter à la surface. »
Ces
images vues et revues de Neil Armstrong descendant l’échelle du LM, flou et
presque translucide, comme un fœtus vu en échographie, ces photos de Buzz
Aldrin saluant le drapeau américain ou faisant face à l’objectif d’Armstrong,
en viennent à nous faire oublier que tout, ce 20 juillet 1969, était nouveau,
était pour-la-première-fois. Comment savoir si le LM, le module lunaire, conçu
exprès pour cette fonction, allait réussir à se poser sur le satellite et s’il
allait pouvoir repartir ? Comment savoir ce qui allait attendre les trois
hommes perdus en orbite autour de la Lune ? Les longues hésitations, les
mouvements flottants et malhabiles des astronautes, comme un bambin qui
effectue ses premiers pas et se rattrape in
extremis aux barreaux de son parc, ont quelque chose de risible, et Mailer
décrit les éclats de rire des journalistes assistant à ce spectacle devant la
télé. N’empêche que tout était nouveau, même l’ancien – même le fait de
remarquer que poser le pied dans la poussière imprime sur le sol une empreinte
de botte. « Il aurait peut-être été
plus extraordinaire d’apprendre qu’aucune empreinte ne se marquait dans la fine
poussière de la Lune, ou bien que cette poussière était phosphorescente, mais
c’était quand même un émerveillement de constater que la poussière de la Lune
réagissait comme la poussière sur la Terre. Voilà au moins une question à
laquelle on avait trouvé une réponse. » Malgré tout, c’était un
spectacle qui portait en lui-même son épuisement, son insatisfaction :
l’extraordinaire transformé en émission de télé. Et les bondissantes allées et
venues des astronautes, leurs expérimentations, leur écoute religieuse du
discours de Nixon – « C’est
certainement le coup de téléphone le plus historique que l’on ait jamais
donné » avait dit le président. « Ricanement
dans l’assistance. Le coup de téléphone le plus coûteux que l’on ait jamais
donné ! » – tout cela finit par ringardiser le sublime. « Tout compte fait, c’était un public
du XXe siècle, et pour qui tout se démodait rapidement. Au bout
d’une heure et demie de marche sur la Lune, ils commencèrent à s’ennuyer :
certains même filaient discrètement. Dans toute la salle on sentait le désir
unanime des journalistes d’aller se réconforter en prenant un verre. L’ennui
s’épaississait. L’humeur maintenant était celle qui peut régner lors du dernier
quart d’heure d’un match de football dont on attendait beaucoup et dont le
résultat s’est révélé décevant. »
Reste
l’expérience intime des trois hommes les plus seuls du moment (prix spécial de
la Solitude décerné à Michael Collins, le seul des trois qui n’aura pas
l’occasion de marcher sur la Lune) que Norman Mailer s’emploie alors à
ausculter avec minutie. Leur voyage est relaté quasiment heure par heure, au
rythme des échanges entre l’équipage d’Apollo et la base de Houston, des
échanges incompréhensibles pour le commun des mortels mais aussi des
plaisanteries, des répétitions de données techniques ou de pures banalités.
Surtout,
Norman Mailer excelle une fois de plus dans la description des machines. Ses
pages consacrées au LM, ce véhicule purement fonctionnel, conçu sans le moindre
souci d’esthétique, sont parmi les plus belles du livre. « C’était aussi la première fois dans l’histoire qu’on avait conçu
un véhicule habité qui ne fonctionnerait jamais dans l’atmosphère. Le LM était
la machine transportant le pionnier dans les profondeurs du vide de
l’espace : il était conçu pour ne travailler que dans le vide, il se
serait effondré aussitôt s’il avait été obligé de voyager sans protection dans
l’atmosphère ; bien mieux, on l’avait apporté de la Terre comme un embryon
dans la matrice du SLA, on l’avait relié seulement plus tard au module de
commande puis injecté en trajectoire lunaire comme un bébé au sein. » Plus
loin, ce bébé prend « l’air d’un
chat dément, d’une araignée qui aurait pris du LSD ou d’une nouvelle espèce de
tourteau ». Puis c’est un scarabée, un vieux canasson malade : « Comme la chaleur du Soleil allait le
cuire durant l’alunissage et d’autres périodes où le contrôle thermique passif
serait impossible, le LM était protégé par des isolants, noir, orange, argent,
aluminium, jaune, rouge et or, qui le faisaient étinceler comme un scarabée,
dans la lumière, étinceler comme une vieille haridelle dans un carnaval de
mendiants. »
Lorsque,
s’étant décroché du module de commande resté en orbite, le LM se pose sur la
Lune, Buzz Aldrin, qui a apporté un kit de communion, prend le pain, le vin et
le calice, et consacre l’événement. « “J’aurais
voulu observer comment le vin coulait dans cet environnement, mais le moment
n’était vraiment pas approprié. La façon dont il coulait dans le calice n’avait
pas d’importance ; ce qui importait c’était que le vin fût dans le
calice.” – Et aussi on peut le supposer de ne pas renverser ce saint sang du
Seigneur. »
Neil Armstrong
d’abord, puis Buzz Aldrin, s’extraient du LM avec difficulté, encombrés de
leurs combinaisons, « le corps de
l’homme de l’espace s’en allant dans le monde lunaire comme un piano droit à
qui des déménageurs font négocier un tournant de l’escalier », et sont
alors partagés entre l’émotion de l’instant et le rappel dépassionné de la
raison de leur présence ici. Si Armstrong ne perd pas de vue sa mission et se
lance rapidement dans la collecte des échantillons à rapporter sur Terre, Buzz
est plus lyrique :
« Quand il atteignit le sol, Aldrin fit
un grand bond pour remonter l’échelle, comme pour goûter les plaisirs d’une
pesanteur d’un sixième. “Merveilleux, c’est merveilleux !” s’exclama-t-il.
Armstrong : “Extraordinaire, hein ? Quelle vue splendide !”
Aldrin : “Une splendide désolation.”
[Magnificent desolation] »
Buzz Aldrin a
plus tard confié, dans un film consacré à la mission Apollo 11, que si
Armstrong a été le premier à marcher sur la Lune, il a été, lui, le premier à y
pisser, dans le réservoir de sa combinaison, alors qu’il faisait une pause sur
l’échelle du LM. Il y a toujours un moment où la poésie se prend une rafale de
chevrotine…
Il y avait eu
les grands explorateurs du XVe siècle ; il y avait eu les
premiers colons qui s’installèrent dans les treize États fondateurs de l’Amérique ;
il y avait eu la Conquête de l’Ouest – et la Terre finit par ne plus avoir de
véritables secrets pour ses habitants. Les nouveaux continents inexplorés se
trouvaient dans l’espace. Les fusées remplacèrent les caravelles, et les astres
au-dessus de nos têtes devinrent autant de territoires à conquérir. Évidemment,
il fallait que le premier drapeau à flotter sur un sol extraterrestre fût
américain : c’est aussi un peu John Wayne qui a marché sur la Lune le 20
juillet 1969 ! Comme Christophe Colomb s’attendait à rencontrer des hommes
de douze coudées combattant contre des griffons quand il entreprit son premier
voyage vers les Indes, s’inspirant de l’Imago
Mundi de Pierre D’Ailly, on a voulu peupler l’espace d’êtres
extraordinaires, proches de nous mais plus intelligents, souvent plus dangereux…
En tout cas, on ne manquerait pas d’espace pour nos futures expéditions. Dans
ses Chroniques martiennes, Ray
Bradbury fait des Martiens de nouveaux Indiens d’Amérique, que des cow-boys
modernes avides de nouvelles terres viennent exterminer sans le moindre
scrupule. On peut en conclure que les Martiens ont bien fait de ne pas exister,
et la Lune d’être parfaitement inhabitable. Ce qui ne l’empêche pas,
finalement, d’être devenue, durant quelques années, un boulevard sur lequel
douze paires de bottes ont marché…
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