Depuis le début de l’été, je participe à l’atelier
d’écriture hebdomadaire que propose François Bon sur son site Le Tiers Livre.
Un atelier qui tombait très bien, son thème étant le récit fantastique, juste
au moment où, lisant les nouvelles de Richard Matheson et revoyant même des
épisodes de La Quatrième dimension,
je baignais dans le fantastique.
L’ambition finale de François Bon étant de composer un livre
numérique à partir de tous les textes proposés, une consigne a été imposée dès
le départ sur l’ensemble des futures contributions : que chacune d’entre
elles soit constituée d’un paragraphe unique.
- Atelier n° 3 : aller perdu dans la ville.
Un travail sur paragraphe monobloc fait d’une seule phrase,
en réexplorant un moment où on a réellement été perdu dans une ville, et ce que
ça changeait aux signes.
Jean-François Rauzier, Vedute |
Aller perdu dans la ville
Les façades coude à coude
dégringolent depuis le haut de la rue jusqu’en bas, en ligne sinueuse,
zigzagante et étroite – elles ont l’air de s’affronter, les façades, trottoir
de gauche contre trottoir de droite, les Jets contre les Sharks, certaines
bombant le torse, un torse 1900, gonflé par les années et la rareté des
réfections, le lierre couvrant leur poitrail comme des médailles militaires,
d’autres façades plus timides mais moins ventrues, plus athlétiques, et elles
dévalent comme ça la rue du haut de laquelle on aperçoit un paquet de toits
d’ardoise, avec cheminées, antennes et paraboles, et quelques arbres aussi,
taches vertes crevant le noir des toits, et tout au bout le clocher d’une
église, perdu entre le vert et le noir, balafré par les lignes à haute
tension ; une église ! c’est un point de ralliement, un but à
atteindre, le signe que l’on n’est pas perdu, une église c’est un centre, une
place, le retour à la civilisation – prochaine étape donc, trouver cette
église : rien de compliqué là dedans, un peu de marche, bien sûr, mais je
l’ai en ligne de mire, droit devant, cap au nord, je descends la rue vide de
monde, me faufile sous les regards des façades qui continuent à se la jouer dur
à cuire, les bruits de la circulation montent vers moi, des moteurs qui
démarrent dès que le feu est vert, je passe un marché couvert, légumes de
saison, autochtones à sacs Écomarché soupesant les laitues avec l’air de s’y
connaître drôlement, cris, conversations mêlées, moteurs qui démarrent dès que
le feu est vert, j’arrive au bas de la rue et là, dilemme, j’arrive sur une
longue rue perpendiculaire, mon église a été avalée par les bâtiments, aucun
moyen de savoir comment la retrouver, aller à gauche ou à droite, tout est
toujours plus simple à vol d’oiseau, mais même depuis Blériot, l’homme n’est
pas foutu de voler quand ça lui chante, il faut avancer à l’aveugle, allez, à
gauche, on verra bien, et je m’enfonce dans l’humanité grasse et suante, les
parents à landau les gamins qui courent les ados qui postillonnent et fument et
crachent et tous le nez dans leur téléphone mobile et je slalome au milieu de
tout ça, Jean-Claude Killy contre le reste du monde, passant d’une boutique de
vêtements à une boulangerie, d’un bureau de tabac à une boutique de vêtements,
d’une bijouterie à une pharmacie, d’une boutique de vêtements à une librairie
sans jamais, jamais perdre de vue l’essentiel : dès que je retrouve sur ma
droite une rue qui semble se diriger vers mon église, je m’y engouffre, en
attendant bien sûr je pourrais toujours demander mon chemin, mais que
voulez-vous, on a sa fierté, je veux y arriver seul, éprouver le plaisir, quand
j’aurai atteint cette église, de me dire : j’ai réussi ; en
attendant, donc, d’une boutique de vêtements à une agence de voyage, d’une
banque à un kebab, d’un bureau de tabac à une épicerie, j’avance, j’avance, et
je me retrouve enfin à un croisement, allez, je prends à droite, je vais finir
par retrouver mon église et manque de chance, pas moyen, le prochain tournant
est à gauche encore, toujours à gauche, je m’éloigne de mon but, je lui tourne
le dos, virage à gauche encore, me voilà dans de petites rues, bruyantes, des
cris, des engueulades, des marmots qui jouent dehors, devant les portes de
leurs maisons, petites rues étroites, maisons anciennes, limites moyenâgeuses,
un nouveau tournant, je ne sais plus, allez au pif je prends à droite, la
lumière a changé, le soleil donne en plein sur les façades, agressif soleil du
soir, l’inquiétude monte, si le soleil se couche comment je fais, être égaré en
plein jour c’est une chose, mais à la lueur des réverbères, ça n’a plus rien à
voir, et puis qu’est-ce que c’est que ce cirque, maintenant, des maisons à pans
de bois, voilà que je me retrouve dans le quartier historique de la ville,
manquerait plus qu’ils n’aient pas l’électricité, tous ces ploucs, qu’est-ce
que je fous là, est-ce qu’il faut que je hèle un cocher, ou quoi ?
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