« À quoi peut servir un livre sans
images ni dialogues ? », se demandait Alice.
Lewis Carroll, Alice au pays des
merveilles.
Ça
faisait au moins deux Leffe pression qu’ils n’avaient plus grand-chose à se
dire. Le plus grand des deux regardait l’autre en attendant qu’il brise le
silence. Le plus petit regardait la serveuse. On n’allait pas y arriver. Le
plus grand décida de rouvrir les guillemets :
« Sinon,
dans les romans, tu préfères quoi ? Les dialogues ou les
descriptions ? »
Le
petit fit une grimace qui se voulait un sourire ironique. Il savait d’avance que
l’autre chercherait à le désarçonner, mais il n’allait pas se laisser faire
aussi facilement. Avant de répondre, il s’autorisa une nouvelle gorgée de
bière, pour faire durer le déplaisir. En reposant son verre, il décida de ne
pas encore répondre, de laisser le gars s’avancer en terrain hostile, sans
artillerie pour le couvrir. Et il le fit sans hésitation, mettant les pieds
dans le plat, indirect et libre. Non parce que les gens, en général, ils aiment
pas trop les descriptions, quoi. Ils trouvent ça limite chiant, alors que les
dialogues c’est quand même plus vivant. Le petit le laissait causer, la
serveuse passait entre les tables. Joli petit lot. Mais faut encore savoir de
quel genre de dialogue on parle. Non parce que si il suffit d’aligner les
tirets pour avoir du dialogue, moi je veux bien, mais c’est quand même un peu
classique, si tu veux mon avis. Genre machin dit un truc, bidule répond, et
puis machin reprend, et puis bidule… Ping-pong de répliques, tu vois c’que
j’veux dire ? Autant se lancer dans le théâtre, à ce compte-là, si tu veux
mon avis. Le petit ne voulait pas de l’avis du grand, mais il ne répondit rien.
Il allait le laisser s’embourber. Alors okay, les guillemets, les tirets, on
est d’accord, ça pose le dialogue tout de suite. Le lecteur voit bien où il
est, où finit la narration, où commence la parlotte. Mais c’est un peu
« le dialogue pour les nuls », ça, si tu veux mon avis (non, non,
toujours pas). Pi t’as quand même des écrivains qui te foutent carrément des
portions de dialogues au beau milieu de la narration, plof, et va te démerder
après pour t’y retrouver ! Le petit, le nez dans le houblon, se marrait
intérieurement : ça y est, l’autre avait déjà oublié que son propos
initial était une comparaison entre les descriptions et le dialogue. Il n’était
déjà plus du tout question de descriptions. Les conversations des autres
buveurs lui parvenaient aux oreilles, et certaines avaient l’air plus
intéressantes que ses minables réflexions littéraires. La cacophonie devenait
confortable. Antoine ! Combien de fois je t’ai dit de pas parler la bouche
pleine ? T’façon si y mettent pas Thiago en défense, c’est clair, c’est
mort. Tout ça pour dire en fait que j’crois que le dialogue, c’est vraiment un
truc avec lequel tu peux t’amuser, quant t’es écrivain. Un terrain de jeu, quoi
un peu. La narration, bon, c’est la narration, quoi. Le dialogue, paf, tu peux
partir dans tous les sens, différer les réponses, imaginer même que les deux,
ou trois, ou quatre personnages parlent ensemble, mettons, mais sans jamais
vraiment se répondre, tu vois c’que j’veux dire ? Comme si chacun d’eux
poursuivait sa propre pensée, sans vraiment se soucier des bavardages des
autres. Le petit fit claquer sa langue. Tu parles qu’il voyait ce que l’autre
voulait dire ! Lui non plus n’en avait rien à foutre de son bavardage. Tu
r’prends un café, chérie, ou tu veux qu’on y aille ? Antoine, c’est la
dernière fois que j’t’emmène avec moi ! Il est impossible, ce gamin !
Le grand se recula un peu sur sa chaise, il attendait toujours une réaction de
la part de son interlocuteur. Public difficile. Ne s’avouant pas vaincu, il
tenta encore une offensive. Du coup, voilà. Les descriptions, j’sais pas trop,
j’trouve ça un peu toujours pareil. Le vent soufflait dans les branches et la
lumière faisait comme ci et comme ça. C’est p’t’être un peu cliché, hein, mais
j’trouve que oui, finalement, les dialogues, c’est plus vivant. Qu’est-ce que
t’en dis ?
Le
petit avait enfin la parole. Il reposa son verre, se leva :
‒
Faut que j’aille pisser.
3 commentaires:
Oui moi aussi j'aime les Dialogues de Platon.
Qu'il est bon ce Juldé ! Ah oui, à qui le dis-tu !
Tiens une suffragette ...
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