Ce journal
est à ma journée ce qu’est la pulpe d’un fruit à son parfum. Il recueille les
faits, la fibre grossière et insipide de la vie ; mais la partie éthérée,
les pensées ou les sentiments qui ont traversé l’âme s’évaporent sans y laisser
de trace.
Henri-Frédéric Amiel, Journal.
Vous
vous doutiez bien que j’allais y venir un jour. Le journal, de préférence
intime, c’est mon truc ça ! À la limite, sur n’importe quel autre sujet,
on peut toujours se demander si je sais bien de quoi je parle – mais pour ce
qui est du journal, alors là pardon, je maîtrise.
Enfin,
je maîtrise le mien.
Une
maladie commune à la plupart des écrivains, et qu’ils ont chopée tout jeune,
entre oreillons et rubéole, c’est la graphomanie. Quand ils n’ont pas un carnet
et un stylo entre les doigts, ou un clavier sous la main, ils suent, ils sont
fébriles, comme des junkies, franchement pas beaux à voir. Addicts à la typographie ! Le journal, c’est un bon moyen de
s’injecter des doses quotidiennes, histoire de tenir entre deux « projets
littéraires »…
Le
journal intime, c’est un peu spécial.
L’intime, normalement, c’est ce qu’on garde pour soi. C’est entre nous et,
admettons, notre conjoint. Et encore ! Sans oublier le psy… L’intime, ça
ne se balance pas comme ça à la figure des gens. Bon, je devrais parler au
passé : aujourd’hui, avec Facebook, c’est un peu plus compliqué que ça.
Mais ne changez pas de sujet : l’intime, à la base, c’est intime, quoi.
Seulement vous savez comment sont les écrivains, hein ? Eux, à partir du
moment où ils ont écrit un truc, ils pensent tout de suite publication !
Ne jamais laisser de l’écrit se perdre !
Attention
toutefois : un journal intime d’écrivain, ça sait se tenir ! Ça ne se
promène pas mal rasé et les cheveux en bataille dans un caleçon Snoopy !
D’accord, on se fouille dans le dedans de la tête ; d’accord, on exhibe au
public ses petites lâchetés parfois, ses contradictions, toutes ses petites
noirceurs ; mais enfin, il y a la manière de le faire ! Ce qui
importe, c’est de se montrer mesquin avec du style… Combien de fois par jour je
suis tenté d’écrire simplement : « Je suis une merde », avant de
me reprendre et d’habiller ce simple constat avec des adjectifs mieux choisis,
en développant mon propos, en pesant le pour et le contre, pour dire
sensiblement la même chose, mais mieux ! Ce n’est pas parce qu’on est une
merde qu’on n’a pas le droit d’être distingué !
Paul
Léautaud était l’apôtre du premier jet, dans son Journal littéraire comme dans ses autres écrits. « Je n’écris bien que si j’écris à la
diable. Si je veux m’appliquer, je ne fais rien de bon. » Pourtant, il
a passé plusieurs années de sa vie à retravailler Le petit ami, qu’il ne trouvait jamais assez bon. Il peaufinait. Mais
c’était sans doute une excuse pour ne pas publier…
Le
problème, c’est qu’à partir du moment où un écrivain décide de publier son
journal intime, il cesse d’écrire un journal « intime ». Même avec la
meilleure volonté du monde, encore une fois, à partir du moment où vous avez la
certitude que quelqu’un va vous lire, vous mettez un costume cravate à vos
phrases. Même si vous prétendez tout dire, et que vous ne cachez rien de vos
problèmes sexuels, de vos colères ridicules ni de vos crises d’urticaire ;
même si vous persistez à employer un style relâché, il est relâché à dessein. Pour se faire bien voir. Pour
que le lecteur se dise : « Chouette ! Un journal intime ! »
Alors,
quoi ? Les écrivains sont donc tous des menteurs ? Il ne faudrait
lire que les journaux intimes de ceux qui n’ont jamais eu l’intention de les
publier ?
Ah !
Ah ! Eh bien figurez-vous que non. Même eux sont sujets à caution.
Il
y a un truc qui se passe, dès qu’on commence à tenir un journal intime, qu’on
soit une jouvencelle de treize ans ou un apprenti écrivain trentenaire :
on devient parano. On a beau écrire pour soi, ranger son cahier dans un tiroir
fermé à clé ou son fichier Word dans un dossier classé dans un dossier classé
dans un dossier classé dans un dossier, on ne peut pas s’empêcher de craindre
que quelqu’un mettra la main dessus. La jouvencelle de treize ans aura peur que
sa mère tombe sur le cahier en rangeant sa chambre ou, pire encore, que ce soit
le grand frère qui mette la main dessus (trop la honte !). Pour l’écrivain,
la crainte est plus ténue. On se doute juste qu’après sa mort, il y aura bien
des proches qui trouveront le monument intégral inédit… On l’espère peut-être
un peu aussi. Enfin bon, on n’est pas tout à fait clair là-dessus. Une chose
est sûre : personne n’a envie de porter des chaussettes trouées le jour de
sa mort. Être la risée de la morgue, merci bien ! Alors même si on l’écrit
pour soi, ce journal, on s’applique. On se corrige. On choisit ses mots. Mais
ça n’empêche pas la sincérité. Une « certaine » sincérité.
Ce
qui m’amène à ceci : les puristes qui dénigrent le journal intime publié
du vivant de l’auteur, sous prétexte que si celui-ci l’a écrit en prévision d’une
future publication, son caractère intime est
forcément discutable, se trompent. Car le journal intime écrit pour soi ne l’est pas moins. On se ment
à soi-même, on ment par omission, et même quand on a l’audace d’exposer ses
hontes, on le fait pour en cacher d’autres. On est comme ça, que voulez-vous ?
On n’a jamais fini de se farfouiller l’intime : il y a trop de portes qu’on
ne veut pas ouvrir. Un autre jour, peut-être…
1 commentaire:
Oh ! le journal c'est comme le piano quotidien une histoire de faire ses gammes !
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