jeudi 30 mai 2013

Les monstres





« Ce que nous appelons monstres ne le sont pas à Dieu, qui voit en l’immensité de son ouvrage l’infinité des formes qu’il y a comprises ; et est à croire que cette figure qui nous étonne, se rapporte et tient à quelque autre figure de même genre inconnu à l’homme. De sa toute sagesse il ne part rien que bon et commun et réglé ; mais nous n’en voyons pas l’assortiment et la relation. »
Michel de Montaigne

            Les monstres sont à la littérature ce que la sauce blanche est au grec-frites : un élément peut-être pas tout à fait indispensable (il y en a qui préfèrent le ketchup), mais quand même important. La littérature aime les monstres, peut-être autant que le cinéma. Et l’écrivain a l’avantage de pouvoir s’occuper lui-même des effets spéciaux, ce qui réduit considérablement les coûts de production. Géants, cyclopes, gorgones, centaures, hydres, minotaures, monstres marins, cerbères, furies, vampires, goules et autres créatures de Frankenstein ont d’abord peuplé les livres avant d’envahir les écrans de cinémas – et maintenant avec deux euros de plus vous pouvez même les voir en 3D.
Les monstres dans la littérature, avec dix euros de moins, vous pouvez les voir en poche. Bizarrement ça n’a pas l’air d’être un argument de vente aussi efficace…
Les monstres nous fascinent. Les monstres nous font peur. À l’enfant terrorisé qui pense qu’il y en a un qui se cache dans son placard ou sous son lit, la mère rassurante explique que les monstres n’existent pas, là, là, tout va bien, chuuuuut… Les mamans sont d’incorrigibles menteuses. Mes enfants, si les monstres vous font si peur, c’est bien parce qu’ils existent !
Le terme vient du latin monstrum, qui désigne un fait prodigieux, un présage, mais aussi une chose digne d’être montrée (monstrare). Le monstre, à l’origine, c’est donc le phénomène de foire : le freak (c’est chic).
Tout ce qui semble s’écarter de la nature, de la beauté physique, de l’harmonie des visages et des corps est monstrueux. Becs-de-lièvre, siamois, bossus, pieds-bots, culs-de-jatte, manchots, hydrocéphales, macrocéphales, phocomèles (vous regarderez sur Wikipédia), nains, géants, albinos, femmes à barbe, hermaphrodites… L’Antiquité regorgeait de ces curiosités à la diversité infinie. Aristote est le premier à définir la chose, dans sa Génération des Animaux : « Le monstre est un phénomène qui va à l’encontre de la généralité des cas mais non pas à l’encontre de la nature envisagée  dans sa totalité. »
Hélas, de nos jours, l’échographie et le droit à l’avortement nous ont privé de nombreux spécimens magnifiques ! Déjà, Flaubert le regrettait : dans le Dictionnaire des idées reçues, à l’entrée « Monstre », il remarquait simplement : « On n’en voit plus ».
Des êtres humains difformes étaient là, leur physique effrayait les gens bien, qui leur jetaient des pierres, et fascinait les poètes et les artistes, qui les ont immortalisés. Au monstre ils ont prêté une force redoutable, une méchanceté infinie et des pouvoirs surnaturels. S’ils étaient repoussants et dangereux, c’est qu’ils gardaient un secret. Devins, passeurs ou gardiens de cités magiques – porte des Enfers ou Jardins des Délices – le héros devait d’abord les vaincre ou les soudoyer pour poursuivre sa quête.
Philippe Charlier, écrivain et médecin spécialiste de la paléopathologie, a rédigé un ouvrage passionnant sur le sujet : Les Monstres humains dans l’Antiquité (Fayard, 2008). Par l’étude de squelettes fossilisés, entre autres, il fait un parallèle entre les difformités humaines et les monstres légendaires des récits d’Homère ou de Virgile.
Non, évidemment, on n’a pas retrouvé de fossiles d’hydres, de centaures ou d’hécatonchires, parce que les poètes susnommés avaient un peu d’imagination quand même. Mais des hommes gigantesques, au visage difforme, ou affligés d’un membre supplémentaire, il y en a, car la nature est farceuse. Si vous ne croyez pas aux cyclopes, tapez donc « holoprosencéphalie » sur Google Images…
« À l’encontre de la généralité des cas mais non pas à l’encontre de la nature envisagée  dans sa totalité » : Aristote faisait ici la distinction entre le monstre (humain ou animal réel mais rare, curiosité de la nature) et la créature fantastique, née de l’imaginaire. L’art s’est nourri des phénomènes étranges que la nature offrait pour en créer d’autres encore plus étranges. Et Victor Hugo engendra Quasimodo, Gustav Meyrinck engendra le Golem, Lovecraft engendra Cthulhu, Lautréamont engendra Maldoror, Bram Stoker engendra Dracula, Mary Shelley engendra la créature de Frankenstein, Dante engendra toute une ménagerie…
« Les monstres ? Ils sont moins rares que les miracles ! » disait Alexandre Dumas.

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