Premier prototype de machine à voyager dans le temps, par S. Ferron (1914). |
Cela
faisait six mois qu’il économisait sur son misérable salaire de programmeur, et
cette fois, tous ses calculs tombaient juste : Kristof Vasco pouvait se
l’offrir ! Six mois qu’il en rêvait, du TJ 3000 ! Six mois que tous
les réseaux sociaux, tous les panneaux publicitaires, toutes les chaînes de
télé ne parlaient que de ça : avec le TJ 3000, le voyage dans le temps
devenait accessible à tous !
Avec TJ 3000, le
temps, ce n’est plus de l’argent !
Les
slogans étaient matraqués partout. Dans toutes les langues, tous les pays et –paraît-il ! –
à toutes les époques ! C’était la grande nouveauté : inventée en l’an
2126, la machine à voyager dans le temps avait été mise sur le marché… à toutes
les époques ! Certains scientifiques sceptiques avaient longtemps souligné
ce paradoxe : « Si un jour la machine à voyager dans le temps devait
exister… comment expliquer qu’elle n’existe pas déjà, puisque c’est une machine
à voyager dans le temps ? » Eh bien, c’était désormais chose faite,
et les scientifiques du passé ne pouvaient plus se reposer sur cette question
piège.
Évidemment, coincé
dans son présent grisâtre et quotidien, Kristof n’avait pas encore pu vérifier
par lui-même l’existence simultanée de cette machine à toutes les périodes de
l’Histoire. Mais depuis que l’appareil formidable, rutilant de chromes et
profilé comme un obus, avait été commercialisé, il est vrai qu’il n’était pas
rare, dans les rues, de croiser des individus en redingote et haut-de-forme, ou
dans d’autres « tenues d’époque » plus bizarres les unes que les
autres. Il y a quelques années, on les aurait pris pour des excentriques,
amateurs de vieilles choses, ou pour des comédiens costumés : désormais,
on se doutait qu’il s’agissait plus vraisemblablement d’individus vivant au XIXe
siècle, au siècle des Lumières ou même au Moyen Âge, et qui venaient faire du
tourisme dans notre modernité.
Comme
à chaque fois qu’une nouveauté apparaît, il y a ceux qui se précipitent pour
être les premiers à l’utiliser, et ceux qui, faute d’argent, doivent attendre
longtemps, parfois si longtemps que lorsqu’ils l’achètent enfin, une nouvelle
nouveauté a fait son apparition, remisant la précédente au rayon des
antiquités. Kristof avait toujours été dans la deuxième catégorie. Cette fois
encore, il avait vu ses collègues et ses amis se précipiter sur le TJ 3000 dès
sa mise en vente, tandis qu’il comptait péniblement ses économies. Il lui avait
donc fallu six mois pour réussir à réunir la somme suffisante à l’achat de ce
bijou. Six mois, ce n’était pas si long, et la machine faisait toujours la une
de tous les journaux. Il ne passerait pas pour un ringard, cette fois. Malgré
tout, déjà, il avait remarqué un air un peu blasé, peut-être même déçu, sur le
visage de ses collègues, qui prétendaient même, pour certains, que leur TJ
prenait la poussière dans le hangar familial. Kristof mettait ça sur le compte
du snobisme. Son voisin avait même revendu le sien ! « Caprice de
riches », se disait Kristof en haussant les épaules.
Le temps passe trop
vite ? Rattrapez-le avec le TJ 3000 !
L’entreprise
qui avait inventé et commercialisé le Time Jet 3000 étendait ses bâtiments
commerciaux sur des hectares. Kristof Vasco attendait, avec sa femme et ses
enfants, enfoncés dans de grands fauteuils trop rouges et trop confortables,
qu’on veuille bien s’occuper d’eux. Un employé trop souriant vint les chercher
avec emphase, « monsieur et madame Vasco ? Je vous en prie… »,
réussissant presque à accorder une poignée de main à monsieur, une autre à
madame, et une œillade gentille aux enfants, tout en leur faisant signe de le
suivre dans son bureau, comme s’il avait eu quatre bras et deux têtes. Kristof
ressentit un léger soulagement en constatant que ce n’était pas le cas. Le
type, en tout cas, parvenait à maîtriser à la perfection l’art de la politesse
sucrée et du dynamisme supraluminique, à tel point que le client pouvait à la
fois se sentir accueilli avec les plus grands honneurs et parfaitement
conscient que son interlocuteur était un homme pressé avec lequel il s’agissait
de ne pas poser trop de questions. La phrase « tout est dans le
dossier » revint plusieurs fois dans la conversation, afin de décourager
les clients les plus téméraires.
Ça
ne découragea pas Lizzy, la femme de Kristof, d’intervenir, pendant que
celui-ci se recroquevillait, la tête dans les épaules, en se disant qu’il
aurait mieux fait de venir seul.
« Je
vois dans le contrat que vous déclinez toute responsabilité en cas d’accident
ou de décès ? »
Kristof
était prêt à lui répondre, énervé d’avance, un truc du genre : « Que
veux-tu qu’il nous arrive ? », mais le conseiller fut plus rapide.
« Oui,
il s’agit d’une clause, n’est-ce pas, que nous avons été obligés d’ajouter afin
de nous préserver face aux aventuriers de l’extrême, voyez-vous ?
Évidemment, ça ne concerne pas vraiment les vacances en famille (sourire rassurant, clin d’œil taquin aux
enfants alors que Kristof, excédé, empêchait d’une tape sur le bras le plus
jeune de fourrer son doigt dans son nez), mais il y a des gens qui
utilisent le TJ pour se donner le grand frisson en débarquant à Verdun en 1916,
ou à Gettysburg en juillet 1863 ! Libre à eux, vous me direz (le sourire se fit carnassier, on sentait que
le type les mettait au défi de lui dire, vraiment, “libre à eux”), mais
enfin s’ils sont blessés ou tués, notre machine n’y est pour rien ! Je
veux dire, s’il prend l’envie à monsieur (grand
sourire chaleureux, évidemment que cette envie ne lui prendra pas)
d’empêcher l’assassinat de Kennedy, c’est son choix. S’il prend une balle
perdue, ma foi, nous n’y sommes pour rien ! (Le sourire s’effaça, on parlait de choses sérieuses) Ce serait
malheureux, bien sûr, on est d’accord…
‒
Bien sûr ! s’exclama Kristof, trop fort pour être crédible. Mais… Il y a
vraiment des gens qui font ça ? »
Air
désolé du conseiller, s’enfonçant dans le dossier de son fauteuil dans un grand
craquement de cuir :
« Mais
certainement, certainement ! Vous n’imaginez pas tout ce qui passe par la
tête de ceux qui veulent jouer les aventuriers ! Les survivalistes, les
sportifs de l’extrême… Avant, ils partaient vivre un mois dans la jungle avec
une boussole et une gourde pleine d’eau, ou ils escaladaient l’Everest !
Maintenant, ça ne les intéresse plus : ils veulent se faire Azincourt ou
Stalingrad, c’est ça, leur rêve ! »
Un
nouveau craquement de cuir indiqua la fin de l’entretien :
« Bien,
si vous n’avez plus de question (ce n’était
pas une question), vous allez pouvoir suivre Sélénia, qui va vous conduire
jusqu’à votre véhicule. »
Il
quitta son fauteuil, se débrouillant pour régler le problème des poignées de
main et de l’ouverture de la porte quasi simultanément, comme si un cinquième
bras lui avait poussé en plus des quatre de tout à l’heure, et Sélénia se trouvait
justement derrière la porte. Une grande blonde aux jambes longues comme un
aller-retour pour Mars en deuxième classe, pommettes hautes et regard
galactique. La jeune femme ouvrit la marche, la famille suivit, et Kristof se mit
sans le vouloir à s’intéresser aux hanches qui roulaient sous son nez, jusqu’à
ce qu’il réalise que Sélénia était en train de parler.
« …
et que chacun de nos véhicules, évidemment, est équipé du système GHS (Global
Historical System) qui vous donne, pour chacune de vos destinations, non
seulement l’emplacement géographique de votre site d’atterrissage, mais
également un résumé du contexte historique dans lequel vous vous
trouvez. »
Le
roulement de hanches s’interrompit devant un grand cylindre vermillon, dont un large
pare-brise teinté désignait l’avant du véhicule, auquel on pouvait accéder par
une portière latérale.
Toute
en musicalité et en roulements, Sélénia invita la famille Vasco à admirer leur
toute nouvelle acquisition.
« Je
vous laisse vous installer et profiter de votre TJ 3000 (elle avait prononcé le nom en y mettant presque l’intonation d’un
jingle publicitaire). En vous remerciant d’avoir fait confiance à nos
services ! »
Après
tous les remerciements et les politesses d’usage, Kristof appuya, le cœur
battant, sur la clé permettant d’ouvrir la portière du véhicule.
TJ 3000 : prenez le temps… et faites-en
ce que vous voulez !
L’intérieur
du TJ 3000 était d’une grande sobriété. Une large banquette pouvant accueillir
jusqu’à six personnes, et un tableau de bord central. En dépit des incroyables
recherches scientifiques qui avaient, finalement, permis de courber la flèche
du temps et rendu possible le voyage temporel, ce tableau de bord brillait par
sa relative simplicité. Ainsi, pour rentrer chez eux, les Vasco n’avaient qu’à
choisir le jour et l’heure de leur arrivée (cinq minutes plus tard étaient
amplement suffisantes) ainsi que le lieu : leur propre adresse. Mais avant
de rentrer à la maison, Kristof avait envie de faire un petit détour. « Ce
ne sera pas long, les enfants. »
Kristof
avait en main un petit bout de papier sur lequel, quelques mois auparavant, il
avait noté les numéros gagnants de la loterie nationale. Il n’avait qu’à
retourner exactement six mois plus tôt dans le passé, se rendre à son bureau de
tabac habituel, remplir la grille de loto… et une fois de retour dans le
présent, il serait un homme riche.
Lizzy,
qui le regardait triturer son bout de papier, soupira :
« Tu
vas vraiment le faire, alors ? Tu crois que ça va marcher ? »
Kristof,
tout en essayant de s’y retrouver avec le tableau de bord de la machine,
répondit, agacé :
« Pourquoi
ça ne marcherait pas ? C’est juste un aller-retour : on part six mois
dans le passé, je remplis la grille de loto, on revient ici et on est
riches ! Tu crois peut-être que le tirage du loto ne sera plus le
même ?
˗
Non, mais…
˗
Bon, alors fais-moi un peu confiance et laisse-moi comprendre ce truc. »
Après
avoir tapé la date et l’heure de son arrivée et pressé le bouton de lancement
du Time Jet, la nuit se fit dans l’habitacle, puis un flash, et les lumières
revinrent. La voix féminine du GHS se mit à réciter : « Vous êtes
arrivés à Paris, le lundi 7 janvier 2126. La température extérieure est de 5°
celsius. Le chef de l’État actuel est le président… »
Kristof
tourna le bouton off pour éteindre le GHS : il n’avait pas besoin
qu’on lui rappelle les événements historiques survenus six mois plus tôt.
« Vous
pouvez m’attendre là, j’en ai pour cinq minutes. »
Ofelia,
la fille aînée, ne put s’empêcher de se renfoncer dans le siège du TJ en
lâchant un sarcastique :
« Super !
Elles commencent bien, les vacances…
˗
Ofelia ! gronda la mère, soudain solidaire de son mari. Ton père va faire
en sorte qu’on puisse s’offrir des vacances de rêve, tu ne vas pas commencer à
râler ? »
Kristof
avait choisi de faire apparaître son véhicule à quelques mètres seulement de
son bureau de tabac habituel. Avec sa tenue d’été, il ne valait mieux pas
s’éterniser dans les rues froides de ce mois de janvier. Alors qu’il
s’apprêtait à pousser la porte, celle-ci s’ouvrit pour laisser sortir un client
manifestement mécontent. Kristof s’approcha du buraliste avec un grand sourire.
« Bonjour
monsieur, je vais vous prendre un loto, s’il vous pl…
˗
Et allez, encore un ! ricana le patron. Ne me dites rien : vous venez
du futur, et vous avez avec vous les numéros gagnants, hein ? Vous croyez
vraiment que ça va marcher ? »
Kristof,
décontenancé par cette question, pourtant la même que celle que sa femme venait
de lui poser, ne put que balbutier :
« Euh…
Je…
˗
Mais mon pauvre monsieur, c’est fini, ça, les jeux de hasard ! On ne se
fait plus avoir, nous ! Le tirage de samedi prochain, c’est le dernier
qu’on a fait ! Après ça, on a bien compris qu’avec la possibilité de
voyager dans le temps, on allait voir débarquer tout un tas de petits malins dans
votre genre qui allaient tenter de se remplir les poches ! »
Kristof
devenait écarlate, comme à l’école quand il avait fait une bêtise.
« Tenez :
mettons que je vous vende le ticket. Vous remplissez votre petite grille avec
les numéros gagnants, et pouf ! Je vous revois dans une semaine, la bouche
en cœur, pour me dire que vous avez gagné et que vous venez empocher le
pactole. Vous croyez peut-être que je ne vais pas me souvenir, dans une
semaine, de ce que je suis en train de vous dire aujourd’hui ? »
Kristof
essaya de démêler ses idées embrouillées.
« Mais,
euh… Je veux dire… Bon, d’accord, pour cette fois, c’est raté. Mais si je
parviens à retrouver les numéros gagnants d’une loterie… mettons… je sais pas,
moi, d’il y a deux ans… Vous croyez qu’il y a moyen…
˗
Mais laissez carrément tomber cette idée, mon pauvre monsieur ! Vous
croyez être le seul à voyager dans le temps ? Tout le monde voyage
dans le temps ! Et tout le monde s’est passé le mot, vous pensez
bien ! Vous pourriez bien essayer de filouter un croupier de casino dans
les années 1930, là, au temps des pharaons ou je sais pas quoi, qu’il vous
verrait venir à trois mille bornes à la ronde ! Lui aussi, qu’est-ce que
vous croyez, il se l’est payé, le TJ 3000 ! Dès qu’il a vu quelqu’un
débarquer dans son siècle à bord de ce machin, qu’est-ce que vous croyez qu’il
a fait ? Non, moi je vous le dis : laissez tomber ce genre d’idée. Le
hasard, c’est ter-mi-né. À partir du moment où tout le monde peut aller et
venir dans le temps comme ça lui chante, il n’y a plus de hasard. Et donc, plus
de jeux de hasard. Faut pas nous prendre pour des buses non plus. »
Prenez
le temps. Prenez TJ 3000.
Kristof Vasco sentit quelque chose s’effondrer en
lui. Comme un échafaudage instable quelque part dans sa cage thoracique. La
première véritable raison qui l’avait poussé à posséder le Time Jet, il faut
bien l’avouer, c’était de l’utiliser pour toucher le pactole à la loterie.
Après cela, adieu les problèmes financiers, et bonjour les voyages autour du
monde et autour des âges ! Et voilà que son buraliste habituel lui riait
au nez, et démolissait d’un seul coup tous ses rêves de fortune ! Il
allait devoir voyager comme le smicard moyen, lui qui voulait offrir à sa
famille le luxe dont il a toujours rêvé…
« Bon.
Ça n’a pas marché », annonça-t-il d’une voix froide en retrouvant Lizzy et
les enfants à l’intérieur du véhicule. Et il se lança dans une étude attentive
du tableau de bord pour éviter d’affronter leurs regards.
« Ah !
Tu vois, je te l…
˗
Oui, bon, ça va ! » coupa Kristof en lançant un regard terrifiant à
sa femme. Et se tournant vers Ofelia et Niko, qui ne mouftaient pas :
« Bon, les enfants, vous voulez aller où ? »
Il
espérait les entendre râler : « On peut rentrer ? On en a
marre ! » C’était exactement son état d’esprit du moment. Hélas, les
enfants, d’habitude velléitaires et rétifs à toute activité en famille, étaient
pour une fois plutôt enthousiastes.
« Ben
en histoire, on est en train de voir Napoléon, expliqua Ofelia. On pourrait
aller voir la bataille de Waterloo ? »
Kristof
sentit un frisson lui parcourir l’échine et se racla la gorge avant de répondre :
« Euh,
chérie… Souviens-toi de ce que le monsieur a dit tout à l’heure. Ça pourrait
être dangereux d’atterrir au beau milieu d’une guerre, tu sais… Niko, qu’est-ce
que tu aimerais faire, toi ?
˗
Moi, j’veux voir les dinosaures !
˗
Hum ! Bon, euh… (Kristof se sentit soudain extrêmement fatigué) Vous
voulez pas plutôt qu’on rentre à la maison ? On peut faire tout ça
demain ? »
Ofelia,
d’un naturel obéissant, se rebella soudain :
« Mais
moi je dois faire un exposé sur Waterloo ! Et puis maman a dit que c’était
pas dangereux !
˗
Maman a dit quoi ? » répliqua Kristof, incrédule.
« C’est
vrai, chou, dit Lizzy. Pendant que tu étais parti, j’ai consulté un peu le mode
d’emploi de l’appareil, et j’ai constaté qu’il y avait sur le tableau de bord
une fonction “zone de conflit” à activer. Avec ça, tu peux demander au TJ de se
rendre sur le terrain d’une bataille historique, et le véhicule choisit un lieu
d’atterrissage sécurisé, à distance des combats. J’ai une paire de jumelles
dans mon sac, on peut rester éloignés et avoir un point de vue idéal sur la
bataille, non ? »
Cette
idée ne plaisait pas vraiment à Kristof, guère plus rassuré qu’avant. Mais
c’était ça ou se faire piétiner par un diplodocus. Et l’idée de rentrer à la
maison le déprimait tout autant.
« Bon,
d’accord, Ofelia. Mais on ne s’éloigne pas du TJ, et au moindre souci, on s’en
va, c’est bien compris ? Bon. Rappelle-moi quand c’était, ton truc, là, Waterloo ?
˗
Le 18 juin 1815. Et c’était pas tout à fait à Waterloo, mais un peu plus au
sud, vers Mont-Saint-Jean, en Belgique. »
Ofelia était
la première de sa classe en histoire.
« Allez,
c’est parti ! » lança Kristof en entrant les données dans la machine,
tout en prenant bien garde d’activer la fonction « zone de conflit ».
Vivez l’Histoire au présent, avec TJ 3000.
Extinction des
lumières – flash – retour des lumières : la famille Vasco était arrivée.
Le GHS se mit aussitôt à égrener une série d’informations pour rappeler le
contexte de l’époque. « La bataille de Waterloo oppose l’Armée du Nord,
dirigée par l’empereur Napoléon, au sud, à l’armée des Alliés, menée par le duc
de Wellington, au nord. Napoléon a prévu d’attaquer dès neuf heures du matin,
mais il hésite. Il a plu considérablement durant la nuit et la boue rend la
mobilité de la cavalerie difficile. »
Un simple coup
d’œil à travers le pare-brise avait suffi aux Vasco pour constater qu’en effet,
il faisait un vrai temps de chien. Quel été pourri ! De toute façon, aucun
d’entre eux n’avait prévu de maillot de bain.
« On a de
la chance, dit Kristof, on est arrivé tôt. Ils viennent de dire qu’ils vont
commencer en retard.
− Mais en
retard sur quoi ? demanda Ofelia en levant les yeux aux ciel. Papa, la
bataille de Waterloo a commencé vers
onze heures du matin près du château de Hougoumont. On le sait, ça, c’est dans
les livres d’histoire ! »
Le GHS
continuait son monologue, que personne n’écoutait vraiment. Kristof l’éteignit
avant de répondre à sa fille.
« Oui,
bon, d’accord. Je te signale que l’école, c’est un peu loin pour moi, je peux
pas me souvenir de tout ! Allez, on sort : il faut encore qu’on
trouve un endroit pour voir la bataille.
− Mais moi
j’voulais voir les dinosaures-euuuh ! grogna Niko, comme s’il avait
soudain compris que l’excursion accordée à sa grande sœur risquait de durer pas
mal de temps.
−
Demain, les dinosaures », promit Kristof, espérant bien que d’ici-là son
fils se serait trouvé une nouvelle passion n’impliquant pas de rencontre avec
de gros lézards préhistoriques.
Un
peu plus loin devant eux, les Vasco se trouvèrent face à des barrières
métalliques, le genre de barrières utilisées pour interdire au public l’accès à
certains chantiers. Des éléments tout à fait anachroniques, évidemment :
les voyages dans le temps avaient amené leur lot de touristes devant tous les
grands événements historiques, et il était d’une importance capitale de tenir
les curieux à l’écart du danger.
Kristof
Vasco considérait ces barrières d’un regard dédaigneux. À cause d’elles, il
avait l’impression d’attendre un spectacle, une reconstitution historique.
C’était pourtant la réalité : nous étions bien le 18 juin 1815, et dans
quelques instants, la bataille de Waterloo allait démarrer. Alors, d’où venait
ce sentiment étrange qu’une vaste supercherie l’attendait ?
D’ailleurs
où étaient-ils, les touristes ? Naïvement, Kristof n’avait pas songé que,
comme pour n’importe quelle visite culturelle, sa famille et lui auraient
certainement à faire la queue avant d’espérer voir quelque chose de la
bataille. Ils étaient venus là sans la moindre préparation. Mais les barrières
venaient de lui rappeler sa situation : il n’était qu’un touriste.
« Pourquoi
y’a personne ? » demanda-t-il dans l’espoir, peut-être, que sa femme
trouve une réponse satisfaisante à cette question.
« Sans
blague ? Y’a encore des visiteurs ? Me dites pas que vous êtes venus
pour la bataille ? »
Kristof
vit arriver un type rougeaud au menton caché sous une barbe épique. Une vraie
figure historique aussi, celui-là, mais Kristof aurait eu bien du mal à
l’inclure dans une quelconque époque. Il s’avançait vers les Vasco, bedaine en
avant.
« Ben
vous pouvez faire demi-tour, les copains. On n’se bat plus, ici. Par
contre, si vous êtes là pour voir Napoléon et Wellington tailler l’bout d’gras
en s’curant les ongles, z’avez p’t’être une chance. »
Les
Vasco regardaient l’inconnu sans comprendre, à l’exception du petit Niko, trop
occupé à observer les trésors que sa dernière fouille nasale lui avait permis
de mettre au jour.
« Quoi ?
Me dites pas qu’ça vous étonne, c’que j’dis ? rigola l’homme. Réfléchissez
un peu : depuis le temps qu’on s’balade d’une époque à l’autre en un clin
d’œil, vous croyez pas que Napoléon a compris que Waterloo, c’était pas une
bonne idée ? Alors au début, quand il a vu débarquer des touristes et
qu’il a commencé à potasser les livres d’histoire, il s’est dit, l’empereur,
qu’il allait changer les choses, prendre sa revanche, ce genre de trucs. Ça a
donné quelques belles batailles, j’vous le cache pas. Mais moi qui suis
historien, je peux vous dire que ça m’a foutu la colique ! Seulement,
c’était rien comparé à ce qu’il se passe maintenant : les mecs veulent
même plus se battre ! Limite, ils sont devenus copains ! Ah ! Si
ça vous intéresse, vous pouvez encore voir quelques belles parties de volley-ball,
avec le temps ils commencent à devenir sacrément bons à ce jeu-là… Mais la
grande bataille de Waterloo, vous pouvez faire une croix dessus. Et les
précédentes aussi. Et toutes les guerres suivantes, la bombe atomique sur
Hiroshima et Nagasaki, les camps de concentration, la guerre du Vietnam, c’est
pareil : oubliez ! Les gens ont compris : ils ne se feront plus
avoir. »
Kristof
était abasourdi. Lizzy prit la parole :
« Eh
bien, c’est plutôt une bonne chose, non ? Vous avez l’air contrarié…
˗
Une bonne chose ? Un beau bordel, oui ! Vous voyez pas qu’on navigue de paradoxe
temporel en paradoxe temporel ? Imaginez tout simplement que tout ce que
vous avez appris à l’école ne s’est jamais produit ! La guerre des
Gaules ? Aux oubliettes ! Marignan 1515 ? Connais pas !
Charles Martel, Du Guesclin, Jeanne d’Arc ? Jamais eu besoin de prendre
une épée ! Le dimanche de Bouvines ? Un dimanche comme un autre,
oubliez pas le sauciflard pour le pique-nique ! Alors oui, les pacifistes
peuvent se réjouir : on ne se fait plus la guerre ! Mais comment faire
avancer l’histoire, du coup, hmm ? J’vous l’demande ? Et qu’est-ce
qu’on en fait, de tous nos livres d’histoire ? On les brûle ? On les
refait en expliquant qu’à Waterloo, Wellington a mis une raclée à Napoléon au
tennis ? Ou qu’Adolf Hitler était un peintre autrichien qui n’a jamais
fait de politique ?
˗
C’est vrai que ça paraît un peu compliqué, concéda Kristof.
˗
J’vous l’fais pas dire ! Non, moi, c’qui m’fait mal, c’est que j’avais
prévu ce qui allait se passer. Figurez-vous qu’en 2109, quand ils ont commencé
à bosser sur les premiers prototypes du Time Jet – on appelait encore ça le
Time Traveller, à l’époque – j’avais participé…
˗
Oui, c’est vrai, je m’en souviens ! s’écria Kristof, dans l’espoir
d’éveiller un peu de fierté dans l’âme de son interlocuteur, dont la mauvaise
humeur devenait préoccupante. Nulle flamme de fierté ne s’alluma.
˗
J’avais participé aux études préalables, continua l’autre, agacé par
l’interruption. Ils avaient besoin d’historiens, paraît-il. Je m’demande bien
pourquoi, vu qu’ils ont jamais écouté un seul de mes conseils ! J’leur
avais bien dit que leur machine à voyager dans le temps ne devait surtout
pas être commercialisée à grande échelle. Le voyage dans le temps, ça ne
peut qu’être le privilège d’un groupe de personnes très restreint, très confidentiel !
Ça ne peut qu’être un projet secret ! Si vous vous mettez à vendre des
machines à voyager dans le temps comme on vendait jadis des automobiles, quel
est l’intérêt de la chose ? Le temps lui-même n’existe plus, si tout le
monde en fait ce qu’il veut ! Et c’est exactement ce qu’il se passe en ce
moment – enfin, je ne sais même pas si on peut encore dire « en ce
moment », puisque ce moment est voué à se répéter sans cesse, à chaque
fois qu’un touriste à la con – sans vouloir vous offenser – se pointera sur le
site de Waterloo pour voir de la castagne ! Imaginez qu’il y a même des
crétins qui vont rendre visite aux hommes de Cro-Magnon pour leur apporter des
smartphones et des imprimantes 3D ! C’est intelligent, j’vous jure…
−
Oui, maintenant que vous le dites, c’est vrai qu’en mettant le voyage temporel
à la portée de tous, on l’a rendu nettement moins intéressant, constata
Kristof, sans aller jusqu’à évoquer ses rêves de fortune irrémédiablement
déçus.
−
Et vous faites pas d’illusion : dans mon projet, vous êtes pas le genre de
type qui aurait eu accès au Time Jet ! Désolé, hein, j’dis les choses
comme elles sont : il y a l’élite, et vous en faites pas partie. Les mecs
ont voulu se faire du blé, ils ont voulu que tout le monde puisse avoir accès à l’expérience, et voilà où on en
est : un beau bordel, c’est moi qui vous l’dis. J’appelle ça de la
pollution historique, moi ! Et tout ça par souci d’égalité et de
“démocratisation” ! Pfff… Y m’font rigoler, tiens. »
S’il
rigolait vraiment, l’homme intériorisait cela à la perfection.
« Du
coup, je fais comment pour mon exposé ? demanda Ofelia.
˗
On va voir les dinosaures ? demanda Niko.
˗
Bonne chance pour en apercevoir un vivant, dit l’homme en souriant méchamment
au gamin. C’est devenu la nouvelle marotte des chasseurs, les dinosaures !
C’est logique, les associations de protection des animaux sont
désemparées : comment voulez-vous sérieusement protéger des espèces qui
ont déjà disparu ? »
Ce
n’était plus de la lassitude que ressentait Kristof : il était au bout du
rouleau. Il calculait le prix que lui avait coûté le TJ 3000, tous ces mois
passés à économiser dans le but de se l’offrir, et de l’offrir à sa famille…
Finalement, ça ne valait pas le coût. Il aurait voulu remonter le temps jusqu’à
l’époque où cette machine n’existait pas encore. Ce qui était impossible,
puisqu’elle existait maintenant à toutes les époques. Quelle
arnaque !
« Qu’est-ce
que tu as envie de faire, maintenant, chou ? », demanda Lizzy,
inquiète de voir son mari aussi abattu.
Kristof
haussa les épaules.
« On
rentre », dit-il.
Il
avait pris une décision : de retour dans le présent (mais était-ce encore
le présent ?), il mettrait son TJ 3000 en vente. Comme le voisin. Le
voyage dans le temps, c’était mieux avant.
Alors
qu’ils atteignaient leur véhicule, Ofelia remit ça, agacée :
« Bon,
alors je fais quoi, pour mon exposé sur Waterloo ? »
Ouvrant
la portière, Kristof laissa tomber froidement :
« Eh
ben t’auras qu’à dire qu’aux dernières nouvelles, tout s’est bien passé. »