Le 5 juillet
1954, un jeune homme de dix-neuf ans pousse la chansonnette dans le studio de
Sam Phillips, à Memphis, Tennessee. Il y a quelques temps déjà que le gamin
essaie de poser sa voix sur microsillon. D’ailleurs, il a déjà produit une
galette avec les studios Sun, un seul exemplaire… qu’il a offert à sa mère,
Gladys. Personne n’est vraiment convaincu, mais on lui trouve une voix
intéressante : il ferait un bon chanteur de ballades. Sam Phillips, lui,
attend de voir. La chanson qu’il est venu enregistrer, accompagné par Scotty
Moore à la guitare et Bill Black à la contrebasse, une romance country, n’impressionne
pas vraiment le producteur. Ni les musiciens, d’ailleurs. Le môme lui-même
n’est pas franchement satisfait. À la fin de la séance, ça cause blues,
country, hillbilly… On évoque Arthur Crudup, et le gosse se met à improviser
sur un de ses morceaux : That’s All
Right Mama. Là, il se passe quelque chose : depuis le temps que Phillips
recherchait un Blanc capable de swinguer comme un Noir ! Ce gamin-là vient
tout simplement de transformer un vieux blues en quelque chose de nouveau – en
un morceau de rock’n’roll.
That’s All Right Mama, rebaptisée That’s All Right, sort en 45 tours le 19 juillet, avec en face B Blue Moon of Kentucky. Il s’agit du
premier disque enregistré par Elvis Presley – autant dire du premier disque
rock de tous les temps.
Les fils à maman
Dans
le rock comme ailleurs, la mère est donc à l’origine de tout. C’est le premier
amour, le seul qui n’a jamais déçu. On enregistre son premier disque pour elle,
rien que pour elle, on veut qu’elle soit fière de son fils. Elle le sera :
c’est une mère. Et même lorsqu’elle s’oppose à nos choix, on veut encore la
rassurer. Tout va bien, maman. Tu n’aimes pas cette fille ? Tout va bien.
Je vais quitter la ville, je ne vais plus t’embêter, tout va bien. Voilà ce que
raconte That’s All Right. La mère,
même si on la quitte, c’est sans haine, ne t’inquiète pas. Et quand Little
Richard chante True Fine Mama, c’est
à la mère consolatrice qu’il s’adresse. Des années plus tard, Ian Curtis, le
tragique chanteur de Joy Division, cherchera auprès de la sienne le pardon pour
toutes les erreurs commises, les démissions et les échecs, dans Interzone :
Mother I’ve tried, please believe me
I’m doing the best that I can
Dès
qu’on parle du rock, il y a des images qui s’imposent. La posture de
l’adolescent en rébellion contre l’autorité parentale en est une. N’oublions
pas que le Rock Around The Clock de
Bill Haley constitue le générique de Blackboard
Jungle (Graine de violence), ce
film de Richard Brooks qui montre des adolescents en opposition violente avec
leurs professeurs… Alors, le rock comme révolte contre les parents ? Visiblement,
ce n’est pas si simple. Si le père est souvent représenté comme dominateur,
alcoolique ou simplement absent, la mère, elle, protège son enfant, le nourrit,
l’habille. Tout est résumé en
quelques mots dans The House of the
Rising Sun, ce blues immortalisé par The Animals en 1964 :
My mother was a tailor
She sewed my new bluejeans
My father was a gamblin’ man
Down in New Orleans
Papa joue, maman coud.
La vérité,
bien souvent, c’est que les parents feraient tout pour leur enfant. Et
d’ailleurs, qui lui a offert sa première guitare ? Qui l’a entendu casser
ses premières cordes dans sa chambre en criant comme un chat qu’on égorge, et
il appelait ça chanter ? Qui l’emmenait à ses premiers concerts quand il
n’avait pas encore l’âge de passer le permis ? Il pouvait bien alors gueuler
dans le micro toute sa révolte contre le vieux monde de papa et maman, les
principaux intéressés savaient bien, eux, que c’était un bon fils, bien content
que papa et maman soient aussi cool… « Mon
Dieu que c’est triste / D’avoir des parents twist ! » chantait la
jeune Stella, future madame Christian Vander, en 1963. Eh oui, c’est
triste : on les préférerait de la vieille école, bien autoritaires et
remplis de traditions – ça nous ferait au moins une bonne raison de nous opposer
à eux… Que peut-on imaginer de plus déchirant que cette histoire, racontée plus
que chantée par Johnny Cash, d’un jeune homme amoureux qui arrache le cœur de
sa mère pour l’offrir à sa petite amie et, dans son empressement, trébuche,
tombe, lâche le cœur… et le coeur se met à crier : « Mon fils,
t’es-tu fait mal en tombant ? » (Mother’s
Love, 1968).
Ma mère me rend folle !
Le
rock a porté les cheveux courts et gominés, le pantalon cintré et la cravate
ficelle : élégance, bonne humeur, bal le samedi soir et église le
dimanche. On remuait le bassin pour affoler les filles, et on rentrait
gentiment chez sa mère avec l’argent des recettes. Et puis le rock s’est
habillé de cuir noir, les bananes ont poussé, aussi longues que les santiags en
peau de lézard, le déhanché s’est accentué, la voix a pris des hoquets terrifiants…
La wild thing chantée par les Troggs
s’est matérialisée sur scène dans ces torsions bestiales du corps – et les bons
pères de famille n’ont plus reconnu leurs enfants. À quel moment nos chérubins
ont-ils pu se transformer en ces créatures diaboliques nommées Screamin’ Jay
Hawkins ou Jerry Lee Lewis ?
La
rupture est consommée : il est désormais établi que les gamins ne pensent
qu’à s’amuser, rouler dans de belles voitures et draguer tout ce qui bouge, et
que leurs parents, heureusement, sont là pour leur rappeler la dure réalité. En
1958, Eddie Cochran le chante de sa voix légèrement éraillée, dans Summertime Blues :
Oh well my mom and dad told me
Son you gotta make some money
If you wanna get the car to go ridin’ next Sunday...
Avec C’mon Everybody, il est encore assez
gentil : on attend que papa et maman aient vidé les lieux avant de faire venir
les potes : « Now the house is
empty and my folks are gone… Ooh ! C’mon everybody !
»
Que les
relations conflictuelles entre parents et enfants soient réelles ou
imaginaires, au fond, peu importe : le rockeur a définitivement adopté cette
image du mauvais garçon qui par son énergie de jeune chien fou électrique est
prêt à dynamiter le vieux monde des « croulants ». Que le rock se
fasse pousser cheveux et barbes ou qu’il les rase, qu’il les porte hérissés,
décolorés ou à l’iroquoise, il est désormais établi que le teenager et ses
parents vivent dans deux mondes séparés. Il n’y a pas incompatibilité totale,
on peut même discuter à l’occasion, mais bon, on n’a plus les mêmes centres
d’intérêt.
En France,
nous avons eu Antoine, ses Problèmes et ses Élucubrations
(1966) :
Ma mère m’a dit : Antoine, fais-toi
couper les ch’veux
Je lui ai dit : Ma mère, dans vingt ans
si tu veux !
Mais en
France, on est à la traîne. On en est encore à la crise d’adolescence guillerette,
la révolte capillaire. On lève le poing discrètement, avec dix ans de retard.
En Angleterre, les Who ont débarqué, ils sont violemment agités, ils prennent
des acides, ils sont… bègues ?!? Des types qui chantent en bégayant, on
aura tout entendu ! Et ils nous imposent leur g-g-g-génération chevelue,
grimaçante, briseuse de guitares. Au revoir, maman et papa : vos lois ne
sont plus les nôtres… Le garage rock débarque aux États-Unis, ça ne rigole
plus, une mèche vient de s’enflammer qui fera exploser la dynamite punk dix ans
plus tard.
Bien des
années après, en 1998, Didier Wampas, chanteur dont les influences formeraient
à elles seules une honorable encyclopédie du rock, fait écho aussi bien à la
petite insubordination solitaire d’Eddie Cochran qu’aux Élucubrations d’Antoine avec Ma
mère me rend folle. Voix criarde, texte volontairement enfantin, c’est une
révolte pour rire : « Mais un
beau jour elle va bien voir / Qu’je partirai où ça me plaît… »
L’amour
maternel, pourtant, n’est-ce pas tout ce qui compte ? Frank Zappa et ses
Mothers of Invention (les mères sont partout, on vous dit !) l’ont déclaré
une fois pour toutes dans Motherly Love :
Forget about
The brotherly and otherly love
Motherly love
Is just the thing for you
You know your mother gonna love ya
Till ya don’t know what to do
Zappa l’a dit,
oui, mais la chanson est un pied-de-nez ! Les mères en question sont les
Mothers of Invention, et… t’as beau n’avoir que dix-huit ans, tu sais que j’ai
de l’amour maternel pour toi, chérie ! Voilà les mamans et leur amour si
pur ridiculisés à grand renfort de kazoo et d’allusions salaces ! Plus
aucun respect. Nous sommes en 1966, et deux ans plus tard, la figure maternelle
réapparaît dans une insulte crachée sur une scène de Detroit par Rob Tyner, le
chanteur du MC5 : « Kick out
the jams, motherfuckers ! » Une insulte immortalisée par l’album
live du groupe, sorti en 1969, et qu’on n’a pas fini d’entendre. Ça ne rigole
plus.
Psychés, punks et autres motherfuckers
Entre
l’amour maternel de Frank Zappa et le glapissement sauvage du MC5, il y a eu en
1967, les Doors et la chanson The End.
Bande sonore idéale à n’importe quelle apocalypse (Coppola ne s’y est pas
trompé), le morceau s’étend sur plus de onze minutes d’une rythmique lente et
tendue sur laquelle la voix de Jim Morrison semble improviser des paroles de
plus en plus inquiétantes, la chanson vire à l’expérience chamanique, on y
croise un tueur qui se lève avant l’aube… et tout explose en une crise
œdipienne qui s’achève en rugissements :
Father ? – Yes, son ?
‒ I want to kill you.
Mother, I want to...
Inutile
de hurler la suite, tout le monde a compris quels outrages allait subir la
malheureuse génitrice. That’s not quite
all right, Mama…
En
quelques années, le rock est devenu adulte, et son émancipation ne s’est pas
faite sans douleur. Comme les enfants qui finissent par avoir honte que leur
mère les accompagne jusqu’au portail de l’école et les embrasse ostensiblement
devant les copains, les musiciens en ont eu assez d’être de gentils garçons,
polis et bien peignés. Les parents sont définitivement passés à l’ennemi, la
famille est une plaie, un carcan dont il faut se libérer. Image d’une famille « heureuse »
en 1977 :
Daddy’s telling lies
Baby’s eating flies
Mommy’s on pills
Baby’s got the chills
(Ramones, We’re A Happy Family)
Les
punks ayant pour credo de ne plus accepter d’ordres de quiconque, la mère n’est
plus guère pour eux, au pire qu’une figure autoritaire et possessive, au mieux
qu’une ombre délavée, inconsistante et sous sédatif. Le modèle plus ou moins
avoué du punk, comme celui du chanteur de hard-rock, est le délinquant
juvénile, le fouteur de merde. Rien d’étonnant à ce que deux groupes, AC/DC et
The Damned, en cette même année 77, aient tous deux composé un morceau intitulé
Problem Child ! En 1989, un
groupe français, Les Rats, enregistrera sa propre version, Enfant à problèmes. Quelques années auparavant, un autre groupe
punk français, BB Doc, a fait une remarquable synthèse de la situation :
Ton père par ci, ta mère par là
Y’en a plein l’cul
d’tout ça !
La seule famille qu’on
veut
Elle n’a qu’un nom,
c’est oï ! oï !
Il
serait fastidieux – voire titanesque – de recenser les occurrences de
l’expression motherfucker (et de ses
équivalents dans la langue de Ribéry) parmi toute la production rock de ces
soixante dernières années. En 1977 toujours, Johnny Thunders et les
Heartbreakers en font le titre d’un album mythique, L.A.M.F., autrement dit Like
a Motherfucker. En 1992, Prince utilise les mêmes initiales maudites pour
son single Sexy MF, qui marque les
esprits. Même au Top 50, désormais, on crache au visage de maman. C’est donc officiel,
l’insulte n’est plus réservée à la sphère underground,
au vinyle indé que seuls les connaisseurs sauront dénicher chez leur disquaire.
Elle passe en boucle à la télévision, elle est reprise en chœur dans les cours
de récré… Et, comme toute révolte, elle perd tout son sens à se voir
institutionnalisée. Heureusement, la même année, le groupe Nirvana sort un
album intitulé Incesticide – les
œdipes mal résolus ont encore de beaux jours devant eux…
Mais
les années 90 voient aussi la scène hip-hop prendre son envol, et c’est dans le
flow des MC que les motherfucker et
autre nique ta mère vont jaillir. Le
rock a pris un coup de vieux, mais derrière leurs tables de mixage, d’autres
jeunes ont repris le flambeau. La figure de la mère, elle, n’est toujours pas
réhabilitée. On est bien loin de Gladys Presley recevant émue, des mains de son
fils, l’exemplaire unique de son tout premier enregistrement. Le rock a voulu
grandir, il a voulu qu’on enlève les petites roues de son tricycle, puis il en
a eu marre qu’on lui demande de faire ses devoirs, de mettre son col
correctement et de bien se laver derrière les oreilles. Il fallait en passer
par là. Maintenant, maman, si tu pouvais me foutre la paix… Il ne reste plus
qu’à conclure avec les sales gosses de Green Day qui, dans leur chanson Brat (1994), résument assez bien
l’aspect pratique des parents :
I’ll just wait for Mom and Dad to die
And got my inheritance
Penser
à l’avenir, c’est important, et ça les enfants, votre mère vous l’a souvent
dit.
3 commentaires:
Ouais ! évidemment si tu écris des articles longs comme des encyclopédies sans pain c'est pas top !
On t'a dit little boy : 3 minutes ! c'est ça la durée d'une face de 45 tours ...
Bel article et bien documenté Raphaël,
Je retiens le "papa joue, maman coud"
J'aime beacoup toutes tes photos d'archive. Tu pourrais en faire un bouquin ;-)
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