Chaque dessin de Robert Crumb prolonge ma vie d’une journée. Il y a comme ça dans le monde une poignée d’artistes qui vous sauvent tôt ou tard, ne serait-ce qu’en vous faisant comprendre que vous n’êtes pas tout seul. Mes héros sont Louis-Ferdinand Céline, Tristan Corbière, Kafka, Dreyer, Jacques Rigaut, Lautréamont, Bruegel, Cioran et quelques autres… Rien de bien original, vous me direz. J’y ajoute Crumb, illustrateur des cauchemars urbains et des révoltes muettes. La bande dessinée, art mineur s’il en est, atteint sous la plume de ce gaucher de génie la grâce et la folie de certaines gravures de Dürer. Le monde de Robert Crumb a la beauté d’une catastrophe naturelle.
Crumb ne dessine pas ce qui l’entoure, c’est le monde qui nous entoure qui n’est qu’un gigantesque dessin de Crumb. Ses crobards ne sont pas « ressemblants » : ils obligent l’univers à se plier à la ressemblance. Au commencement était l’Œil de Crumb. Quand vous sortez de chez vous après avoir lu un de ses albums, vous vous apercevez immédiatement que toutes les femmes que vous croisez sont à l’image des créatures stéatopyges aux jambes taillées dans des séquoias qui peuplent ses fantasmes. C’est qu’il vous les imposerait, ses fantasmes, en plus !
Putain de Dieu, les femmes de Crumb ! Ces armoires à glace qui me broieraient d’une étreinte, sauvages et musculeuses amazones post-atomiques, je ramperais comme un chien devant un martinet pour en approcher une, m’accrocher comme lui (Crumb, pas le chien) à ses mollets de géante, sauter à cru sur sa croupe éléphantesque !
Crumb dessinait les filles qui lui plaisaient à l’école parce qu’il n’osait pas les approcher. Bien trop sensible et complexé pour jouer au mâle dominant ! Il se rabattait sur ses obsessions, jouissant à la première occasion de faire du pied à une camarade de classe sans aller plus loin. Il a avoué plus tard qu’il lui arrivait de se branler devant ses dessins. Malgré mes efforts, je n’ai jamais su dessiner « ressemblant ». À l’adolescence, c’est mon journal qui m’a servi à éponger mes passions solitaires. Je décrivais mes petites inamoureuses, leur tenues vestimentaires, leurs coiffures, j’allais observer les lycéennes et les étudiantes croisant et décroisant leurs jambes à la bibliothèque municipale, mon sang bouillonnant à l’apparition du moindre centimètre carré de petite culotte, je racontais tout ça le soir même dans mon journal et je pouvais ensuite m’adonner à mes habitudes honteuses en feuilletant simplement quelques semaines ou mois en amont dans mes cahiers d’inadapté congénital. L’ennui, quand on parle de Crumb, c’est qu’on parle de soi. Ce qui est sûr, c’est que si j’avais eu pour le dessin le quart du talent de Robert Crumb, j’aurais été dix fois plus cinglé, pervers et immature que je ne le suis (j’écris ça pour me consoler). Moi aussi, pourtant, j’ai commencé par le dessin, mais je n’étais pas assez travailleur et je manquais de patience. Rester vingt minutes à peaufiner les ombres d’une paupière ou reprendre cinq fois un même portrait parce que l’inclinaison de la tête n’est pas bonne, c’est trop pour moi. Quand j’étais jeune, mon rêve absolu était de conserver à jamais tout ce que je voyais, tout ce que j’entendais, comme dans un film que j’aurais pu me repasser sans fin. Je crois que c’était, plus ou moins consciemment, la raison d’être première de mon journal. Ce n’est qu’avec l’âge que j’ai parfois songé que l’amnésie aussi devait présenter certains avantages.
On a tous besoin d’un type plus fou que soi. Faites confiance au bon vieux Bob et à sa famille de cinglés ! C’est son frère Charles, envoûté par L’Île au Trésor version Disney, qui l’a initié à la bande dessinée. Comment ? Vous n’avez pas encore vu le superbe film de Terry Zwigoff ? Le premier artiste de la famille, c’est Charles : pendant des années, il a ressassé les aventures de Long John Silver et du jeune Jim Hawkins, les vêtements des personnages s’ornant au fur et à mesure de plissages de plus en plus envahissants, obsessionnels, le dessin disparaissant bientôt sous des textes de plus en plus abondants… Puis Charles a continué à remplir des dizaines de cahiers de lignes interminables, comme un discours aphone qui se poursuivrait sans fin… avant de cesser toute activité pour rester cloîtré chez sa mère, retiré du monde, et de se suicider, parce qu’il faut bien que ça se termine un jour. L’autre frère, Maxon, vit de mendicité et de méditation, reclus et asexuel. Il faut voir son interprétation toute en lignes droites naïves et tourmentées du suicide de Van Gogh dans un champ de maïs ! Robert, avec toutes ses angoisses, ses phobies et ses perversions, s’en est plutôt bien sorti, par comparaison. Sa folie, il en a fait de l’or.
L’Amérique de Robert Crumb est atroce, violente et inhumaine, les lignes à haute tension et les zones industrielles y poussent comme des verrues purulentes, l’air y est irrespirable et la musique assourdissante. Crumb n’est pas un visionnaire mais un simple observateur. Crayon en main, il ne fait que reproduire ce qu’il a sous les yeux. Oui, le monde se plie vraiment aux exigences de Crumb : bien vicieux, bien dégueulasse, un cauchemar climatisé à vous faire vomir votre petit déjeuner, influencé par les pires trips de LSD des années psychédéliques dont il ne s’est au fond jamais complètement remis.
À l’exception de Fritz the Cat, la plus grande partie des personnages récurrents de Crumb sont nés des drogues hallucinogènes de sa période hippie. Mr Natural et Snoïd au premier rang, les créatures les plus mignonnes et les plus abjectes de la bande dessinée underground américaine – les anti-Mickey Mouse ! Shuman the Human, Onion Head, Etoain Shrdlu et beaucoup d’autres se font les porte-parole des cauchemars existentiels de leur auteur. Pas besoin de psychanalyse pour Robert Crumb : il lui suffit de donner vie sur le papier au petit personnage nu et terrorisé qui grelotte au fin fond de sa boîte crânienne pour se libérer de toutes ses angoisses, au moins pour le reste de la journée. C’est finalement l’étape nécessaire par laquelle chaque artiste doit tôt ou tard passer. Vive la neurasthénie, c’est à elle qu’on doit nos plus grands génies !
Pour se sortir de tout ça et continuer à contempler le monde sans avoir la nausée malgré sa laideur et sa dégradation constante, il reste la musique. Crumb est l’un des plus grands collectionneurs de 78 tours de blues et de jazz des années 20 et 30. Quand je vois ce que cette musique lui inspire, je ne peux pas lui en vouloir de ne pas avoir supporté l’électrification rock’n’roll des années 50. Je peux rester des heures à admirer le noir et blanc somptueux de sa biographie de Charley Patton. C’est de cette Amérique que Crumb est profondément nostalgique, et quand il la dessine, on peut déjà entendre les crépitements du vinyle recouvrant presque la guitare slappée et la voix plaintive et lointaine du bon-vieux-country-blues-des-champs-de-coton-du-Sud-du-Mississippi. Tous les clichés se retrouvent sous son crayon, plus vrais que nature, de même que la tour Eiffel vous paraîtra toujours plus vraie en reproduction que face à vous. Je dis ça pour les touristes étrangers. L’original est toujours plus fade que la copie. Quand j’écoute du blues, j’ai l’impression d’être projeté dans un dessin de Crumb, et quand je regarde des dessins de Crumb, j’ai envie d’écouter du blues. Et de bondir sur le cul de la première femme forte qui passe, donc.
Finalement, je crois que ma passion pour Crumb tient beaucoup au fait que sa folie me rassure sur la mienne. Sa folie, il a réussi à en faire quelque chose – je dois bien pouvoir me débrouiller pour en faire autant, à ma manière… Oui, chaque dessin de Crumb prolonge ma vie d’une journée : il me rappelle que j’ai toujours l’espoir de m’en sortir et me donne l’envie de travailler pour y parvenir. Merde ! C’est pas un peu paternaliste, ça ? Non mais de quoi tu te mêles, Bob ?
4 commentaires:
Ah ! les barjots ... bienvenue dans la famille l'artiste !
La Bd un art mineur? défiez-vous, on en a dit tout autant du roman... Windsor Mac Cay ou Harold Foster, ça restera, d'ailleurs, c'est déjà le cas. Quant à Crumb, c'est d'évidence un génie. Sa mise en image d'un épisode capital de la vie de K.Dick est extraordinaire. Dans les Mystics comics,Crumb montre une bonne connaissance (intuitive?) du monde des symboles. C'est pas Prat, c'est bien plus ricain, vécu, mais c'est passionnant. Sa vie de Charles Patton est un bijou, le dessin est rhytmé comme une chanson à coup de noir et blanc soigneusement disposés. L'histoire du gars qui monte en ville enregistrer une chanson et se fait butter est un poème réaliste sur ces types qui inventèrent le blues.
Howling's Restif
Gloire à Trucmuche !
merci ! cette visite m'a donné une furieuse envie de revoir american splendor
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