jeudi 30 janvier 2014

Les ratés


Je pensais souvent à ce cinéaste japonais, Ozu, qui avait fait graver ces simples mots sur sa tombe : « Néant ». Moi aussi je me promenais avec une telle épitaphe, mais de mon vivant.
Jean-Pierre Martinet
           


Si vous voulez réussir dans l’écriture, commencez par rater votre vie.
            Non, sérieusement, c’est un bon début ! Ça a très bien marché pour beaucoup. L’échec, c’est souvent la clé de la réussite. Il suffit de voir le nombre d’auteurs qui ont écrit sur leurs déboires amoureux, leur alcoolisme, leur misère sexuelle (avec un peu de chance, la misère sexuelle, ça peut vous attirer la compassion des femmes…), leur inaptitude congénitale au bonheur… Les lecteurs aiment les écrivains qui souffrent, ils ont l’impression de leur ressembler. Le mec un peu loser, un peu clodo, c’est rassurant. Racontez une rencontre amoureuse, les ponts de Paris, une robe légèrement soulevée par le vent, des mots doux, un bouquet de fleurs, une relation adulte et tendre – vous n’intéresserez personne. Mais si la fille se barre à votre approche, si vous n’arrivez pas à bander quand enfin elle s’offre, si vous rajoutez du sang, des larmes, un profond sentiment de désespoir, là, les portes de la Grande Littérature vous sont ouvertes, on vous y accueille avec une petite tape confraternelle dans le dos et un kir royal dans un verre givré s’il vous plaît, et personne ne vous fait de remarques outragées si vous lorgnez dans les décolletés d’alentour. Vous en êtes. Vous êtes un raté : vous êtes un génie. Un véritable écrivain, c’est un homme qui souffre. C’est ce que vous a rappelé votre éditeur en effaçant un ou deux zéros sur votre contrat.
            On ne vous demandera même pas d’exhiber les cicatrices sur vos poignets : il suffira simplement que vous ayez écrit à quel point vous vomissiez la vie, cette pute, et que vous avez pris l’autoroute du bonheur à contresens et qu’une bonne bombe nucléaire bien placée nettoierait tout ça bien comme il faut, pour qu’on vous croit sur parole. Vous êtes un vrai de vrai ! Patafion la Déglingue ! Le Chateaubriand du Lexomil ! Le Molière du Colt-sur-la-Tempe ! À lire le gaz allumé !
            Tenez, prenez Baudelaire : « Spleen, spleen et re-spleen » ! « L’Ennui » ! « Le Spleen de Paris » ! « Le Spleen sifflera trois fois » ! « Spleen et châtiment » ! « Mon Spleen sur la commode » ! Prenez Cioran : De l’inconvénient d’être né ! Le titre qui vous saute à la gorge comme un molosse… Lisez Houellebecq, et allez vous branlotter un peu l’abstinence…
            Non, vraiment, la foirade, c’est une mine d’or. Moi-même, quand la fin du mois approche, que mes poches sont vides, que Pôle-Emploi commence à venir me flairer les pompes, qu’est-ce que je me sens artiste ! Dans ces moments-là, tiens, filez-moi un traitement de texte, je vous ponds À la recherche du temps perdu, le retour ! Ce que je ne fais pas d’ailleurs. Parce que dans le ratage, moi, je suis un entêté. Un perfectionniste.
            Au fond, tous ces écrivains de la débandade, ces champions du renoncement, ce qui les distingue de toi, pauvre raté lambda bourré d’anxiolytiques, c’est qu’ils ont su, eux, donner le coup de pied salutaire au fond de l’eau pour remonter à la surface ! Ils ont su renoncer au renoncement ! Bartleby, d’accord, mais Gallimard d’abord ! Eh oui, avant d’écrire sur le néant, il faut se sortir du néant. C’est une règle de base. Ou avoir une telle capacité d’abstraction qu’on va être capable, même le ventre vide et la libido en cale sèche, de se prendre soi-même pour objet, le temps de noircir du papier. Sinon, mon pauvre, tu auras beau rater ta vie, ça n’en fera pas une réussite ! Tout foirer, c’est un bon début, mais ce n’est pas tout : il y a un minimum de travail à fournir quand même. Ce serait trop simple, sinon. On serait tous des Prix Nobel neurasthéniques…

samedi 25 janvier 2014

Vidéodrome 2 : l'enseignement (23 septembre 2011)


Vendredi 23 septembre 2011.
            (…) Je ne sais pas ce que j’ai, aujourd’hui : les gens m’emmerdent. Pourtant, il fait un temps magnifique et je suis ravi de m’expatrier pour vingt-quatre heures, mais le train est rempli de voyageurs, nous sommes en pleine heure de pointe, il y a un enfant braillard, ça me donne envie de sortir une batte de base-ball pour faire triompher le silence. Il y a tout de même, assise face à moi, sur la rangée d’à côté, une blonde très fine en courte robe rose, et je profite de ses jambes dorées jusqu’à sa descente du train, à la gare du Mans – mais, bien qu’elle soit tout à fait le genre de fille au physique censé faire fantasmer tous les hommes, je ne suis pas sous le charme. Le spectacle n’est pas déplaisant, mais pas inoubliable.
            Arrivé à Paris à 18 h 25, je patiente un peu à la gare en lisant Jaenada, Pierre m’ayant dit qu’il risquait de ne pas être chez lui avant 19 h 30. Puis je descends vers le métro et parcours les quatre stations qui me séparent de La Motte-Piquet.
            En passant devant la terrasse du Pierrot, terrasse pleine de jambes de femmes dans le jour déclinant, j’ai une pensée émue pour ce haut-lieu du voyeurisme, puisque c’est de ce café qu’il est question dans Une sale histoire d’Eustache.
            Au moment où Pierre décroche son interphone, un couple sort de son immeuble (la femme est une très jolie Asiatique) et me perturbe un peu au moment de sortir ma plaisanterie habituelle pour me présenter : « C’est Neville Londubat ! » Pierre termine sa douche lorsque j’arrive, et je ne pense pas une seconde à lui donner mes photos de Paimpol et à récupérer les siennes, alors que j’avais apporté ma clé USB pour l’occasion !
            Jean-Rémi arrive et nous parlons de l’Alice de Svankmajer, de sa classe de sixième « débile » et des ULIS de son collège – et Jean-Rémi explique à Pierre ce que sont les ULIS : « Rien à voir avec L’Odyssée ! »
            Cécile et Jacques-Pierre font leur entrée, ce dernier a apporté du foie gras, et nous commanderons tous le même menu japonais pour accompagner les vidéos. Ma barbe fait son petit effet, tout le monde trouve que ça me va très bien. « Item validé ! », me dit Cécile.
            Pierre propose de commencer ce vidéodrome sur l’enseignement de façon chronologique, en partant de la plus ancienne vision de l’école que nous ayons. C’est donc Cécile qui ouvre le bal avec Jane Eyre et l’école à l’époque victorienne. J’avais totalement oublié que j’avais parmi mes choix l’école au Moyen Âge, avec… Kaamelott !
            Nous commençons donc avec une vision très sombre de l’éducation : le péché de vanité, enseigné à la dure à de jeunes filles « en cheveux ». Pierre enchaîne avec The Wall, de Pink Floyd, auquel je n’avais même pas pensé. Merde, alors ! Pierre m’a battu sur mon propre terrain, celui du rock’n’roll ! L’éducation comme machine à décerveler, l’élève aliéné, homologué, lobotomisé, et finalement débité en saucisse. We don’t need no education !
            Oh que si, you need education, bande de bâtards ! Avec Battle Royale, Jean-Rémi venge tous les profs écœurés par leurs élèves insupportables. Ici, si tu n’apprends pas, tu es exterminé. Ici, les assistants d’éducation sont en kaki, et on lève le doigt pour parler. Arigato gozaimasu !

            J’enchaîne avec Blackboard Jungle, de Richard Brooks, avec Glenn Ford et Sidney Poitier. Les lycéens déjà délinquants, arrogants et dangereux des années 50, et un prof d’anglais nouvellement nommé qui saura les « cadrer » intelligemment.
            Jacques-Pierre est le premier à nous faire quitter le monde de l’école, avec un film italien de 1958, Le Pigeon. C’est un peu l’enseignement au GRETA, un cambrioleur aguerri apprenant à des novices l’art d’ouvrir un coffre-fort… Le cours d’E.M.T. pour les vrais de vrais !
            Nous restons en Italie avec Amarcord, un choix de Pierre : galerie de portraits à la Daumier de professeurs et d’élèves tous plus ridicules les uns que les autres, en pleine Italie fasciste.
            La surprise de la soirée nous vient de Cécile, qui a osé exhumer Pause-Café, la sitcom sirupeuse avec Véronique Jeannot en assistante sociale trop dégoûtée par les plaisanteries méchantes des profs à l’heure de la cantine. Mais bon, elle va se faire draguer par un beau jeune homme aux plateaux, l’amour triomphe, ouf ! Cécile avait même pensé à la vision de l’école dans les séries d’AB production, la « cafet’ » d’Hélène et les garçons… Il y avait aussi La Philo selon Philippe, qui aurait sûrement valu son pesant de nougat ! Cécile pensait, et moi aussi, que Pause-Café évoquerait des souvenirs à tout le monde, à l’exception de Jacques-Pierre peut-être – mais non : Pierre était sans doute déjà trop âgé à l’époque de la diffusion de cette série, et Jean-Rémi encore trop jeune. C’est notre truc à nous deux, Cécile et moi, les états d’âme de Joëlle Masard…
            On ne quitte pas le kitsch avec l’extrait suivant, proposé par Jean-Rémi : La Revanche d’une blonde, ou de la difficulté de passer pour une étudiante cultivée quand on est une ravissante idiote…
            À mon tour de quitter l’école et les bancs de la fac pour une option meurtre, avec C’est arrivé près de chez vous. Benoît Poelvoorde donne les barêmes pour lester un corps : à vos ardoises ! Cette fois, c’est moi qui étais persuadé que Cécile connaîtrait ce film, pourtant culte pour les gens de notre génération… Eh bien non.

            Après la Belgique, toujours plus loin vers l’Est : Jacques-Pierre nous emmène en Allemagne avec un premier extrait de la série Heimat. En Bavière, un professeur de musique débarque dans une famille de détraqués : le gamin n’en fait qu’à sa tête, les parents ont abandonné depuis longtemps, et le beau professeur est pris entre deux feux : les clins d’œil aguicheurs du gamin et les sourires coquins de la mère.
            Pierre ne pouvait pas résister, et nous aurons droit à Sacha Guitry et à Remontons les Champs-Élysées. Élèves attentifs et intelligents, prof mégalomane à la rhétorique admirable : l’école idéale.
            Cécile nous ramène à la dure réalité des choses (après un débat sur les rapports de Guitry avec la collaboration, qui oppose Pierre et Jacques-Pierre) en nous passant un extrait de La Journée de la jupe. Insupportables zyvas qui se bousculent, s’insultent et ne tiennent pas en place, prof désespérée qui craque et s’empare d’un flingue… Bienvenue en Z.E.P. ! « Marine, vite ! », glapit Pierre.
            Jean-Rémi nous montre les mêmes « sauvageons », mais filmés par Abdellatif Kéchiche dans L’Esquive, et redevenus des élèves rêvés. Pas des intellos, simplement des gamins avides d’apprendre et appliqués, jouant Marivaux devant la classe. Et nous avons droit à un nouveau débat sur Marivaux, entre Pierre et Jacques-Pierre. Ah ! Ces deux-là !

            C’est l’heure du conseil de classe, avec Le Péril jeune, mon choix, et un prof de maths baba-cool et ruisselant de bons sentiments : « Aujourd’hui, le jeune est tourné vers l’avenir. Mais l’avenir ne se tourne plus vers le jeune. Doit-il aborder l’avenir en lui tournant le dos, le jeune ? » Il me rappelle une CPE qui ne croit pas aux sanctions… Ce qu’on rigole ! The more the Meirieu !
            Retour en Allemagne avec un nouvel extrait de Heimat, proposé par Jacques-Pierre : désertant le cours de gym, des lycéens causent philosophie. Plutôt Kant que Cantona !
            Cécile a fait appel aux frères Coen et à leur Serious Man. École rabbinique, et profs à l’écoute de leurs élèves et avides de nouvelles technologies. On entend vraiment de la musique en s’enfonçant ce truc dans l’oreille ?
            Décidément, Jean-Rémi est à l’heure japonaise ! Voilà Tampopo, et l’apprentissage des bonnes manières de table. Mais les bonnes manières ne valent rien, face au plaisir d’ingurgiter ses nouilles le plus bruyamment possible…
            Retour à une éducation virile et dure, celle du sergent Hartmann de Full Metal Jacket, extrait que j’ai choisi (mais Jean-Rémi avait aussi apporté le même film). T’as intérêt à m’chier des perles tous les matins, mon p’tit Baleine ! Troisième et dernier débat animé entre Pierre et Jacques-Pierre, cette fois sur la violence dans le cinéma anglo-saxon. Bon, on va vous séparer, vous deux !

            Pierre nous montre que tout s’enseigne, même le sexe (je devais être grippé, moi, ce jour-là), même très jeune et même avec une borgne : Louis, enfant-roi.
            Et je conclus, comme il se doit, avec Kaamelott et un roi Arthur désespéré devant une bande d’abrutis qui ne comprennent rien à son cours sur la catapulte. « Est-ce qu’on peut s’en servir pour donner de l’élan à un pigeon ? » Dans la foulée, on passe d’autres épisodes de Kaamelott, qui n’ont plus rien à voir avec notre soirée thématique.

            Alors que nous parlions de If…, le film de Lindsay Anderson avec Malcolm McDowell, que j’avais pensé apporter mais auquel j’avais finalement renoncé, persuadé que Pierre l’avait chez lui, je propose un thème pour le prochain vidéodrome : la révolte. Tout le monde est emballé. Cécile avait pensé à la psychanalyse, ce qui est une idée à retenir…

jeudi 23 janvier 2014

Vidéodrome 1 : l'écriture (17 juin 2011)

[A partir de cette semaine, je vais poster sur ce blog les comptes-rendus des divers vidéodromes auxquels j'ai participé chez Pierre Cormary. Le principe du vidéodrome est simple : après avoir décidé en commun d'un thème particulier, chaque participant doit apporter quelques extraits de films en relation avec ce thème.

Je publierai ces comptes-rendus chaque samedi. Aujourd'hui, nous sommes jeudi, mais je dois avouer que j'avais la flemme d'écrire une chronique pour ma Bibliothèque de Jupiter. Ne vous plaignez pas : ça vous fera deux vidéodromes cette semaine !]

Shining.

Vendredi 17 juin 2011.

(…) La ligne 8 remonte lentement jusqu’à La Motte-Piquet, mais Cécile descend à Daumesnil, et je reste seul avec mon sac de provisions pour terminer ce long calvaire, station après station, jusqu’à l’avenue de Suffren où je débouche enfin une éternité plus tard. Je passe chez Nicolas acheter du vin et : « C’est le dinosaure de Terrence Malick », je dis à travers l’interphone de l'immeuble. Et Pierre, qui s’attendait à me voir arriver avec Cécile, me voit avec Jean-Rémi, qui arrivait tout juste au moment où j’ouvrais la porte.

Jacques-Pierre apparaît un peu après nous, il revient de Guernesey grippé, et Cécile appelle Pierre pour lui dire qu’elle sera un peu en retard et que nous devons commencer les entrées sans elle. Hors de question de se rebeller contre les ordres de Cécile, nous attaquons le boulgour et le tarama.

Quand Cécile fait son entrée, nous sommes tous en admiration, comme d’hab’, et quand elle nous félicite de ne pas l’avoir attendue pour manger, nous sommes un peu comme des petits chiens à qui on caresse le poitrail. Jean-Rémi moins que nous, peut-être, et encore… Cécile investit la cuisine pour nous préparer une purée succulente accompagnée de légumes, et Pierre admire son côté sacrificiel.
Barton Fink.

Pierre lance la soirée « vidéodrome » consacrée à l’écriture au cinéma avec un extrait des Histoire(s) du cinéma de Godard. L’écriture filmée, la citation, les mots qui se croisent et s’entremêlent, l’image qui écrit un scénario, la machine à écrire… Jean-Rémi enchaîne avec une scène de Shining. La machine à écrire, encore elle, l’écrivain dérangé dans son travail (ou dans son impuissance à écrire), la folie. C’est à mon tour, je passe une séquence de Barton Fink des frères Coen et on retrouve la machine à écrire, l’écrivain dérangé dans son travail (dans son impuissance à écrire), le gêneur, la théorie de l’auteur cherchant à parler de « l’homme de la rue », cet homme de la rue à qui il est incapable de serrer la main, la chambre d’hôtel minable… « C’est fou comme les extraits que l’on choisit nous ressemblent ! », remarque Pierre. J’assume. Jacques-Pierre Amette passe un extrait de La Terrasse d’Ettore Scola. La machine à écrire a laissé place au crayon, crayon que l’écrivain torture. La compromission de l’écrivain, ses rapports avec l’éditeur (ou le producteur), l’impuissance à écrire, les inventions, les mensonges pour s’en tirer. Au tour de Cécile, qui a choisi Nos plus belles années de Sidney Pollack, où l’on retrouve ce thème de la compromission, l’éditeur (producteur) tout puissant, et le créateur réduit à faire ce qu’on lui demande, et acceptant son sort.

Tout le monde a passé un premier extrait, et on continue ! Encore un extrait « sérieux » avant qu’on ne se permette quelques fantaisies : Jean-Rémi nous fait revivre la dictée d’Amadeus, de Milos Forman. La musique est écriture, l’écriture est musique, Mozart compose son Requiem en direct, Salieri le copiste peine à suivre. La mesure ! La mesure !

Avec le Journal intime d’une call-girl, Cécile propose à la fois l’intime livré au public (tiens donc…), la confession sexuelle, mais aussi l’imposture, le vol d’identité. Pierre revient au sadisme avec Quills, où Sade (Geoffrey Rush), privé d’encre et de plume dans sa prison de Charenton, écrit avec son sang, ses vêtements se transformant en texte. Plus d’encre, du sang ! Jacques-Pierre enchaîne avec Comme une image, d’Agnès Jaoui : deux écrivains, l’un vieux briscard de la littérature dont le public s’est lassé, l’autre jeune écrivain prometteur, en pleine gloire, attirant les médias et les starlettes customisées. La compromission, toujours, les sales petites affaires du milieu littéraire…

Je passe à autre chose avec Des nouvelles du bon Dieu, de Didier Le Pêcheur : des personnages en quête d’auteur. Nous sommes tous les personnages d’un roman, reste à retrouver son Créateur, c’est-à-dire Dieu, c’est-à-dire Jean Yanne, pour lui demander des comptes. Pourquoi nous avoir collé une vie de merde ? Parce que pour Dieu non plus, ce n’est pas facile tous les jours.
Des nouvelles du bon Dieu.

Cécile transgresse la règle (implicite) du vidéodrome (il n’y a qu’elle qui peut se le permettre) en passant un deuxième extrait du Journal intime d’une call-girl. Nous ne sommes peut-être pas tous les personnages d’un roman, mais nous pouvons devenir, l’espace d’un coït tarifé, un personnage, et pourquoi pas James Bond ?

J’enchaîne cette fois dans l’absurde avec Kaamelott, « La Poétique » I et II. Arthur et Perceval, les règles du récit, Aristote, la légende, les vieux (« Y’a que vous que ça fait fantasmer, les vieux… »), le scribe (le Père Blaise), la bêtise de Perceval. Tout le monde est écroulé de rire, je suis content de moi.

Pierre passe une séquence d’Harry Potter et la chambre des secrets, où l’on retrouve le thème du journal intime (tiens donc…), l’écriture qui tue, le passé au présent, les lettres de feu, le texte-corps. Jean-Rémi enchaîne avec… Harry Potter et l’ordre du Phénix : le sadisme, l’encre devenue sang, le texte-corps, le règlement et le châtiment… Le corps en saignant, quoi ! « C’est La Colonie pénitentiaire de Kafka ! », dira Pierre.
Harry Potter et l'Ordre du Phénix

Enfin, Jacques-Pierre passe un dernier extrait, Alice de Woody Allen… et l’apparition de la Muse. Parce qu’au commencement était l’Inspiration ?...

Après toutes ces images, nous ne tardons pas à lever le camp. Jacques-Pierre est fatigué, il est tard, nous avons tous de la route à faire (à l’exception de Pierre, évidemment). C’était une excellente soirée. Il s’agissait de mon premier « vidéodrome » et je suis comblé, vraiment : un thème idéal pour nous tous (et dédié à Jacques-Pierre, bien sûr, le premier d’entre nous à avoir décroché le Goncourt !), des extraits très divers, mais qui se répondent, se prolongent… On est resté un peu à réfléchir au thème de la prochaine soirée. Pierre tient à son vidéodrome sur l’amitié, mais en passant en revue beaucoup de thèmes difficiles à traiter (le voyage, l’objet, le voyeurisme…), on tombe soudain d’accord sur… l’enseignement ! Un vidéodrome de rentrée des classes, sûrement…


jeudi 16 janvier 2014

Le livre audio

Il ne faut jamais écouter. Écouter est une marque d’indifférence vis-à-vis de nos auditeurs.
Oscar Wilde

            Dans ses États et Empires de la Lune, publiés en 1657, deux ans après sa mort, Savinien Cyrano de Bergerac envoie son narrateur en expédition sur l’astre des nuits. Là, parmi de nombreuses rencontres et découvertes qui l’amènent à reconsidérer toutes les connaissances acquises sur Terre, il se voit remettre deux livres qu’il s’empresse de décrire au lecteur.

            « À l’ouverture de la boîte, je trouvai dedans un je ne sais quoi de métal quasi tout semblable à nos horloges, plein d’un nombre infini de petits ressorts et de machines imperceptibles. C’est un livre à la vérité, mais c’est un livre miraculeux qui n’a ni feuillets ni caractères ; enfin c’est un livre où, pour apprendre, les yeux sont inutiles ; on n’a besoin que d’oreilles. Quand quelqu’un donc souhaite lire, il bande, avec une grande quantité de toutes sortes de clefs, cette machine, puis il tourne l’aiguille sur le chapitre qu’il désire écouter, et au même temps il sort de cette noix comme de la bouche d’un homme, ou d’un instrument de musique, tous les sons distincts et différents qui servent, entre les grands lunaires, à l’expression du langage. »

            Il semblerait donc que le livre audio, qui ressemble de nos jours peu ou prou à un CD, et dont on serait tenté de dater la création peu de temps après celle de l’enregistrement sur microsillon, il semblerait donc que cette invention nous vienne de la lune. Ça peut paraître bizarre, mais bon.
            Au fond, le livre audio n’existait-il pas bien avant l’enregistrement ? Au fond, le livre audio n’a-t-il pas toujours existé, avant même l’imprimerie ?
            Oui, bien sûr, et vous voyez déjà tellement où je veux en venir que j’ai un peu honte d’y venir (mais j’assume) : la littérature, à l’origine, était orale. Eh oui, les copains ! Personne n’était là pour enregistrer les chanteurs de geste, personne pour capter sur magnétophone les discours de Socrate sur l’agora – d’ailleurs celui-là, le connaissant, il aurait refusé de parler dans le micro – alors il a fallu coucher par écrit toutes ces histoires. Mais au commencement, comme dirait l’Autre, il y avait la voix. L’écriture, puis l’imprimerie, sont d’abord considérées comme des menaces pour la littérature et la mémoire des hommes, puisqu’elles fixent les récits qui jusqu’alors ne cessaient de s’enrichir au gré des improvisations de leurs conteurs, et dispensent les hommes d’utiliser leur mémoire puisque tout est écrit. L’écrit est une perte par rapport à l’oral – alors que dire de l’« audio » ! La littérature, orale d’abord, puis écrite, était jusqu’ici une discipline active – consistant à dire, puis à écrire. Elle devient une discipline passive, puisqu’il ne suffit plus que d’écouter. Les œuvres ont déjà été créées, il ne reste plus qu’à les entendre. On glisse le CD dans le chargeur de la Twingo et on peut se faire Du côté de chez Swann entre Paris et Bordeaux, peinard.
            « Je vais aller vite, parce que je crois que ces choses-là coûtent très cher, il faut donc être ménager de ses mots », disait Céline, invité à parler de son œuvre dans « un décor de chaise électrique », un studio d’enregistrement, en 1957. Certes, à la fin des années 50, on pouvait encore s’inquiéter du prix de tout ce matériel. Aujourd’hui que tout le monde a chez soi un petit home studio à faire baver d’envie Pascal Nègre (si ça, c’est pas un nom d’écrivain !), on n’hésite plus à enregistrer des auteurs lisant leurs œuvres, des acteurs lisant des auteurs morts (en choisissant plutôt Denis Podalydès ou Jeanne Balibar, parce qu’ils font plus intellectuels que Dany Boon ou Jean Réno), enfin ce genre de choses… La littérature passe à nouveau par les oreilles, comme au bon vieux temps, et comme sur la lune.


samedi 11 janvier 2014

Bernard et Martin


Un jour, Martin Clermont se réveilla dans le corps d’un autre.
Il ne s’en rendit pas compte immédiatement : dans le flou cotonneux du réveil, il se sentait peut-être un peu plus lourd que d’habitude, comme après un repas trop riche. Sa femme n’était pas à ses côtés. Pour le savoir, il n’avait même pas besoin de se tourner vers la droite, là où ses boucles brunes auraient dû dépasser de la couette parme et s’étendre en étoile sur l’oreiller. Non, il le savait d’instinct : il connaissait par cœur la respiration de sa femme, et le silence qui l’environnait ne laissait aucun doute. Cette absence n’avait rien d’étonnant, d’ailleurs : Camille, infirmière, travaillait à l’hôpital deux nuits par semaine.
La conscience que quelque chose n’allait pas s’imposa lentement. Il était plus lourd, mais plus corpulent aussi. Un lit vide, mais où jamais personne d’autre que lui n’avait couché, apparemment. La lumière qui filtrait entre les stores lui révélait des murs inconnus, une tapisserie, un mobilier qu’il voyait pour la première fois. La fenêtre, d’ailleurs, ne s’était jamais trouvée sur le mur de droite, mais en face du lit. Il n’était plus chez lui et – cette certitude le fit se dresser brusquement, une expression d’horreur sur le visage – il n’était même plus lui.
Debout, l’état des lieux était alarmant. Martin n’avait jamais été particulièrement fier de son physique, il s’efforçait humblement de composer avec ce que la nature lui avait donné, mais c’était son physique. La première chose qu’il remarqua, c’est qu’il avait perdu dix bons centimètres. Peut-être même quinze. Lui qui culminait hier encore à 1,85 mètre avait désormais l’impression d’être au ras du sol. Et ce ventre… Non, il n’était pas seulement corpulent. Obèse fut le mot qui lui vint à l’esprit, en même temps qu’une expression de dégoût tordit sa bouche cernée de poils naissants. Cette panse dodue, ces bras épais et flasques…
Encore un sursaut de conscience. L’évidence, décidément, prenait son temps pour le frapper. Dans la mollesse du réveil, l’incrédulité dominait. Mais plus les secondes passaient, plus la réalité s’imposait : il se trouvait dans le corps d’un inconnu. Dans la maison d’un inconnu. Il dut se retenir à la table qui se trouvait juste devant lui pour ne pas tomber. Ses jambes le trahissaient. Son cœur aussi – l’espace d’un instant, il crut qu’il allait succomber à une attaque.
Il chercha un interrupteur sur le mur et aperçut la porte. Tant pis pour la lumière, il se précipita sur la poignée, l’ouvrit brutalement. Un couloir s’offrait à lui. Une porte à gauche, une autre à droite, et au bout du couloir, un angle ouvrait sur une autre partie du logement. Martin comprit ce qu’il cherchait : il voulait voir son visage. Il lui fallait un miroir. L’une des deux portes menait sans doute à une salle de bain.
Il prit au hasard celle de droite et eut le réflexe de songer « Bingo ! » avec un très léger sentiment de satisfaction. La salle de bain n’était pas beaucoup plus petite que la sienne, mais elle n’était pas disposée de la même façon. Plus de baignoire mais une simple douche carrelée d’une couleur saumon. L’interrupteur était sur sa droite, et le néon blanc le fit cligner des yeux. Il croisa enfin son regard dans le miroir. Son regard ? Mais ces petits yeux aux paupières tombantes, ce nez épais, cette bouche mal rasée, il ne les avait jamais vus !
Il resta un moment à se contempler dans le miroir, incapable de réfléchir. Puis il voulut se secouer : nom de Dieu, il faut faire quelque chose ! Mais l’incrédulité était toujours là. Faire quelque chose, oui, mais quoi ? Il ne parvenait pas à fixer sa pensée sur la réalité terrifiante qu’il avait sous les yeux : il n’était plus lui-même ! Il n’était même plus chez lui ! Il se trouvait peut-être à des milliers de kilomètres de son domicile et… Et même si… Même s’il parvenait à retrouver le chemin de sa maison, comment Camille pourrait-elle le reconnaître dans ce corps ? Comment Antoine, son fils de sept ans, pourrait-il comprendre ce qui était en train de se passer ?
Martin fut pris d’un fou rire nerveux. Lui-même ne parvenait pas à comprendre ce qui se passait ! Hier au soir, il était encore Martin Clermont, modeste technicien de maintenance en informatique, marié, père d’un enfant de sept ans et habitant les Yvelines. Aujourd’hui, il était… Qui ?
Son fou rire remballé aussi brutalement qu’il s’était déclenché, Martin – ou ce qui en tenait lieu – se précipita dans la chambre à nouveau, actionna l’interrupteur et chercha des yeux le moindre indice pouvant lui permettre d’en savoir un peu plus sur ce qu’il était devenu. Il vit un manteau sur une chaise – une doudoune bleue, le genre de chose qu’il n’aurait jamais porté – et entreprit de faire l’inventaire de ses poches. Dans un geste de colère un peu théâtral, il en vida le contenu sur le sol. Un paquet de Kleenex entamé, un étui d’Amsterdamer qui se répandit en poudre brune sur la moquette bleu ciel, des clés accrochées à un absurde petit Mexicain endormi sous un sombrero, un portefeuille en cuir usé. Martin se contenta de ramasser celui-ci et de l’ouvrir. Il reconnut sur la photo de la carte d’identité le visage rond qu’il venait de découvrir dans la glace, et lut :

Nom : Derval
Prénom : Bernard
Sexe : M
Né(e) le : 13.03.1967
À : Châteaudun (28)
Taille : 1, 72 m

            Une nouvelle fois, Martin eut l’impression que son cœur allait le lâcher. Il se laissa tomber lourdement – du haut de son pauvre mètre 72 – sur le lit, qui couina. L’incrédulité persistait, et pourtant ces informations le glaçaient par leur réalité. Il était bien dans le corps d’un autre, dans la vie d’un autre. Un corps et une vie qui lui répugnaient. Bernard ! Mais qu’est-ce que c’était que ce prénom de vieillard ? Ce type, d’ailleurs, avait dix ans de plus que lui, fumait, vivait seul dans un appartement en désordre, vieux garçon adipeux, sûrement pervers sur les bords (Martin ne serait pas étonné de trouver des films porno sur l’ordinateur portable qui trônait sur le bureau, où parmi les piles de DVD posées sur la moquette)… Un petit gros dégueulasse, ce Derval !
            Martin se laissait gagner par une douce colère. Évidemment, s’il ne trouvait que des défauts à cet homme, c’est tout simplement parce qu’il ne pouvait pas se faire à l’idée qu’il avait pris sa place. La vie de Martin n’était pas toute rose, non, mais au moins, il avait une femme aimante, un gentil gamin, un bon travail… Derval avait apparemment une situation professionnelle bien plus précaire que lui, et personne pour partager sa vie. « Avec la chance que j’ai, il est au chômage », songea-t-il, en constatant avec amertume que même dans une situation comme celle-ci, il parvenait à faire de l’ironie…
            Il se releva brusquement, en proie à la fureur. Il venait de réaliser que si lui, Martin, avait pris la place de Derval, ce dernier s’était sans doute réveillé dans le lit de Martin ! Il était sûrement, en ce moment même, dans la maison de Martin, auprès de Camille et d’Antoine ! Cette pensée lui était insupportable. Cette fois, la réalité de la situation se dévoilait dans toute son horreur. Il poussa un hurlement de rage et s’écroula au pied du lit, où il se mit à gémir et à sangloter comme un enfant, la tête dans les mains. Il aurait voulu chasser les images qui tournaient dans sa tête : sa femme dans les bras d’un autre, touchée par des mains qui ressemblaient comme deux gouttes d’eau aux siennes, mais qui ne lui appartenaient pas…
            Et qu’est-ce qu’il pouvait faire ? Camille elle-même n’aurait aucun moyen de le reconnaître, dans ce corps qui le dégoûtait de plus en plus ! Il était pris au piège, enfermé dans l’existence d’un autre !

            Un éclair de jalousie puérile le traversa. Le Derval, il s’en sortait bien, en comparaison ! C’était tout bénef pour lui, ce petit changement : voilà qu’il s’était dégotté une femme et un enfant sans remuer le petit doigt – et financièrement, il n’était pas à plaindre non plus, dans sa nouvelle peau…
            Non, ce n’était pas possible, il fallait faire quelque chose ! Martin se ressaisit : Derval avait bien une voiture ! Il suffisait de la trouver, et de rouler jusqu’à la maison ! Là, au moins, il verrait sa femme ! Il était peut-être possible de lui expliquer les choses, de réparer cette erreur…
            Martin ramassa sur le sol les clés pendues à leur moche Mexicain et se mit debout. D’abord, il fallait s’habiller : il était toujours en tee-shirt et en caleçon. Une bonne douche et un rasage soigné s’imposaient aussi. Avec ce nouveau physique, il n’avait pas intérêt à se négliger, s’il ne voulait pas que Camille appelle la police dès qu’il s’approcherait d’elle…
            Pour la salle de bain, il connaissait déjà le chemin. Il n’avait plus qu’à trouver la garde-robe de Derval et à y puiser ce qu’il y avait de plus « portable » parmi ses vêtements. Martin sentit déjà qu’il allait mieux : la perspective d’agir venait de lui remonter le moral. Il n’allait pas se laisser faire. « Je suis Martin Clermont », se dit-il en retirant son tee-shirt. Il faisait bien attention à ne pas se laisser perturber par le ventre mou et enflé qui gigotait sous ses yeux. Il était concentré, il était fort, il était sûr de lui. « Je suis Martin Clermont, dit-il à haute voix en jetant négligemment son caleçon sur le couvercle du bac à linge sale. Je suis Martin Clermont. » L’eau froide gifla ses bras d’obèse alors qu’il tournait les boutons pour régler la température. « Je suis Martin Clermont. » Il glissa sa tête sous l’eau, espérant encore vaguement que sa fraîcheur allait le tirer de ce mauvais rêve – mais il savait très bien qu’il ne rêvait pas.
Je suis Martin Clermont.


Zapoï n°5, décembre 2013.

jeudi 9 janvier 2014

Le jeu de mots

Le jeu de mots, méprisable comme fin en soi, peut être le moyen le plus noble d’une intention artistique dans la mesure où il sert à l’abrégé d’une vie spirituelle. Il peut être une épigramme sociocritique.
Karl Kraus.


            La grande Littérature regarde de haut les petits plaisantins, ceux que les calembours amusent. D’un haussement d’épaule, elle se détourne des facéties : les acrobates du langage ne lui inspirent que du mépris. Les jeux de mots sont la fiente de l’esprit qui vole, selon Victor Hugo. Etonnant, de la part d’un type qui écrivait, dans son Booz endormi :

« Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth »,

inventant un lieu imaginaire dans le but avoué – avoué par calembour interposé – de trouver une rime à « demandait » (« J’ai rime à –dait ») !
Alors moi, je veux bien qu’on requalifie vite fait le jeu de mot en « licence poétique », mais il faudrait voir à pas nous prendre pour des idiots non plus…
Le jeu de mot n’est pas noble. Il sent l’esprit potache des soirs de beuverie, or les grands écrivains sont des gens sérieux. On a même inventé un terme, « kakemphaton », pour désigner le jeu de mot involontaire, celui que l’auteur, lorsqu’il le découvre trop tard, s’empresse de corriger en rougissant comme un collégien surpris à regarder dans les toilettes des filles. Dans le genre, Corneille est un multirécidiviste : « Je suis romaine hélas, puisque mon époux l’est » (Horace), « Et le désir s’accroît quand l’effet se recule » (Polyeucte). Kakemphaton, mon œil…
On oublie – comme toujours – de rappeler les phrases qui suivent la fameuse « attaque » de Victor Hugo contre le calembour :

« Le calembour est la fiente de l'esprit qui vole. (…) Loin de moi l'insulte au calembour ! Je l'honore dans la proportion de ses mérites ; rien de plus. Tout ce qu'il y a de plus auguste, de plus sublime et de plus charmant dans l'humanité, et peut-être hors de l'humanité, a fait des jeux de mots. Jésus-Christ a fait un calembour sur saint Pierre, Moïse sur Isaac, Eschyle sur Polynice, Cléopâtre sur Octave. »

Ouf ! Pas si mauvais, ce monsieur Hugo, finalement. Et même plutôt adepte de la fiente de temps à autres : « Chexpire, quel vilain nom ! On croirait entendre mourir un Auvergnat. »
Les écrivains sont des enfants : ils ne pensent qu’à s’amuser. Malheureusement, ils en ont parfois honte, et certains s’échinent à gommer toute trace d’humour de leurs livres. Même Antoine Blondin, qui était un maître en la matière, réservait la plupart de ses traits d’esprit à ses articles (« Un Namur comme le nôtre », « De la Suisse dans les idées »… Ça n’empêche pas tous ses romans d’être drôles à crever !) Erreur grave : il n’y a pas un seul grand écrivain qui soit totalement dépourvu d’humour ! La littérature populaire affiche dès la couverture, souvent, son esprit déconneur (et ce n’est pas toujours très heureux). Quelques titres en vracs : La petite écuyère a cafté (Jean-Bernard Pouy), Nazis dans le métro (Didier Daeninckx), Bosphore et fais reluire (San Antonio)… Ah ! On n’est pas dans le très haut de gamme, hein ! On sent que le budget jeu de mots était insuffisant…
C’est que l’humour est un sujet trop sérieux pour être laissé aux plaisantins. Heureusement qu’il y a eu les auteurs de l’Oulipo – dont on a déjà parlé ici – pour transformer le calembour en or. Les oulipiens ont réussi à réhabiliter le jeu de mots, à l’élever au rang d’art, à coups de lipogrammes, de méthode S+7 et en récupérant les bons vieux rigolos de naguère, tel Alphonse Allais et ses vers holorimes…
Petit rappel du principe des vers holorimes :

Par le bois du Djinn où s’entasse de l’effroi,
Parle ! Bois du gin ou cent tasses de lait froid !

Si vous n’avez pas l’impression de voir Homère, Victor Hugo, Blondin et Raymond Devos se tenir la main et faire une ronde tous ensemble, c’est que vous n’avez vraiment aucune imagination.

Alors ? Faut-il fusiller tous les écrivains qui usent et abusent des calembours ? Il faudrait plutôt leur rappeler qu’un jeu de mots n’est drôle que s’il a un sens – que la plaisanterie doit avoir un but. Pour le reste, mieux vaut en rire…