« Ce que
nous appelons monstres ne le sont pas à Dieu, qui voit en l’immensité de son
ouvrage l’infinité des formes qu’il y a comprises ; et est à croire que
cette figure qui nous étonne, se rapporte et tient à quelque autre figure de
même genre inconnu à l’homme. De sa toute sagesse il ne part rien que bon et
commun et réglé ; mais nous n’en voyons pas l’assortiment et la
relation. »
Michel de Montaigne
Les
monstres sont à la littérature ce que la sauce blanche est au
grec-frites : un élément peut-être pas tout à fait indispensable (il y en
a qui préfèrent le ketchup), mais quand même important. La littérature aime les
monstres, peut-être autant que le cinéma. Et l’écrivain a l’avantage de pouvoir
s’occuper lui-même des effets spéciaux, ce qui réduit considérablement les
coûts de production. Géants, cyclopes, gorgones, centaures, hydres, minotaures,
monstres marins, cerbères, furies, vampires, goules et autres créatures de
Frankenstein ont d’abord peuplé les livres avant d’envahir les écrans de
cinémas – et maintenant avec deux euros de plus vous pouvez même les voir en
3D.
Les monstres
dans la littérature, avec dix euros de moins, vous pouvez les voir en poche.
Bizarrement ça n’a pas l’air d’être un argument de vente aussi efficace…
Les monstres
nous fascinent. Les monstres nous font peur. À l’enfant terrorisé qui pense
qu’il y en a un qui se cache dans son placard ou sous son lit, la mère
rassurante explique que les monstres n’existent pas, là, là, tout va bien,
chuuuuut… Les mamans sont d’incorrigibles menteuses. Mes enfants, si les
monstres vous font si peur, c’est bien parce qu’ils existent !
Le terme vient
du latin monstrum, qui désigne un
fait prodigieux, un présage, mais aussi une chose digne d’être montrée (monstrare). Le monstre, à l’origine,
c’est donc le phénomène de foire : le freak
(c’est chic).
Tout ce qui
semble s’écarter de la nature, de la beauté physique, de l’harmonie des visages
et des corps est monstrueux. Becs-de-lièvre, siamois, bossus, pieds-bots,
culs-de-jatte, manchots, hydrocéphales, macrocéphales, phocomèles (vous
regarderez sur Wikipédia), nains, géants, albinos, femmes à barbe,
hermaphrodites… L’Antiquité regorgeait de ces curiosités à la diversité
infinie. Aristote est le premier à définir la chose, dans sa Génération des Animaux : « Le monstre est un phénomène qui va à
l’encontre de la généralité des cas mais non pas à l’encontre de la nature
envisagée dans sa totalité. »
Hélas, de nos
jours, l’échographie et le droit à l’avortement nous ont privé de nombreux spécimens
magnifiques ! Déjà, Flaubert le regrettait : dans le Dictionnaire des idées reçues, à
l’entrée « Monstre », il
remarquait simplement : « On
n’en voit plus ».
Des êtres
humains difformes étaient là, leur physique effrayait les gens bien, qui leur
jetaient des pierres, et fascinait les poètes et les artistes, qui les ont
immortalisés. Au monstre ils ont prêté une force redoutable, une méchanceté
infinie et des pouvoirs surnaturels. S’ils étaient repoussants et dangereux,
c’est qu’ils gardaient un secret. Devins, passeurs ou gardiens de cités
magiques – porte des Enfers ou Jardins des Délices – le héros devait d’abord
les vaincre ou les soudoyer pour poursuivre sa quête.
Philippe
Charlier, écrivain et médecin spécialiste de la paléopathologie, a rédigé un
ouvrage passionnant sur le sujet : Les
Monstres humains dans l’Antiquité (Fayard, 2008). Par l’étude de squelettes
fossilisés, entre autres, il fait un parallèle entre les difformités humaines
et les monstres légendaires des récits d’Homère ou de Virgile.
Non,
évidemment, on n’a pas retrouvé de fossiles d’hydres, de centaures ou d’hécatonchires,
parce que les poètes susnommés avaient un peu d’imagination quand même. Mais
des hommes gigantesques, au visage difforme, ou affligés d’un membre
supplémentaire, il y en a, car la nature est farceuse. Si vous ne croyez pas
aux cyclopes, tapez donc « holoprosencéphalie » sur Google Images…
« À l’encontre de la généralité des cas
mais non pas à l’encontre de la nature envisagée dans sa totalité » : Aristote
faisait ici la distinction entre le monstre (humain ou animal réel mais rare,
curiosité de la nature) et la créature fantastique, née de l’imaginaire. L’art
s’est nourri des phénomènes étranges que la nature offrait pour en créer
d’autres encore plus étranges. Et Victor Hugo engendra Quasimodo, Gustav
Meyrinck engendra le Golem, Lovecraft engendra Cthulhu, Lautréamont engendra
Maldoror, Bram Stoker engendra Dracula, Mary Shelley engendra la créature de
Frankenstein, Dante engendra toute une ménagerie…
« Les monstres ? Ils sont moins
rares que les miracles ! » disait Alexandre Dumas.
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