Finalement,
ils attendaient tous devant le grand écran du salon que l’émission commence.
Garyan
avait pourtant répété que si ce jour-là devait arriver, il passerait du temps
avec ses proches, et qu’il s’enverrait en l’air une dernière fois avec sa
femme, jusqu’à épuisement.
Eh
bien ! Colynn et lui s’étaient envoyés en l’air à plusieurs reprises,
jusqu’à épuisement, et maintenant ils étaient avec leurs proches, tous devant
la télé.
Taraña
et Klem étaient arrivés vers sept heures, avec de l’alcool de topinambour et des
toasts lyophilisés. Sam et Djimi s’étaient occupés du gâteau. Les enfants
s’étaient regroupés pour jouer entre eux, sagement, comme s’ils ignoraient
qu’ils se voyaient pour la dernière fois.
C’était un soir particulier. Il
y en avait eu d’autres : des anniversaires, des mariages… Mais celui-ci,
dans le genre particulier, se posait un peu là. Le dernier soir du monde. On en
avait longtemps parlé, et voilà qu’on y était.
Pour la
génération des parents de Garyan, la fin du monde, c’était une plaisanterie,
rien de plus. Un truc qui concernerait les hommes du futur, après nous le
Déluge… Et puis il y avait eu le Grand Cataclysme de 2203. L’Année terrible.
Les journaux n’en pouvaient plus de majuscules et d’expressions choc pour
définir le moment « où tout avait basculé ». Des épidémies par
dizaines de milliers, des séismes à répétition, sécheresse et inondations en
masse, comme un cauchemar d’écologiste qui serait devenu bien réel. Comme si la
Terre, à bout de souffle, crevait d’un coup tous ses abcès. Pendant plusieurs
mois, les gouvernements du monde traitèrent chaque cas comme il se
présentait : quarantaines par ci, recherche d’un vaccin par là, aide aux
populations sinistrées… Mais l’horreur s’étendait. Toutes les populations, les
unes après les autres, entraient dans la catégorie « sinistré ». Les
maladies les plus exotiques devenaient le lot quotidien, les insuffisances
respiratoires et les cancers se multipliaient comme jadis les petits pains… Le
monde entier était patraque. Fatalement, il y eut un moment où les autorités
firent le parallèle entre les problèmes de santé des citoyens et les pics de
pollution toujours plus alarmants. L’air était bel et bien devenu irrespirable.
« On vous l’avait bien dit ! », toussèrent les écologistes.
Alors, il y
eut ce miracle : tous les États du monde se réunissant pour un gigantesque
Sommet, oubliant tous les conflits passés pour prendre une décision radicale
face à cette situation.
Et
cette décision radicale, ce fut de creuser d’immenses galeries souterraines,
partout dans le monde, et d’y vivre comme les rats. Tous les citoyens
contaminés furent abandonnés à la surface, seuls ceux qui ne présentaient pas
de risque de contagion eurent le privilège de se voir autoriser l’accès au monde
souterrain. Les temps étaient venus de vivre sous la lumière des néons et de
raconter à ses enfants comment était cette Terre qu’ils ne connaîtront jamais
réellement, et à quoi ressemblait le ciel.
Il
y avait trente ans, maintenant, que les humains s’étaient transformés en taupes.
Évidemment, il s’agissait à l’origine d’une situation momentanée, le temps de
« trouver une solution ». Personne ne l’avait trouvée. Personne
n’avait d’ailleurs eu l’air de savoir qui devait la chercher. On comprit que le
temporaire allait s’éterniser lorsque les gouvernements se mirent d’accord pour
renoncer aux fuseaux horaires, puisque le cycle des jours et des nuits
s’établissait désormais artificiellement par l’action des néons. Tous les pays
du monde réglèrent leurs montres sur le Méridien de Greenwich, et enterrèrent
leurs illusions après avoir enterré le reste. Jamais cette décision n’aurait
été prise s’il y avait eu le moindre espoir de remonter un jour à la surface…
Il
y eut une douzaine d’années d’accalmie, où dans les hôpitaux de l’Underworld
(comme on appela vite ce nouveau monde, sans grande originalité), les médecins soignaient
des maladies classiques. Le taux de mortalité était redevenu acceptable, étant
données les circonstances. Personne ne les vit passer, ces années-là. Tout le
monde était trop occupé à gérer son traumatisme post-apocalyptique… Pourtant,
il y eut des naissances, dans ces catacombes. Des naissances fortement
encouragées par les gouvernements. Il s’agissait de sauver la
civilisation !
Il
s’agissait, surtout, de faire comme si tout allait bien. Le plus
important : rassurer les populations civiles. Les installations
souterraines, d’abord sommaires, se firent de plus en plus ambitieuses. Il
n’était plus seulement question de survie, on n’allait plus se contenter de
créer des abris de fortune et des centres médicaux : bientôt, les
entrailles de la Terre virent naître des cinémas, des restaurants, des
bibliothèques, des églises, des palais omnisports, des dancings… La vie
reprenait ses droits.
Et puis c’est
revenu. Des épidémies qui dataient du Moyen Âge faisaient de nouveau parler
d’elles et se répandaient à travers les boyaux des nouvelles cités. Ce
magnifique ouvrage humain, construit dans la peur et le désespoir, mais avec ce
sens du grandiose dont l’homme a le secret, voyait ressurgir les monstres de la
surface que tous avaient voulu fuir. Et là, impossible de fuir. Impossible de
s’enterrer plus profondément. L’humanité avait le dos au mur, et la Mort
n’avait même plus le temps de se curer les ongles. On pouvait presque la voir,
la Mort, ramper sans trêve, en engloutissant sur son passage tout ce qui
restait de « populations civiles » encore debout.
Une idée fit
son chemin, lancée à l’origine par un petit parti obscur, le MSDD (Movement for
a Scheduled Doomsday, autrement dit le mouvement pour une fin du monde
planifiée). Puisque l’extinction totale de l’humanité s’avérait inéluctable à
plus ou moins longue échéance, pourquoi ne pas l’organiser ? Pourquoi ne
pas décider d’un jour particulier pour en finir tous ensemble ? Il
suffirait d’un immense réseau de bombes toutes reliées entre elles, et d’un
certain nombre de personnes désignées pour déclencher les détonateurs à l’heure
H, et ce serait ensemble, main dans la main, que les hommes et les femmes du
monde entier s’éparpilleraient tous dans de joyeuses envolées d’organes, de
membres et de fluides corporels…
Curieusement,
ce projet fut d’abord accueilli par des cris scandalisés ou de simples
moqueries. Qui serait assez fou pour soutenir un tel programme ? Tout
aussi curieusement, à mesure que les hôpitaux de l’Underworld dégorgeaient leur
trop-plein de pestiférés, de tuberculeux et de leucémiques, le MSDD fit de plus
en plus d’adeptes. Le pic de mortalité vertigineux de l’année 2227, qui
épouvanta le monde entier, ou ce qui en restait, fit du MSDD le premier parti
de l’Underworld. Désormais, c’étaient les sceptiques et les optimistes, ceux
qui voulaient croire que le pire n’était pas encore certain, qui étaient
minoritaires. Pour ne fâcher personne, les autorités choisirent la date du 13
novembre 2253, soit cinquante ans jour pour jour après la création de
l’Underworld – une date qui paraissait suffisamment éloignée pour ne pas être
trop anxiogène. Et puis, vue la rapidité avec laquelle la mort faisait son
œuvre, cette date fut avancée de vingt ans, à l’unanimité générale.
Nous y étions.
Le 12 novembre 2233, l’humanité allait vivre sa dernière journée dans une belle
communauté d’esprit, unie comme jamais. La bombe devait exploser à une heure du
matin, le 13.
« Une
belle communauté d’esprit », il fallait le dire vite. Dans le dédale des
rues de chaque cité, il ne valait mieux pas traîner quand les « feux de
jour », ces immenses néons déversant une lumière blanche laiteuse qui
anéantissait les ombres, laissaient place aux « feux de nuit », de
petites ampoules oranges qui rappelaient vaguement les lampadaires d’antan.
Assassinats, viols et pillages étaient monnaie courante : on tuait pour
des médicaments, de la nourriture ou un peu d’eau. Cette ultime soirée ne
devait pas faire exception à la règle : toutes les perversions étant
permises, puisqu’à minuit la sentence était la même pour tous, on n’allait
quand même pas se priver… Seule la courbe des suicides s’était inversée depuis
quelques années. Une date limite ayant été fixée pour tout le monde, les
dépressifs réalisaient qu’ils pouvaient bien patienter un peu.
Les rues ayant
été abandonnées aux fous et aux criminels, il valait mieux rester chez soi. Et
le MSDD, désormais au pouvoir, avait tout prévu pour que cette dernière soirée soit
inoubliable – si toutefois il était possible de conserver le moindre souvenir
dans l’au-delà. L’humanité s’éteindrait joyeusement, dans l’union des âmes et les
confettis, à la fin d’une gigantesque émission retransmise dans tous les pays
de l’Underworld. Des dizaines d’artistes, chanteurs, acrobates, humoristes,
magiciens, se relaieraient toute la soirée pour chasser la peur, pour
accueillir le néant dans les flonflons de la dignité.
Si un
bombardement général de toutes les structures de l’Underworld avait
immédiatement paru la meilleure solution pour en finir, le gouvernement
encourageait les familles à avaler des cachets avant l’heure prévue pour la
Grande Détonation, afin de dormir au moment fatidique. Tout le monde se souvenait
de la grande campagne Un “gloups !”
plutôt qu’un “boum !”… À minuit, une heure avant la deadline, les
animateurs de l’émission inviteraient leurs spectateurs à avaler la pilule avec
eux. D’ailleurs, ce spectacle n’avait pas d’autre fonction que celle de
sédatif, pour s’occuper un peu avant de mourir, et ne pas trop y penser. La
télévision, contre toute attente, se révélait le meilleur média pour apprendre
à mourir.
En trinquant à
la fin du monde, Garyan et ses invités attendaient donc que commence l’émission.
Docilement assis autour de la table comme pour une soirée de réveillon, ils se
tenaient devant ce qui ressemblait à un festin princier. Un festin
post-apocalyptique, bien sûr, mais tout de même… Il fallait finir les
rations !
Ce qui surprit
Garyan, ce furent les annonces publicitaires diffusées avant l’émission. Plus
personne n’irait acheter quoi que ce soit, désormais ! Pourquoi vanter
encore les mérites d’une marque de lave-vaisselle, d’une voiture ou d’une
banque ? « Il faut vraiment faire comme si ce jour n’avait rien de
particulier », se dit-il avec un sourire en coin.
« Vous
savez qu’en réalité, la soirée n’est pas retransmise en direct ? confia
Klem sur le ton d’un espion tellement ravi d’avoir mis la main sur des
documents ultra secrets qu’il s’empresserait de les divulguer au premier venu.
J’ai lu quelque part qu’il y aurait un léger différé de quelques minutes,
histoire de pouvoir gérer au cas où un invité craquerait… On est censés
rigoler, ce soir ! Vous imaginez, si Argrell s’interrompt au beau milieu
de son sketch sur la fièvre jaune pour hurler “J’veux pas mourir ! J’veux
pas mourir !” en pleine crise d’hystérie ? Bel exemple pour la
jeunesse !
‒ À mon avis,
ne plus avoir à subir l’humour d’Argrell, ce sera l’une des plus agréables
conséquences du Doomsday… », gloussa Djimi.
Dans un
tonnerre de cuivres enthousiastes et un déferlement de couleurs, l’immense
plateau de la dernière émission du monde fit son apparition sur l’écran. Au-dessus
du vaste public regroupé sur le plus grand stade du monde, quatre gigantesques
cavaliers montés sur quatre gigantesques chevaux mécaniques s’avançaient depuis
les quatre points cardinaux. L’un des chevaux était blanc, un autre rouge, un
autre noir, et un autre pâle. Sept immenses trompettes tenues par sept anges accueillaient
leur arrivée. Ayant rejoint le centre du stade où était dressé le plateau, les
animaux de métal se tournèrent chacun dans quatre directions opposées et firent
une sorte de révérence, échine courbée et patte avant droite levée, sous les acclamations
de la foule.
Klem ricana.
« Alors c’est ça leur interprétation de l’Apocalypse de saint Jean ? Quatre gentils canassons qui font
des courbettes ? Manque plus que la Bête à sept têtes avec un tutu et une
plume dans le cul ! »
Après cette
longue cérémonie d’ouverture, les plus célèbres animateurs du monde vinrent
présenter la soirée dans leurs langues respectives. Chacun bénéficiait d’un
espace suffisant pour faire son show à l’attention de ses concitoyens. Pour
l’Europe, ce fut évidemment Jean-John Grimstock qui fit son apparition.
Toujours aussi fringant, il glissa son flamboyant fauteuil roulant jusqu’au
milieu de la scène en lançant de tonitruants « bonsoir » et
« merci » pour couvrir les applaudissements déchaînés du public.
Garyan
constata une fois de plus avec quelle élégance Grimstock arborait ses lunettes
à oxygène, comme s’il s’agissait d’un ornement, au même titre qu’une belle
montre ou une cravate. Garyan, lui, se contentait d’un vieux modèle en
plastique qui, en comparaison, lui donnait vraiment l’air d’un mourant.
Pendant que
s’enchaînaient les vedettes, que les grands tubes du moment laissaient place à
des numéros de danse acrobatique ou à des bêtisiers divers, les convives se
turent un moment. Ce n’était pas l’émission qui les captivait, pourtant :
Garyan sentait bien que chacun faisait le point, que chacun, rassuré par la
présence des autres, profitait du brouhaha télévisé pour méditer. Le travail de
deuil avait commencé depuis longtemps, depuis des années : c’était presque
un soulagement de le voir s’achever aujourd’hui.
Colynn glissa
sa main dans celle de Garyan un moment, et ils se regardèrent longuement. Tout
bien considéré, ils n’avaient pas eu une mauvaise vie. À quarante-cinq ans, et
malgré ses ulcères à répétition, Garyan avait su conserver une assez bonne
santé, alors que de nombreuses personnes de sa génération, celle qui avait
connu le « monde d’en haut », étaient déjà mortes depuis longtemps.
Colynn et lui n’avaient perdu que deux enfants en bas âge, et les deux
restants, Glynnda et Merwynn, bien qu’atteints tous deux de poliomyélite,
avaient toujours montré une joie de vivre émouvante. Les années avaient été
beaucoup plus cruelles pour Taraña et Klem. Garyan ne connaissait pas tous les
détails de leur vie, ils n’étaient voisins que depuis cinq ans, mais durant ces
cinq années, il avait assisté à leurs nombreuses hospitalisations, il les avait
vus pleurer la mort de leur fille aînée, il avait vu Taraña perdre peu à peu
toute son autonomie, se ratatiner dans son fauteuil médicalisé, devant son mari
impuissant qui souffrait de la voir chaque jour s’éloigner un peu plus de lui.
Sam et Djimi,
leurs amis homos, s’étaient résignés assez tôt à l’idée que ni l’un ni l’autre
n’auraient jamais trente-cinq ans. Sam avait un cancer du larynx, Djimi une
insuffisance rénale. Là où ils s’étaient montrés particulièrement naïfs, c’est
en pensant qu’il restait encore un espoir pour les enfants. Huit ans plus tôt,
ils en avaient adopté deux, C’hmul et Doris, qui ce soir feraient partie du
voyage. Pour l’heure, ils faisaient mine de ne pas trop y penser en s’abîmant
dans la contemplation du grand écran de télévision, assis aux côtés de Glynnda
et Merwynn. Phénomène assez rare pour être consigné, C’hmul et Doris étaient
tous les deux en parfaite santé. « Mourir ainsi, ce doit être terrible »,
songea tristement Garyan en s’attardant sur les petites têtes des quatre
enfants, sagement assis et ne perdant pas une miette des chansons et des
animations qui se succédaient sur le plateau de Jean-John Grimstock.
À mesure que
l’émission se poursuivait, les spectacles de variétés étant entrecoupés
d’images d’archives montrant l’histoire de la télévision, mais aussi « les
grands moments de l’humanité », depuis l’invention de la roue jusqu’à la
naissance d’Underworld, une certaine anxiété se faisait sentir. Plusieurs
coupures publicitaires (dont une pour une compagnie d’assurance-vie qui
provoqua un grand moment d’hilarité parmi les convives) surgirent sans
prévenir, sans doute pour masquer quelque scandale ou crise d’hystérie
« en direct ». La jubilation du public se faisait nettement plus
tiède, et même Grimstock semblait fébrile. Chez Garyan, instinctivement, les
couples se serrèrent, les enfants rejoignirent leurs parents, des larmes dans
les yeux.
Dix secondes avant
minuit, un compte à rebours apparut sur l’écran. À minuit pile, chaque citoyen
était invité à prendre le médicament qui lui permettrait de tomber dans le coma
avant que tout explose. « Cinq ! », criait Grimstock en
tenant son comprimé d’une main, et en cherchant toujours à paraître à peu près
enjoué.
« Quatre ! »,
hurla la foule que la caméra parcourait en ne cherchant plus à masquer, cette
fois, les cadavres de ceux qui avaient déjà composté leur billet depuis un
moment. L’heure n’était plus à la pudeur, on pouvait enfin montrer la mort en
face.
« Trois ! »,
Garyan vit avec soulagement Merwynn et Glynnda avaler leur cachet sans
difficulté.
« Deux ! »
Colynn et lui échangèrent un ultime baiser.
« Un !...
ON AVAAALE !!! », hurla Grimstock, la voix brisée par un sanglot.
Garyan avala.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire