Au cours
d’une de nos promenades, Anne-Marie s’arrêta comme par hasard devant le kiosque
qui se trouve encore à l’angle du boulevard Saint-Michel et de la rue
Soufflot : je vis des images merveilleuses, leurs couleurs criardes me
fascinèrent, je les réclamai, je les obtins ; le tour était joué : je
voulus avoir toutes les semaines Cri-Cri,
L’Épatant, Les Vacances, Les Trois Boys-Scouts de Jean de la Hire et Le
Tour du monde en aéroplane d’Arnould
Galopin, qui paraissait en fascicules le jeudi. D’un jeudi à l’autre, je
pensais à l’Aigle des Andes, à Marcel Dunot, le boxeur aux poings de fer, à
Christian l’aviateur beaucoup plus qu’à mes amis Rabelais et Vigny.
Jean-Paul Sartre, Les Mots.
Le
novice à qui l’on demande de citer de grands écrivains aura tendance à se
creuser la cervelle pour recracher les noms qui lui viennent en premier à
l’esprit, ceux qu’il entend prononcer le plus souvent à la télé, ceux qu’il
voit le plus souvent dans la vitrine de France Loisirs. Il s’y trouvera peut-être
Marc Lévy, Guillaume Musso, Anna Gavalda, vous voyez le genre – et les gens du
métier auront tout loisir de lui jeter des pierres et de lui enfoncer le nez
dans la bouse.
Pourtant,
le novice ne devrait pas avoir honte de son ignorance. La littérature est
tellement à la portée de tous, désormais, qu’on la trouve même dans la bande
dessinée.
Je
suis tout à fait d’accord pour ne pas déranger la hiérarchie des arts. La bande
dessinée n’est pas de la littérature, ni de la peinture, okay. La bande
dessinée est un art populaire, okay. « Populaire », à prononcer en se
pinçant le nez, comme si on tenait à la main une paire de chaussettes sales
retrouvées sous un lit. Il n’empêche qu’Astérix
a autant participé à mon éducation culturelle qu’Homère, que je dois à Lucky Luke autant de bonheur de lecture
qu’à Stevenson, et que Quino et sa Mafalda
m’ont forgé l’esprit au même titre que Montaigne ou Cioran.
En
tout cas, que les uns n’empêchent pas les autres.
Pour
moi, c’était une évidence. J’ai toujours tenu la bande dessinée en haute
estime. Il faut dire que je n’ai pas été de ces enfants dont les parents se
lamentent parce qu’ils passent leur temps à « lire des BD », puisque
j’étais tout autant boulimique de « vraie » littérature. J’ai au
moins échappé à ce complexe (on ne peut pas tous les avoir).
Ce
complexe que je n’avais pas, moi, la bande dessinée elle-même, visiblement, en
souffrait. Certains dessinateurs se désespéraient qu’on puisse penser qu’ils ne
s’adressaient qu’aux enfants, que leur art était « mineur », frivole.
Ils se sont retroussé les manches, ont lancé à la face des cieux :
« On va voir ce qu’on va voir ! » et se sont lancés dans des
récits destinés à un public adulte. Et comme le terme de « bande
dessinée » leur faisait honte, ils ont appelé ça « roman graphique ».
Et les cieux n’ont plus trop fait les malins.
Le
Genevois Rodolphe Töpffer, que l’on considère comme l’inventeur de la bande
dessinée au XIXe siècle, appelait ses créations des « histoires
en estampes ». D’abord conçues pour amuser ses élèves et ses amis, ces
œuvres, des illustrations accompagnées de dialogues, tombent entre les mains de
Goethe, au début des années 1830, et celui-ci trouve à leur lecture un
« plaisir extraordinaire ». C’est grâce à l’auteur de Werther que Töpffer s’est décidé à faire
circuler ses œuvres dans la société aristocratique du temps. Il va lancer un
genre, suivi par de nombreux artistes tels que Wilhelm Busch, Rudolph Dirks,
Windsor McCay… Comme la littérature, la bande dessinée a ses classiques, de Max et Moritz à Tintin, en passant par Little
Nemo ou les Pieds Nickelés.
Alors,
où est le problème ?
Eh
bien, le problème, voyez-vous, c’est que tout cela ne fait pas très sérieux.
Thierry Groensteen a identifié les cinq « handicaps symboliques » qui
empêcheraient la bande dessinée d’être estimée à sa juste valeur :
-
elle mélange le texte et l’image,
-
elle est considérée comme « intrinsèquement infantile »,
-
elle est liée au comique et à la caricature,
-
elle n’a pas suivi l’évolution des arts au XXe siècle, demeurant
figurative au moment où l’art abstrait s’imposait,
-
la multitude des cases et leur petit format empêcheraient la contemplation.
Et
voilà pourquoi votre fille est muette et votre bande dessinée de l’art
populaire.
Alors,
pour ne plus avoir à rougir devant leurs planches, leurs cases et leurs bulles
qui leur ont coûté tant de sueur mais ne leur rapporteront jamais la légitimité
culturelle dont ils rêvent, les auteurs de bande dessinée, un jour, inventèrent
le roman graphique.
Et
voilà, d’un coup d’un seul, la bande dessinée avait fait son entrée dans la
cour des grands. Mais dans la cour quand même. Mais celle des grands. Will
Eisner, Art Spiegelman, Joe Sacco, Marjane Satrapi, Étienne Davodeau :
enfin des noms d’auteurs qu’on pouvait aligner sans rougir ! « Alors
comme ça, vous faites de la bédé ? Non môssieur, je fais du roman
grâphique ! »
Entendons-nous
bien : je n’ai rien contre le roman graphique. De Maus à Gen d’Hiroshima de
Keiji Nakazawa, en passant par le From
Hell d’Alan Moore ou le Journal
de Fabrice Neaud, je suis même un grand amateur de ces œuvres qui ont brisé la
norme de l’album cartonné de 48 pages en couleurs pour courir sur des volumes
entiers… « Un roman graphique,
d’après Spiegelman, c’est une bande
dessinée qui nécessite un marque-page. » Son arrivée a permis de
diversifier les genres : reportage, autobiographie, fiction pure… Je suis
bien d’accord. C’est cette course après la légitimation culturelle que je
trouve absurde, ce besoin de trouver un nouveau nom, comme s’il fallait avoir
honte de faire de la bande dessinée. « Attention, je suis dessinateur,
mais moi, je ne fais pas des petits mickeys, hein ! »
Mais
c’est très bien aussi, les petits mickeys, les gars… D’ailleurs Maus en est rempli, de ces mignons
rongeurs. C’est bien la preuve…
1 commentaire:
Oulah ! Tomi Ungerer ça fait classe ! Alors que Lisette ça fait veillée des chaumières ... franchement que le snob se mêle de bande dessinée prouve que le snobisme est un genre mineur !
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