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jeudi 12 avril 2012

Pessoa dans l'ombre


Je voudrais que la lecture de ce livre vous laisse l’impression d’avoir traversé un cauchemar voluptueux.

Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité.


Il y a des livres qui ne vous touchent vraiment qu’à la relecture. La première fois, ce n’était pas le bon moment, vous étiez trop jeune, il faisait trop chaud, allez savoir : c’était un coup pour rien. Et quelques années plus tard, vous tentez à nouveau l’expérience, et c’est comme si vous n’aviez jamais lu ça. Cette fois-ci, c’est la bonne : le livre est venu à votre rencontre comme vous êtes venu à la sienne, vous vous êtes mutuellement reconnus. Ce livre, c’est vous.

J’avais lu Le Livre de l’intranquillité il y a une dizaine d’années, à la suite des œuvres d’Álvaro de Campos et de Ricardo Reis. Je venais de découvrir Fernando Pessoa, je voulais connaître tous ses hétéronymes dans la foulée. J’ai lu trop vite, je me suis laissé bercer par les phrases, je n’ai rien retenu. Ou pas grand-chose.

Je ne pouvais pourtant que comprendre intimement un auteur qui proclame : « Je cultive la haine de l’action comme une fleur de serre. Je me flatte moi-même de ma dissidence envers la vie. » L’inaptitude à vivre, ça me connaît. Ce qui m’échappait peut-être, lors de ma première lecture, c’était l’univers sensible, purement poétique, du Portugais aux cent visages. Rendu myope par mon propre dégoût juvénile de la vie, je n’avais vu que cette déclaration de haine, laissant de côté ce qui crevait les yeux : la promotion du rêve, de la vie imaginaire, pas moins concrète, pas plus absurde que la vie « réelle » des autres. « Face à la réalité suprême de mon âme, tout ce qui est utile, tout ce qui est extérieur me paraît frivole et trivial, comparé à la pure et souveraine grandeur de mes rêveries les plus originales, les plus souvent rêvées. »

Certes, Bernardo Soares n’est pas Fernando Pessoa. Encore un hétéronyme, un autre personnage imaginé par l’auteur, modeste aide-comptable de la rue des Douradores, à Lisbonne. Mais lui-même le considérait comme l’hétéronyme qui lui était le plus proche, et comment en douter, si l’on songe à sa passion du dédoublement, lorsqu’il prétend attacher autant d’importance aux êtres rencontrés dans ses rêves qu’aux individus réels qu’il côtoie chaque jour, ou qu’il affirme : « Je songe parfois combien il me plairait, unifiant mes rêves, de me créer une vie seconde et ininterrompue, où je passerais des jours entiers avec des convives imaginaires, des gens créés de toutes pièces, et où je vivrais, souffrirais, jouirais de cette vie fictive » ?

La vie fictive aussi importante que la vie quotidienne (et combien plus noble, plus passionnante, plus riche), l’œuvre rêvée plus réelle que l’œuvre achevée… Ce Livre de l’intranquillité n’est même pas un livre ! Masse de papiers épars entassés dans la malle de Pessoa, rassemblés après sa mort, qu’il a fallu déchiffrer et ordonner autant que possible, c’est l’ouvrage posthume par excellence – le non-livre. L’œuvre qui n’existe que pour avoir été pensée, rêvée, construite sans plan ni but précis par son auteur, au jour le jour… Bernardo Soares : l’artiste sans œuvre laissant après sa mort un livre sans auteur, orphelin ayant dû grandir sans « cadre », mal poussé, mal éduqué, solitaire et monstrueux.

Ce livre crépusculaire, dont chaque fragment semble opposer au monde un « non » catégorique, est un hymne au monde sensible, à l’imagination, à l’« espace du dedans » cher à Henri Michaux. Le Livre de l’intranquillité chante la poésie en acte. Un coucher de soleil décrit par un poète romantique, brossé par un petit maître de la peinture, ou simplement envisagé dans les méandres de la réflexion distraite d’un promeneur quelconque, n’a rien à envier à un véritable coucher de soleil sur le Bosphore, entre Europe et Asie. Il coûte moins cher et est tout aussi réel. « L’expérience directe est le subterfuge, ou bien le refuge, des gens dépourvus d’imagination », rappelle Pessoa. « Que peut me donner la Chine que mon âme ne m’ait déjà donné ? Et si mon âme ne peut me le donner, comment la Chine me le donnera-t-elle, puisque c’est avec mon âme que je verrai la Chine, si je la vois jamais ? »

Le voyageur, selon Pessoa-Soares, va chercher au bout du monde ce qu’il possède déjà au fond de lui. La plus grave erreur de l’homme, c’est cette ignorance. L’individu sans imagination, celui qui méprise la rêverie pour lui préférer l’action, ne peut promener sur la vie qui l’entoure qu’un regard vide. Ainsi, lorsque Pessoa proclame sa haine de l’action, il ne s’agit pas d’un discours nihiliste, d’un appel à la destruction – comme peut-être j’avais pu le comprendre lorsque j’étais jeune et con – mais au contraire, d’un hymne à la construction mentale, d’un acte poétique. Le « rien » de Pessoa, ce n’est pas rien !

Le Livre de l’intranquillité, en ce sens, a valeur de manifeste. Bernardo Soares parle pour Fernando Pessoa, comme il parle pour tous ses hétéronymes. Homme de l’ombre, insignifiant employé de bureau qui ne peut se décrire qu’en négatif quand il se voit entouré de ses collègues sur le portrait de groupe de son agence, il parvient à faire de cette ombre la seule véritable lumière. Cette vie imaginée ne va pas sans frustration ni souffrance, mais comme toute vie est faite de frustrations et de souffrances, il n’est pas plus malheureux qu’un autre. Et s’il l’est, c’est par orgueil, parce qu’il s’agit de son malheur, qu’il est le seul à l’éprouver et qu’il l’éprouve totalement. De même que ses compagnons imaginaires sont plus réels que son patron, puisqu’il les a choisis. Soares, personnage de papier, qui n’existe que parce qu’il écrit, et qui, au fur et à mesure qu’il s’écrit, s’efface, perd de sa substance en se démultipliant… Pessoa, personnage réel, dont le nom lui-même formerait le pseudonyme le plus révélateur de son ambition littéraire – « Pessoa » signifiant « une personne » – et qui disparaît lui aussi derrière tous ces autres lui-même… Ce « cauchemar voluptueux » devenu Livre de l’intranquillité est bien une œuvre souterraine, une œuvre de l’ombre, mais créée par un homme à la solitude si peuplée, à l’individualité si fourmillante de paysages, de couleurs et de sensations, qu’elle craque de partout, contenant en elle le monde entier, et d’autres encore...

Le Magazine des Livres, février-mars-avril 2012.

jeudi 5 janvier 2012

Sur les traces de Tristan


« Tout homme a son livre dans le ventre. »

Tristan Corbière


Il fallait en vouloir, pour faire une biographie de l’auteur des Amours jaunes ! Plus insaisissable que Tristan Corbière, c’est difficile à trouver… Il faut se dépêtrer des légendes et des périodes de silence total, du manque de documents d’un côté, du trop-plein de rumeurs de l’autre, suivre des pistes qui n’aboutissent pas, contredire des affirmations recopiées avec obstination par tous les spécialistes du « poète contumace »… Sacrée gageure ! On ne peut qu’admirer le travail de Jean-Luc Steinmetz, qui a relevé le défi en livrant une biographie de cinq cents pages qui n’éclaircit pas toutes les zones d’ombre de la vie de Corbière – à l’impossible, nul n’est tenu – mais qui a le mérite de donner une idée assez précise de ce qu’a pu être l’existence de ce poète mort à trente ans, tout en réservant quelques surprises.

« Il ne naquit par aucun bout,

Fut toujours poussé vent-de-bout,

Et fut un arlequin-ragoût,

Mélange adultère de tout. »

Ah ! La découverte des Amours jaunes ! C’était à la fac, j’avais vingt ans, et une fois de plus, l’impression d’avoir rencontré un ami avec ce bonhomme au rire grinçant, posant à l’artiste bohème, maudissant ses amours ratées, se moquant de Lamartine, plantant un bonnet d’âne sur le crâne du Hugo d’« Oceano Nox », qui avait prétendu raconter la dure vie des marins dont il ne savait rien. Tristan, lui, connaissait les matelots ! Logique, pour le fils d’Édouard Corbière, ancien marin et ancien écrivain, considéré comme le père du roman maritime en France… Il connaissait la souffrance aussi, lui qu’une étrange maladie a frappé alors qu’il était encore lycéen, et dont il mourra prématurément… Sur ce sujet aussi, les biographes s’arrachent les cheveux. La tuberculose ? Mais le mal ne paraissait pas d’origine respiratoire – plutôt articulaire… Une forme d’arthrose ? Le fait est qu’il traînera sa souffrance par les rues de Morlaix, de Roscoff ou de Paris, tordu, maigre, le teint jaune, et qu’elle l’empêchera de trouver un travail et de naviguer au long cours. À peine sorti de l’école, Tristan Corbière reçoit donc, comme l’écrit Steinmetz, « un certificat d’inutilité à vie ».

Commence alors la partie la plus intéressante de la vie de Corbière, et celle pour laquelle nous manquons d’éléments : condamné à l’oisiveté, il va peu à peu se consacrer à l’art : le dessin d’un côté, la poésie de l’autre. Pensionnaire au collège de Saint-Brieuc, puis à Nantes chez des amis de la famille, il a laissé une abondante correspondance avec ses parents, que Jean-Luc Steinmetz a auscultée avec précision. Mais après cette période, il n’y a plus assez de documents directs. Le biographe doit avancer des hypothèses, étudier les témoignages antérieurs à la mort de Tristan, choisir de se fier ou non aux différentes « poses » de l’auteur dans son œuvre. Peut-on considérer les Amours jaunes comme une œuvre autobiographique, et jusqu’à quel point ?... Difficile de ne pas voir le « décourageux » poète dans toutes les pages de ce livre conçu comme un tombeau – cependant, le bonhomme est joueur, il en rajoute dans les grimaces : Ankou ou Arlequin, à qui se fier ?

Mais la grande surprise que réserve cette biographie à ceux qui se passionnent pour Corbière, c’est la découverte du mythique « Album Louis Noir », cahier d’une trentaine de pages mêlant à la fois poèmes, croquis et aquarelles, composé entre 1867 et 1869, et qui semblait perdu à jamais. Son dernier possesseur connu n’était autre que Jean Moulin ! Jean-Luc Steinmetz raconte comment il a pu remettre la main sur ce Graal en traversant la Manche, sur les traces de Tristan : le séjour en Angleterre est un classique des voyages initiatiques… Il sera donc bientôt possible d’avoir un aperçu de ce cahier qui devrait remettre au point certaines choses à propos de Corbière, et notamment le fait qu’il était autant peintre que poète, dans ses jeunes années tout au moins, et qu’il savait manier la caricature aussi aisément avec un fusain qu’avec un sonnet, même inversé (« Le Crapaud »).

Jean-Luc Steinmetz a réussi le pari de donner corps à cette « vie à-peu-près » du poète breton. Tous les mystères ne sont pas levés, et c’est sans doute ce qui rend la vie de Corbière aussi fascinante. On ne saura sans doute jamais avec certitude qui était la dédicataire des Amours jaunes, cette fameuse « Marcelle » que les spécialistes du poète identifient généralement comme la comédienne Armida « Herminie » Cucchiani… parce qu’il s’agit de la seule relation amoureuse à peu près confirmée de Corbière. On continuera de se poser des questions sur sa maladie. Mais le biographe a su écarter de nombreuses pistes trop douteuses, en confirmer beaucoup d’autres, et donner à Corbière sa vraie place parmi les artistes de son temps : celle d’un jeune poète de province, doué pour la caricature et le sarcasme, mais aussi pour décrire la cérémonie du Pardon à Sainte-Anne-de-La-Palud (l’un de ses plus beaux poèmes), pour évoquer la vie des pauvres et des marins – et qui, s’il avait vécu plus longtemps, aurait certainement rejoint la bohème parisienne qu’il ne connaissait qu’à travers l’œuvre d’Henry Murger. La bohème de Corbière sera « de chic » : une pose, une attitude. Mais ce « honteux monstre de livre », Les Amours jaunes, restera comme le ricanement amer de l’homme à qui la vie a joué une farce et qui préfère s’en moquer : « Je ris comme un mort » (« Le Naufrageur »).

TRISTAN CORBIÈRE, J.-L. Steinmetz, Fayard, 525 p., 30 €.

LES AMOURS JAUNES, Tristan Corbière, Poésie-Gallimard, 311 p., 7,90 €.

Le Magazine des Livres n° 33, décembre 2011/janvier 2012.

lundi 31 octobre 2011

L'Apache et la Veuve


"Qu'on le veuille ou non, les apaches sont devenus les rois de l'actualité. Il n'y en a plus que pour eux. La première page des grands quotidiens d'informations leur est tout entière consacrée avec un luxe d'illustrations tout à fait moderne."
Marcel Huat, L'Aurore, mardi 11 janvier 1910

Les éditions Fage, basées à Lyon, font de beaux livres. Les beaux livres, c'est toujours difficile à caser dans une bibliothèque, et même quand on leur a trouvé une place, on a envie de les ressortir pour les consulter à nouveau. Dans ma bibliothèque, je me suis aménagé un rayon "criminalité" où se sont tout naturellement rangés les deux ouvrages publiés chez Fage par Frédéric Lavignette : le premier, sorti en 2008, consacré à la bande à Bonnot ; le deuxième, qui vient de paraître, consacré à l'affaire Liabeuf.

On se souvient encore plus ou moins des anarchistes de la bande à Bonnot. 1912, c'était hier. On a un peu oublié l'affaire Liabeuf, en revanche. Le 8 janvier 1910, un cordonnier, Jean-Jacques Liabeuf, agresse des policiers dans la rue Aubry-le-Boucher, IVe arrondissement. Il est armé d'un revolver, d'un tranchet de trente centimètres de long, et porte autour des bras d'épaisses bandes de cuir hérissées d'une multitude de pointes sur lesquelles les flics viennent se percer les mains en voulant l'empoigner. A l'issue du combat, il aura tué un agent et blessé une poignée de ses collègues. Avec ça, il a gagné tout naturellement un aller simple pour la bascule à Charlot. Rien de surprenant. Pourtant, son histoire fera les gros titres de la presse pendant toute une partie de l'année 1910, jusqu'à son exécution le 1er juillet.

Pour les journalistes de la presse nationale, Liabeuf est un "apache", un de ces voyous sans foi ni loi qui hantent les quartiers ouvriers de la capitale. Son crime est symptomatique de la violence qui règne autour du quartier des Halles et des fortifications, et de ces lois absurdes qui obligent le policier à n'user de son arme qu'à la dernière extrémité. "La vie d'un agent vaut tout de même un peu mieux que la vie d'un bandit, et il y a une ironie cruelle à constater que celle-ci est entourée de plus de garantie que celle-là", remarque un journaliste du Temps au lendemain de l'agression. La presse de gauche, quant à elle, s'intéresse aux causes du crime de Liabeuf. L'année précédente, celui-ci a été arrêté en compagnie d'une amie par deux agents de la police des mœurs. Malgré ses protestations, il a été accusé de proxénétisme et condamné à trois mois de prison et à cinq ans d'interdiction de séjour. A sa sortie de Fresnes, il reste pourtant à Paris et jure d'avoir la peau des deux flics qui lui ont collé sur le dos l'infâme étiquette de souteneur. C'étaient eux qu'il recherchait ce soir-là dans le quartier Saint-Merri, mais c'est un autre flic qui perdra la vie.

Socialistes, anarchistes et révolutionnaires prennent fait et cause pour Liabeuf. Certains même n'hésitent pas à saluer son acte. Dans La Guerre sociale, hebdomadaire antimilitariste et révolutionnaire, Gustave Hervé signe un papier intitulé "L'Exemple de l'Apache", dans lequel il ne cache pas son admiration : "Savez-vous que cet apache qui vient de tuer l'agent Deray ne manque pas d'une certaine beauté, d'une certaine grandeur ? [...] Je ne demande pas pour cet apache le prix Montyon. Mais je trouve que dans notre siècle d'aveulis et d'avachis il a donné une belle leçon d'énergie, de persévérance et de courage à la foule des honnêtes gens ; à nous-mêmes, révolutionnaires, il a donné un bel exemple." Cet article vaudra à son auteur une condamnation à quatre ans de prison.

Sur le même principe que son précédent ouvrage consacré à la bande à Bonnot, Frédéric Lavignette présente l'affaire Liabeuf sous la forme d'un dossier de presse nourri d'une cinquantaine de journaux différents. Presse républicaine, catholique, socialiste, royaliste, anarchiste, littéraire - tout y passe, dans un découpage qui reprend les faits sous tous les angles et de tous les points de vue possibles. Il arrive que la polyphonie et le goût de l'auteur pour les ciseaux et la colle rendent la lecture un peu laborieuse : "L'agent Maugras, (Le Petit Journal, jeudi 5 mai 1910) dit "la Puce" (Le Figaro, Georges Claretie, jeudi 5 mai 1910) celui contre lequel le bandit préparait ses armes, celui qu'il aurait voulu atteindre, (Le Petit Journal, jeudi 5 mai 1910) s'avance à la barre. (L'Humanité, Jules Uhry, jeudi 5 mai 1910)" Mais on s'habitue vite à ces références constantes, et l'utilisation des journaux de l'époque replonge le lecteur dans l'ambiance. Rien n'échappe à cette succession de coupures de presse, et l'arrestation de Liabeuf comme les débats qui ont suivi (sur les détestables manœuvres de la police des mœurs, puis sur la condamnation à mort du coupable) ont lieu sur fond de crue historique de la Seine (les députés vont en barque au Palais-Bourbon) et d'agressions provoquées par les "apaches", que les journalistes n'hésitent pas à relier au crime de la rue Aubry-le-Boucher.

La Belle Époque ressuscite au fil des jours et des articles, celle de la lutte des classes et des marmites infernales. En ce temps-là, les anarchistes risquaient leur tête, de nos jours ils lisent Le Monde libertaire en faisant leurs besoins dans des toilettes sèches. Certes, Liabeuf n'était pas un anar - juste un ouvrier que la misère a poussé vers le vol, et le désir de vengeance vers le meurtre. Jusqu'au dernier moment, face à la guillotine, il clamera qu'il n'était pas un souteneur. Comme si cette erreur initiale de la police des moeurs pouvait excuser son crime... Bientôt, sa propre histoire lui échappe, et le malheureux cordonnier se voit instrumentalisé de tous côtés. Assassin pour les uns ; victime de la société, exemple à suivre, héros de la lutte contre l'oppression pour les autres. Ce n'était pas un anar, "mais nous devons reconnaître l'énergie dont il a fait preuve en des circonstances où nous sommes habitués à ne voir que de la platitude. Pris en lui-même, son acte est un acte anarchiste. On l'a frappé, il se défend. Il frappe à son tour. C'est normal. Ce qui n'est pas normal, c'est que de pareils cas se produisent si rarement." (L'Anarchie, Le Rétif, jeudi 12 mai 1910)

Le Président de la République, Armand Fallières, qui avait gracié l'abominable Soleilland, meurtrier d'une fillette de treize ans, et qu'on savait hostile à la peine de mort, laissera pourtant Deibler faire son travail. Jusqu'au bout, Liabeuf aura été un problème politique : le préfet Lépine voulait la peau du tueur de flics. "Liabeuf gracié, c'était un soufflet retentissant sur la joue de cette police devenue odieuse à tous. (La Barricade, Victor Méric, samedi 2 juillet 1910) Il fallait de la viande fraîche pour donner satisfaction aux exigences de Lépine et de l'abjecte police des mœurs. (La Barricade, Maurice Allard, samedi 9 juillet 1910)"

Le Magazine des Livres, n° 32, septembre-octobre 2011.


jeudi 30 juin 2011

Cioran, la consolation d'être né


"Se débarrasser de la vie, c'est se priver du bonheur de s'en moquer. Unique réponse possible à quelqu'un qui vous annonce son intention d'en finir."
Cioran, Aveux et anathèmes.

Le 5 juin 1997, je traînais dans le rayon philosophie de la FNAC du Mans sans rien chercher de précis. J'étais là pour rendre les clés du logement dans lequel je restais terré entre deux cours à la fac. Et un livre m'a figé sur place. Son titre, surtout : De l'inconvénient d'être né. Tout de suite, la certitude d'avoir trouvé un miroir - un livre qui me parle de moi. Je l'ai ouvert : une suite d'aphorismes très brefs, de vérités cinglantes, et toutes plus bouleversantes les unes que les autres : "Ce n'est pas la peine de se tuer, puisqu'on se tue toujours trop tard" ; "Qu'est-ce qu'une crucifixion unique auprès de celle, quotidienne, qu'endure l'insomniaque ?" ; "Si le dégoût du monde conférait à lui seul la sainteté, je ne vois pas comment je pourrais éviter la canonisation" ; "Une existence constamment transfigurée par l'échec" ; "Nous avons perdu en naissant autant que nous perdrons en mourant. Tout" ; "Tristesse automatique : un robot élégiaque" ; "Chacun expie son premier instant"...

J'aurais pu me mettre à pleurer, au milieu des clients, dans ce recoin du magasin. Toutes les phrases de Cioran me transperçaient - j'ai acheté le livre et par la suite, il m'a fallu lire tous les autres, aux titres aussi admirables : Sur les cimes du désespoir, Syllogismes de l'amertume, Précis de décomposition, Bréviaire des vaincus, Ecartèlement, La Tentation d'exister, Le Livre des leurres... Découvrir Cioran à vingt ans ! Il y avait donc quelqu'un qui avait réussi à mettre des mots sur mes vertiges, sur mes angoisses, sur mon inaptitude à vivre ? Un complice, un frère en dévastation... Avec lui, comme lui, j'allais désormais pouvoir avancer en arborant mon désespoir sur la poitrine, comme une décoration. Vaincu, je pouvais relever la tête et répondre à la compassion par le sarcasme.

"Que faites-vous du matin au soir?
- Je me subis."

J'ignorais encore tout de Cioran. Ce n'est que petit à petit que j'allais découvrir qu'il était né en Roumanie en 1911 et mort à Paris en 1995, deux ans seulement avant que je ne le découvre. L'exil (d'un pays et d'une langue), la chute, et surtout ce combat quotidien, au corps à corps, contre soi, contre le monde, contre la vie... Et cette autre découverte : ainsi, on peut passer toute son existence avec un colt sur la tempe, un colt mental, et ne mourir qu'à quatre-vingt cinq ans ? Ainsi, la tentation du suicide conserve ? "Je ne vis que parce qu'il est en mon pouvoir de mourir quand bon me semblera : sans l'idée du suicide, je me serais tué depuis toujours."

Je vois mal comment parler de Cioran objectivement, en me laissant de côté. Cioran est l'écrivain qui vous donne la clé pour descendre en vous-même. Et qui vous montre que cette immersion peut être drôle - qu'on peut rire de ses propres ténèbres ! L'humour de Cioran est ravageur : il n'y a bien que les désespérés qui peuvent rire aux larmes comme ça... Quoi de plus jouissif qu'une telle déclaration : "Ma mission est de tuer le temps et la sienne de me tuer à son tour. On est tout à fait à l'aise entre assassins" ? Ou : "J'ai perdu au contact des hommes toute la fraîcheur de mes névroses" ? Ou encore : "Depuis deux mille ans, Jésus se venge sur nous de n'être pas mort sur un canapé" ? Ou pour finir : "Au plus fort de l'Incuriosité, on pense à une bonne crise d'épilepsie comme à une terre promise" ?

C'est que le désespoir de Cioran n'est pas déprimant. Il n'est pas lourd, il ne vous terrasse pas. L'Ennui, chez Cioran, se change en exaltation. C'est en ce sens qu'il est salvateur. Cioran vous détourne du suicide plus sûrement que n'importe quel écrivain optimiste qui répète à longueur de chapitre que la vie est merveilleuse. "Il ne s'agit pas d'être plus ou moins abattu, expliquait-il dans un entretien avec François Bondy, il faut être mélancolique jusqu'à l'excès, extrêmement triste. C'est alors que se produit une réaction biologique salutaire. Entre l'horreur et l'extase, je pratique une tristesse active."

Oui, la lecture de Cioran est vivifiante. Rien de plus rassurant, au fond, qu'un auteur qui vous enseigne que la conscience de notre mort, si elle nous paralyse, nous libère aussi de la nécessité de "faire" quelque chose de notre vie - de la tyrannie du but. A quoi bon trouver un sens à son existence, quand la mort est là pour y mettre un terme et réduire à néant tout ce qu'on aura passé sa vie à bâtir ? Il faut au contraire apprendre à se retirer, à prendre du recul, à méditer - et il devient alors agréable de regarder les humains s'agiter autour de nous, les saisons poursuivre leur cycle, presque sans nous. Le "paléontologue d'occasion" prendrait presque des allures de moine zen : il faut revenir à la vie contemplative. "On ne découvre une saveur aux jours que lorsqu'on se dérobe à l'obligation d'avoir un destin."

Apôtre du renoncement, Cioran a même renoncé à sa propre langue, le roumain, pour s'enfermer dans le français, cette langue rigide qu'il lui a fallu domestiquer. "Parce que le roumain, c'est un mélange de slave et de latin, c'est une langue extrêmement élastique. On peut en faire ce qu'on veut, c'est une langue qui n'est pas cristallisée. Le français, lui, est une langue arrêtée", explique-t-il à Jean-François Duval. Comme Céline qui noircissait des milliers de pages pour arriver à cette musique éclatée, ces phrases fracassées, cette mitraille de mots, Cioran a dû travailler la langue française avec acharnement pour aboutir à ce style fragmentaire, en apparence si simple, où chaque sentence renferme un monde. "Pour un écrivain, changer de langue, c'est écrire une lettre d'amour avec un dictionnaire."

Fils de pope, il a très jeune perdu la foi, et c'est sur ce vide qu'il va fonder sa philosophie. Sans foi mais pas sans mystique, Cioran ne cesse de mesurer sa solitude à celle de Dieu. Comme Job se mettant à parler d'homme à homme avec son Créateur, il sait que les larmes sont le véhicule le plus sûr pour rejoindre la sainteté. Et que si Dieu a laissé place au Néant, Il en est aussi affecté que Sa créature... "Avec un peu d'empressement, nous aurions pu rendre Dieu plus heureux. Mais nous l'avons abandonné, et il est maintenant plus seul qu'avant le commencement du monde." (Des Larmes et des saints) Aussi seul que le plus seul d'entre nous.

La Presse littéraire, juin 2011.

mercredi 18 mai 2011

La famille, la langue, le monde


"On ne fait pas innocemment l'amour face à la photo de quelqu'un. Les gens dont on met l'effigie autour de soi sont présents. Je crois, Louise, à la présence des absents et des morts !"
François Taillandier, Option Paradis.


Alors, pendant que nous avions le dos tourné, à causer de tout et de rien, François Taillandier achevait sa fresque commencée huit ans auparavant. Il est temps pour lui de passer à autre chose - Time to turn ! Et pour nous, de revenir sur cette Grande intrigue dont l'ultime volume est paru l'année dernière. Cinq tomes, onze chapitres chacun : cinquante-cinq chapitres bâtis autour de deux familles, les Maudon d'un côté, les Rubien de l'autre, que l'on suit sur cinq générations.

"Suivre" n'est d'ailleurs pas vraiment le terme adéquat : il suppose un point de départ et un point d'arrivée. Suivre une famille sur plusieurs générations, c'est partir d'un point précis dans le passé pour rejoindre le temps présent. Ou le contraire, si l'envie nous prend de grimper dans l'arbre généalogique. Rien de toute cela chez Taillandier : avec lui, le temps ne passe plus, le passé, le présent et l'avenir se confondent. Normal, puisque le présent n'existe que parce que le passé a eu lieu, et qu'il engage d'ores et déjà l'avenir...

Mai 2001. Louise Herdoin et Nicolas Rubien sont cousins et, depuis quelques temps, amants. Ils ont décidé de revenir passer un moment à Vernery-sur-Arre, "gros bourg de quatre mille âmes situé aux confins du Sancerrois et de l'Yonne", dans la maison de leur grand-mère commune, Gabrielle Maudon. Une grand-mère à l'ancienne, soucieuse des convenances, des traditions... "C'était l'époque où la revoyait Nicolas - une image qui la résumait tout entière dans sa mémoire - revenant de l'église, ôtant les aiguilles qui tenaient son chapeau, s'exclamant "Dieu soit loué, la pluie s'est arrêtée juste avant la fin de la messe", parlant des personnes rencontrées "sur le cimetière", jugeant son prochain avec un petit mouvement du menton, sec et involontaire, qui lui était habituel."

Durant ce séjour sur le lieu du crime, Louise et Nicolas vont faire revenir les membres de leur famille, soulever les secrets, explorer les oubliettes que cache toute tribu qui se respecte... Parce que les mots, chez Taillandier, cachent autant qu'ils disent. Entre le mutisme du grand-père Etienne Maudon, "l'homme le plus silencieux de son siècle", et les calembours et contrepèteries de François Rubien, le père de Nicolas, le langage pose problème. Taillandier crée des concepts dont il devient difficile de se débarrasser. Pour un lecteur de La grande intrigue, comment évoquer ces récits que l'on fait de sa propre vie, de son histoire, faisant coïncider des éléments disparates pour donner un sens à tout ça, sans employer le terme de "telling"? "Un telling, en gros, expliquait Dan, c'est un discours qu'on tient et qui vous justifie. Ça clarifie, un telling, ça te fait un truc qui met le monde en ordre. Ce que nous construisons, toi, moi, tous les autres, quand nous parlons de nous, de ce que nous voulons, de la façon dont nous voyons notre vie, ce n'est pas la vérité, c'est du discours, c'est du telling."

Oui, la langue, le discours est le fil conducteur des cinq tomes de cette saga. Silence ou logorrhée, les personnages se définissent par ce qu'ils disent, par ce qu'ils taisent, et l'aboutissement de ce questionnement incessant est l'unilog, ce langage créé par un homme d'affaires d'origine chinoise surnommé Fou-Fou. Ce spécialiste d'Internet que les langues inquiètent imagine une sorte d'espéranto simplifié, un langage qui ne nécessitera aucun apprentissage, puisqu'il sera formé des signes et des termes déjà employés internationalement : langage informatique, signalétique urbaine, termes étrangers connus de tous... "Mettre le langage à distance, le regarder pour lui-même, le transformer comme on réaménage une maison, est une tendance générale des humains, dont témoignent des siècles de culture. Les grands écrivains, les forgerons de langues, les Dante, les Rabelais, les Luther, ont eu cette ambition secrète, n'être plus dominés par la langue, mais la dominer. Fou-Fou ne veut rien de très différent. Fou-Fou, petit dieu perché sur une planète de Saint-Ex, refait le Logos en Lego."

On interroge le langage comme on interroge le temps, obsessionnellement, dans les cinq volumes de François Taillandier. Nicolas Rubien a affiché trois photographies : son père, lui et son fils, tous les trois âgés d'environ douze ans au moment du cliché. "Ces garçons de douze ans feront des hommes, et ils subsisteront à l'intérieur de ces hommes, pour leur dire quelque chose. Ce sont trois petits soldats qui ne savent pas encore quelles guerres ils auront à mener..." Le passé, le présent, le futur, toujours déjà réunis.

On interroge le temps pour interroger le changement. Nicolas, architecte, souffre de voir son métier réduit à une simple fonction utilitaire, pratique. "Charlemagne", ancien professeur d'université reconverti en penseur mystique, a établi la théorie de l'"option Paradis", estimant que les sociétés libérales de l'après-guerre avaient projeté d'instaurer le paradis sur terre. Cette théorie ayant fait long feu, "Charlemagne" invente "World V". L'humanité aurait selon lui habité quatre mondes différents au cours de son histoire: le monde agraire, le monde des petites communautés, le monde des villes classiques et le monde industriel. Le cinquième monde, son nouvel habitat, désigne "le monde unique et délocalisé, le monde en réseau, le monde des migrations de toutes sortes, le monde plurilingue, le monde des masses indifférenciées".

Quel rapport entre la grand-mère Gabrielle Maudon, la mystérieuse Pauline, cette orpheline mal mariée dont on perd la trace dans les années 1920, "Charlemagne", Fou-Fou, le pendu de Vernery-sur-Arre et Sobel, l'écrivain issu d'une peuplade d'Afrique, les Bantamas, qui décide d'écrire une trilogie sur l'histoire de son pays ?

C'est justement tout l'art de François Taillandier de tisser des liens entre tous ces personnages, s'invitant lui-même dans l'oeuvre, discourant avec Sobel, son personnage et son confrère. Il n'y a pas d'extérieur à La grande intrigue, vaste fresque du monde actuel et de son passé, et le lecteur lui-même n'est pas loin de s'incruster dans le tableau. Je m'y suis bien retrouvé, moi : cette famille, c'est un peu la mienne, et le père de Nicolas Rubien ressemble étrangement au mien, avec sa manie de déformer les mots, de rire de tout, et la grand-mère Maudon, si religieuse, si attachée à ses traditions, c'est la mienne aussi, et cette province, c'est chez moi... La grande intrigue, une saga dont vous êtes le héros.

Le Magazine des Livres, avril 2011.

dimanche 3 avril 2011

Céline en clandestin


"Plus on est haï, je trouve, plus on est tranquille..."
Céline


Cinquante ans après sa mort, le nom de Louis-Ferdinand Céline continue de faire frémir, de scandaliser, de dégoûter. C'en serait presque drôle : Céline, le grand refusé de partout (qui se trouve quand même en cinq volumes dans la Pléiade !), le vaincu triomphal du Goncourt 1932, l'exilé des "heures sombres", aujourd'hui privé de "célébration".

C'est un bel hommage, finalement, que lui ont rendu Serge Klarsfeld et Frédéric Mitterrand en retirant son nom du recueil des célébrations nationales 2011. Une fois de plus, il sera le grand absent, la place laissée vacante au milieu des autres "célébrés" : Philippe de Commynes, Cendrars, Boileau, Théophile Gautier, Hervé Bazin, Cioran, Maillol, Méliès, Bougainville, Marie Curie... Et bien sûr, cette chaise vide au milieu de l'assemblée des illustres disparus, on ne verra qu'elle. Henri Troyat aura presque l'air de s'excuser de prendre la place de Ferdinand, de même que Guy Mazeline n'a jamais pu se remettre d'avoir reçu le Goncourt à la place de l'auteur du Voyage... 2011 sera l'année Céline, qu'on le veuille ou non.

Quel encombrant cadavre ! Mais il faut dire que le style de Céline est aujourd'hui encore bien plus vivant que beaucoup de ceux de nos auteurs contemporains... Il n'est pas facile de se débarrasser de lui, de faire comme s'il n'avait pas existé, de regarder ailleurs. Depuis la parution de Voyage au bout de la nuit, ce malotru a tout dévasté ! Ignorer Céline, c'est faire l'impasse sur l'un des plus profonds bouleversements que la littérature française du XXe siècle a connu. L'autre bouleversement est venu de Proust. Si l'antisémitisme vous rebute et que les longues phrases vous ennuient, vous êtes foutu, la littérature française vous est passée sous le nez et vous n'avez rien vu, vous pouvez aller vous recoucher.

Oui, mais il faut faire avec l'antisémitisme, n'est-ce pas ? Admirer, certes, le génial anarchiste du Voyage, réglant son compte à la guerre, à la colonisation, au travail à la chaîne, à la misère sociale ; mais frémir d'horreur devant les imprécations du bouffeur de juifs de Bagatelles pour un massacre ! Difficile, hein, de concilier les deux ? André Gide avait bien essayé de s'en tirer par une pirouette, dans La Nouvelle Revue Française, en affublant Céline d'un nez rouge : "Alors quand Céline vient parler d'une sorte de conspiration du silence, d'une coalition pour empêcher la vente de ses livres, il est bien évident qu'il veut rire. Et quand il fait le Juif responsable de sa mévente, il va de soi que c'est une plaisanterie. Et si ce n'était pas une plaisanterie, alors il serait, lui Céline, complètement maboul." Eh bien non, mon cher Gide, Céline n'est pas un faux-monnayeur. Ce serait trop facile...

On continuera de s'arracher les cheveux sur ce paradoxe : comment l'auteur de Voyage au bout de la nuit, ce cri extraordinaire surgi des bas-fonds, ce roman pour barricades, a-t-il pu tomber si bas, se vautrer dans la haine antisémite comme un cochon dans sa bauge ? Et pourquoi faudrait-il que l'un empêche l'autre ? Depuis quand la pauvreté rend-elle humaniste ? Ont-ils l'air si nobles, les misérables que dépeint Céline dans Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit ? Après ce deuxième roman, d'ailleurs, les communistes qui avaient accueilli le premier comme une Bible commençaient déjà à se pincer le nez. Il ne leur aura pas fallu longtemps pour vomir tripes et boyaux : Mort à crédit, paru en 1936, est suivi dès 1937 par Mea Culpa, pamphlet anticommuniste lapidaire et définitif... et par Bagatelles pour un massacre.

Célébrer Céline ? Impossible. Il faudra se souvenir de ce qu'il s'est passé en ce début d'année 2011. Les Archives de France avaient inscrit le nom de Céline sur le recueil des Célébrations nationales pour le cinquantenaire de sa mort. Il a suffi que Serge Klarsfeld, président de l'Association des fils et filles de déportés juifs de France, demande le retrait immédiat de Céline de ce recueil pour qu'il obtienne gain de cause de la part de Frédéric Mitterrand. "J'ai été tellement bafoué, injurié, recouvert de toutes les ordures et les merdes que cent mille tonnes de parfums d'Arabie ne me feraient pas sentir bon!" écrivait Céline.

"Indignez-vous !", comme dirait l'autre. Oui, depuis sa tombe du cimetière de Meudon, l'abominable docteur Destouches continue d'indigner.

Ah ! Si seulement Céline n'avait pas écrit Voyage au bout de la nuit ! Les choses seraient plus simples, il n'y aurait plus de questions à se poser : on l'aurait depuis longtemps balayé, inscrit sur le fichier des salauds sans intérêt, seuls quelques nostalgiques de la francisque se refileraient encore ses romans et ses pamphlets sous le manteau... "Je regimbe un petit peu ?... pas du tout !... mes idées racistes sont pour rien ! Tartuffes !... [...] c'est le Voyage qui m'a fait tout le tort... mes pires haineux acharnés sont venus du Voyage... Personne m'a pardonné le Voyage... depuis le Voyage mon compte est bon !..." (D'un château l'autre)

C'est qu'avec le Voyage, il est impossible d'ignorer Céline. Avec Mort à crédit, Féerie pour une autre fois ou la trilogie allemande non plus, bien sûr - mais ceux-là, quand on les lit, on fait déjà plus ou moins partie des "céliniens". Le néophyte, bien souvent, s'arrête au Voyage, à la rigueur à Mort à crédit, et ne va pas plus loin, puisqu'on lui a dit qu'ensuite, c'était caca. Le néophyte, bien obéissant, se fie au jugement des grandes personnes et n'essaie même pas d'approcher ses narines du caca.

Alors, une fois de plus, Céline se fait la belle. Ceux qui l'aiment le célèbreront à leur manière clandestine, à l'abri des médailles. On ne donnera pas le nom de Louis-Ferdinand Céline à un lycée, on n'érigera pas de statue devant le passage Choiseul - c'est mieux comme ça. Céline restera à l'abri de tous les hommages, inaccessible à tous les pardons, toutes les reconnaissances posthumes, tout : qu'on n'en parle plus.

Le Magazine des Livres, mars 2011.

mercredi 16 mars 2011

Propagande 7 - Le Magazine des Livres n° 29


Nouvelle formule, nouvelle périodicité : Le Magazine des Livres est devenu mensuel et se présente maintenant sous format tabloïd. Andrée Chédid, André Gide et Louis-Ferdinand Céline en sont les sujets principaux, et c'est à ce dernier que j'ai consacré mon article... Bonne lecture !

mercredi 23 février 2011

John Fante, la vie brute


"J'avais vingt ans à l'époque. Putain, je me disais, prends ton temps, Bandini. T'as dix ans pour l'écrire ton livre, alors du calme, faut s'aérer, faut sortir et se balader dans les rues et apprendre comment c'est la vie. C'est ça ton problème : tu ne sais rien de la vie."
John Fante,
Demande à la poussière.


Il est celui qui a décomplexé la littérature américaine. Il était nécessaire, dans le premier tiers du vingtième siècle, qu'un écrivain surgisse des bas-fonds avec une langue chargée d'alcool et de colère pour rendre à la vie ses vraies couleurs : gris, rouille, jaune pisseux - rien d'étincelant sous la poussière, rien de glorieux. Dieu s'est fait porter pâle.

En France, nous avons eu Céline. Aux Etats-Unis, c'est John Fante qui a endossé le rôle du voyou des Lettres. Oui, je sais que c'est un cliché, qu'il est devenu traditionnel, désormais, de sanctifier les bad boys de la plume et de se pincer le nez devant les ringards au style académique, ceux qui "troufignolisent l'adjectif", qui barbotent joyeusement au milieu des phrases complexes et qui n'hésitent pas à titiller le subjonctif imparfait... Le bon vieux duel Céline-Proust. Voilà un débat qui ne m'intéresse pas : l'un et l'autre sont essentiels. Et sans académisme, sans langue classique, qu'aurait bien pu dynamiter Céline ?

Seulement, parfois, des dynamiteurs, il en faut. Ne serait-ce que pour redonner sa langue au peuple. Parler de la misère dans une langue bourgeoise, c'est une chose. Faire entendre au bourgeois la voix des misérables, c'en est une autre. Il faut de temps en temps mettre les égouts à ciel ouvert.

Arturo Bandini, le double de John Fante dans ses romans, ne connaît rien de la vie au début de Demande à la poussière. "Bon Dieu, dis donc, est-ce que tu te rends compte que tu n'as jamais eu d'expérience avec une femme ? Oh, que si, des tas de fois, même. Oh, que non, menteur. T'as besoin d'une femme, t'as besoin de prendre un bain, t'as besoin d'un bon coup de pied où je pense, t'as besoin d'argent. C'est un dollar, à ce qu'on dit. Deux dollars dans les endroits bien, mais du côté de la Plaza c'est un dollar ; bon, épatant, sauf que t'as pas un dollar, et encore autre chose, dégonflé, même si t'avais un dollar tu n'irais pas, parce qu'une fois à Denver t'as eu l'occasion d'y aller et tu t'es dégonflé." Fante a appris la vie à tout un tas d'Américains. Sans Fante, aurait-on eu Kerouac, Burroughs ou Bukowski ? Rien n'est moins sûr.

On imagine parfaitement Charles Bukowski, pas encore écrivain, déjà ivrogne, mettant la main sur Demande à la poussière à la bibliothèque municipale de Los Angeles, et rencontrant soudain son maître : "Un jour j'ai sorti un livre, je l'ai ouvert et c'était ça. Je restai planté un moment, lisant et comme un homme qui a trouvé de l'or à la décharge publique. J'ai posé le livre sur la table, les phrases filaient facilement à travers les pages comme un courant. (...) Voilà enfin un homme qui n'avait pas peur de l'émotion", écrit-il dans la préface au roman de Fante.

Comment un jeune homme inexpérimenté, timide, mal dans sa peau et voulant désespérément devenir écrivain, pourrait-il ne pas s'identifier à Arturo Bandini ? Bandini ! Aussi touchant qu'il peut être exécrable, aussi grandiose qu'il peut être désespérant... Arturo Bandini, le Don Quichotte de Bunker Hill : il voit l'amour de sa vie, le monde des lettres à ses pieds, la gloire déroulant son tapis rouge devant lui, là où tout le monde verrait des moulins à vent. Mythomane d'hôtels borgnes, il passe son temps à rêver qu'il obtient le prix Nobel, relit cent fois ses deux nouvelles publiées, transforme une serveuse mexicaine dérangée en "princesse Maya", réinvente à chaque instant tous les moments de sa vie - déformation professionnelle de l'écrivain, sans doute. Il parvient ainsi à supporter un quotidien de soiltude et de misère en attendant un chèque illusoire de son éditeur. Mais lorsqu'il se prend enfin la réalité en pleine gueule, sans protège-dents, sans la ouate rassurante de ses fantaisies juvéniles, la tragédie se dévoile dans toute son ampleur. Alors, le rêve se déchire. Alors, Bandini est devenu grand. Il ne joue plus. Il ne se cache plus. Il n'est plus le grand écrivain Bandini que la foule acclame. Il n'est qu'un pauvre descendant d'immigrés italiens qui essaie de survivre, comme tout le monde. "Je suis sorti faire un tour en ville. Bon Dieu, voilà que je remettais ça, traîner la savate dans les rues. Je regardais les gueules autour de moi, et je savais que la mienne était pareille. Des tronches vidées de leur sang, des mines pincées, soucieuses, paumées. Des tronches comme des fleurs arrachées de leurs racines et fourrées dans un joli vase ; les couleurs ne duraient pas bien longtemps. Fallait vraiment que je quitte cette ville."

Il faut se replonger dans les quatre volumes du cycle Bandini : Bandini, La Route de Los Angeles, Demande à la poussière et Rêves de Bunker Hill ! Il faut relire aussi Mon chien Stupide, qui montre un Henry Molise, autre double de l'auteur, au crépuscule de sa vie de scénariste, dressant le bilan amer de son existence. Un chien impressionnant fait son apparition dans le foyer familial et sème le désordre par sa seule présence, réveillant les rancœurs du couple, accélérant le départ des quatre enfants. Tous vont partir, abandonnant la maison à son silence et le chien, d'abord rejeté, un temps en fuite, deviendra alors la seule créature à laquelle se raccrocher. "A dire vrai, je ne pouvais affronter une journée de plus. J'en avais marre de cette grande maison. A quoi bon ces chambres vides et un jardin grand comme un parc où personne ne se promène ? A quoi bon des arbres sans des chiens pour pisser dessus ? Je ne pouvais plus écrire une seule ligne dans cette maison."

John Fante sait livrer une émotion brute avec cette retenue virile, cette pudeur qui passe par l'humour des situations, par le silence parfois, et qui est la marque des grands écrivains. Virile, oui, parce que tout le monde sait que les garçons ne pleurent pas, alors il faut assumer dignement la honte quand on est surpris à embrasser religieusement sur un mur la marque d'une allumette frottée par une belle inconnue (irrésistible scène de La Route de Los Angeles), il faut tordre le mauvais sort pour lui donner un aspect plus glorieux, tourner la déconfiture à son avantage. Et surtout, garder ses émotions pour soi. La dernière phrase de Mon chien Stupide nous apprend que c'est raté pour cette fois : "Soudain, je me mis à pleurer."

Le Magazine des Livres, janvier-février 2011.

samedi 5 février 2011

Propagande 6 - Le Magazine des Livres n° 28


Le dernier numéro du Magazine des Livres est sorti. Je vous le dis parce que même moi je ne le savais pas : il a fallu que je le trouve par hasard chez le marchand de journaux pour m'en apercevoir. Dedans, vous trouverez un dossier sur les écrivains réactionnaires, un entretien avec Denis Tillinac, un autre avec Sollers, et puis en vrac B. Traven, Zouc, Hemingway, David Foenkinos, Tolstoï, Charles Dassoucy et mon article sur John Fante.

mardi 28 décembre 2010

Mireille aux enfers


"Satan, dont je ne voudrais cependant pas tout le temps parler et tenir compte presque plus que de Dieu, est-il donc à ce point en moi, ancré par une habitude et une faiblesse ancienne qui lui permet de familières et perpétuelles entrées ?"
Mireille Havet, Journal, 22 octobre 1927.

A chaque fois que l'éditrice Claire Paulhan publie un nouveau tome du Journal de Mireille Havet, c'est une nouvelle étape terrifiante vers la mort qu'elle propose. Quel choc ce sera, lorsqu'elle décidera de revenir en amont du Journal déjà publié, pour faire découvrir aux lecteurs les jeunes années de la "petite poyétesse" chérie d'Apollinaire, de 1913 à 1918 !

On en est loin, de la jeunesse, dans ce volume qui recouvre les années 1927-1928, au titre terrible: "Héroïne, cocaïne! La nuit s'avance..." Mireille Havet, pourtant, n'a que trente ans... Le volume s'ouvre sur de petites notes griffonnées dans un agenda: elle semble n'avoir plus la force de s'épancher dans les pages de son journal, elle souffre le martyre, couchée dans une chambre de Tréboul, fiévreuse, tourmentée par de nombreux abcès. Quand elle remonte à la surface, elle pense avoir triomphé de la morphine. Elle se trompe.

Le silence guette à la fin de cette année 1927, année de cure interminable, de lutte désespérée contre la drogue. "Ecrire dans la vie n'est pas si drôle, quand, à force de douleur, dans le feu même de la souffrance qui purifie, pulvérise, fond et vaccine, on a perdu le goût de s'analyser soi-même et de cette contemplation intérieure qui est la source même, la beauté et le ridicule du Romantisme, l'école de notre adolescence, souffrante et émerveillée de son développement, que l'on croit alors unique et devant nous mener à l'exceptionnel." (27 décembre 1927)

Les phrases s'allongent démesurément, galopent et trébuchent, Mireille s'est lancée dans une cavalcade folle, mais après quoi court-elle ? Ses trente ans perdus, ses années gâchées, ses amours pulvérisées, ce talent qui aurait pu faire d'elle une grande artiste, étranglé par cette fureur de vivre qui la mènera à la tombe à fond les ballons. Mireille Havet, c'est James Dean.

Née en octobre 1898, Mireille Havet aurait pu rester une vague figure du milieu des artistes parisiens des années 20, auteur oubliée de nouvelles, de poèmes et d'un court roman, Carnaval, dont l'histoire littéraire aurait à peine gardé la trace si Claire Paulhan n'avait pas eu l'idée d'exhumer ce Journal incendiaire, grâce à Dominique Tiry, petite-fille de Ludmila Savitzky, amie et légataire des écrits intimes de Mireille.

Flamboyante Mireille Havet! Un feu-follet, comme son ami Jacques Rigaut... Il faut la voir, sur les photographies qu'elle nous a laissées. En 1911, en robe blanche dans le parc de Ker Aulen, en Loire-Atlantique, elle penche son visage plein de rires vers sa soeur aînée Christiane, assise à côté d'elle. Elle a posé un bras sur l'épaule de sa soeur, l'autre est nonchalamment posé sur sa hanche. Une mèche s'échappe de ses longs cheveux noirs tirés en arrière et coule le long de sa joue. Elle est aux anges, elle va sur ses douze ans. En 1917, elle a dix-huit ans, s'apprête à publier son recueil de nouvelles, La Maison dans l'oeil du chat. Guillaume Apollinaire a déjà publié plusieurs de ses textes, en prose ou en vers, le poète Paul Fort s'est enflammé pour elle. Elle fréquente Mallarmé, Cocteau, Colette, Giraudoux... Foulard autour du cou, bandeau dans les cheveux, elle fixe l'objectif d'un intense regard sombre, un peu perdu, ses cheveux tirés recouvrent ses oreilles. La bouche est un peu triste. En 1923, photographiée à l'occasion de la parution de Carnaval, elle baigne dans un léger flou, les cheveux courts, le regard distant, col de fourrure et chemisier blanc. En 1931, la photo d'identité de son passeport est saisissante: le cheveu court, raie sur le côté, une coupe masculine, le regard noir et la bouche dure - le visage accuse les accidents de la vie, la dope et le manque, les souffrances, le désespoir. Elle porte un costume d'homme, une cravate. Elle n'a plus qu'un an à vivre.

L'enfant terrible du jeune vingtième siècle déjà secoué par la guerre qui lui a pris Apollinaire et de nombreux amis d'enfance, écrivait en septembre 1922 : "Il faut compter que l'incohérence de notre époque vient de ce vide accidentel des talents, des intelligences supprimées par la mort. Notre génération n'est plus une génération, mais ce qui reste, le rebut et le coupon d'une génération qui promettait, hélas, plus qu'aucune autre. Tout au monde est désaxé, tout. [...] Et nous, enfants gâtés nés pour le plaisir du soir, la douceur des lampes, le crépuscule qui fond les contours, nous voici en pleine apocalypse. Nous n'aimons pas fonder, construire, résoudre. Nous aimons tout ce qui finit et tout ce qui meurt. Voilà pourquoi, sans doute, tous nos amis sont morts. Notre faute est d'y survivre."

Orpheline de maîtres et d'amis, puis orpheline de père et de mère, Mireille Havet se retrouve seule comme une gosse perdue, s'accrochant à l'amour avec avidité. L'amour des femmes, toujours: Madeleine de Limur, Marcelle Garros, Suzanne Léger, Reine Bénard, Robbie Robertson, Norma Crandall, Mary Butts... Son unique expérience hétérosexuelle, la perte de sa virginité, sera résumée dans son journal par une formule lapidaire : "Arraché dent."

Mais quelle gloire dans cette damnation! Quelle vie dans cette marche vers la mort! Mireille Havet brûlant d'amour, hurlant de désespoir mais portée par la passion foudroyante, passion des femmes, passion de la vie, passion de toutes les choses terrestres - et l'on connaît l'étymologie du mot "passion"... Oui, quelle lumière dans cette montée au Calvaire! "Aller droit à l'enfer, par le chemin même qui le fait oublier", écrit-elle en septembre 1919. Une vie si intense qu'elle y use toutes ses forces, que seule la bouche du revolver semble pouvoir l'en délivrer. Ce revolver, elle l'achète, elle supplie Dieu de le lui pardonner, elle accuse Robbie, sa maîtresse, de la pousser à l'utiliser. "Tu veux la guerre, Robbie, tu l'auras, par amour. Je veux avoir la certitude, avant de me tuer, des mobiles qui te font agir, et lire dans tes yeux, si durs souvent, que tu ne m'aimes pas." (16 avril 1928)

Voilà la vie de Mireille Havet : un bûcher permanent.

Le Magazine des Livres, novembre-décembre 2010.

mercredi 24 novembre 2010

Propagande 5 - Le Magazine des Livres n° 27


Vous saviez que Michel Houellebecq avait eu le Goncourt ? Bon, ça, je n'en doute pas. Du coup, il est en couverture du dernier Magazine des Livres. Tant pis pour lui. A l'intérieur, on trouve aussi, outre un entretien exclusif avec le lauréat, un dossier sur Philippe Muray, un article de Pierre Cormary sur Thomas Pynchon, un entretien avec Pierre Chalmin sur l'insulte littéraire et beaucoup d'autres bonnes choses. Quant à moi, j'ai choisi de me laisser guider par l'extraordinaire Mireille Havet (1898-1932) jusqu'en enfer... J'espère qu'il y a des escalators pour remonter.

dimanche 31 octobre 2010

Henri Calet, le débineur


"On croyait avoir touché le fond, on se trompait. Les casseroles ont un fond, la vie n'en a pas."
Henri Calet, Le Bouquet.



Ils sont terribles, ces écrivains de la génération 1900!... Ceux qui ont promené leur enfance sur les champs de bataille de la "Der des Ders" pour se faire rattraper adultes par la suivante, et essuyer penauds la dérouillée de 40: les Henri Calet, Raymond Guérin, Paul Gadenne, Jacques Perret, Georges Hyvernaud... La génération défaitiste. D'ailleurs, c'est un des leurs, Pierre Minet, qui a publié La Défaite en 1947, grand petit roman sur la bohème littéraire des années 20 et les poètes du Grand Jeu. Titre symbolique d'une époque: le fiasco était dans l'air du temps.

On l'aura compris: j'aime les ratés, les inadaptés, les déserteurs de tout. Prenez Raymond Théodore Barthelmess, dit Henri Calet, par exemple. Il n'aura pas attendu la "Drôle de guerre", la grande débandade du "...ième Débineurs" et l'expérience de prisonnier de guerre racontées dans Le Bouquet, pour voir la vie couleur encre de Chine. La débine, elle était en lui depuis toujours. Premières lignes du premier roman d'Henri Calet, La Belle Lurette (1935): "Je suis un produit d'avant-guerre. Je suis né dans un ventre corseté, un ventre 1900. Mauvais début." Le ton est donné. Qu'ils s'appellent Henri Vertebranche (La Belle Lurette), Adrien Gaydamour (Le Bouquet) ou Feuilleauvent (Le Tout sur le tout), la plupart des personnages de Calet sont des transpositions de lui-même, ce gamin chétif et triste, "tas petit de chair molle", fils d'anarchiste ayant poussé dans les déménagements et les trafics (de fausse monnaie notamment), déjà en fuite sur les routes de la Belgique occupée pendant la Grande Guerre (répétition générale avant l'exode de juin 40), puis hors-la-loi réfugié en Uruguay avant un retour clandestin à Paris... Il y a du Bardamu chez Henri Calet, vagabond désenchanté, amputé du sourire, portant sa couardise comme un étendard... "Quand je cherche à me démêler au fond, je trouve aussi que j'ai toujours eu un faible pour ceux de mon espèce: les malheureux, les vaincus. Et les Allemands, pendant vingt ans, avaient été les vaincus qu'il fallait plaindre. D'un coup, la situation se renversait: la France vaincue, je retournais à elle. La défaite, me voici!" (Le Bouquet). A force de commémorer l'Appel du 18 Juin, on en oublierait presque qu'on a perdu la guerre.

Mais Henri Calet n'est pas seulement le chantre décourageux et glacial de la débine: il sait mieux que personne faire partager la poésie simple et tendre des petites gens, de son quartier de Paris, le XIVe arrondissement, qu'il arpente de long en large au gré de ses souvenirs dans Le Tout sur le tout, évoquer ses voyages avec la légèreté du pinceau d'un aquarelliste... Pantouflard, Calet? Pas une seconde. Pourtant, l'exode aurait pu le dégoûter à jamais du nomadisme: "J'ai beaucoup traîné par les routes, ces dernières années, contre ma volonté. Il me semble que je n'ai pas cessé de marcher en tout sens durant plus de quatre ans. A présent que j'ai rallié ma maison, je demande à n'en plus bouger. J'ai besoin de me ressuyer." (Poussières de la route).

Chez la plupart des écrivains, les articles publiés dans les journaux constituent la partie la plus négligeable de leur oeuvre. On commence à s'y intéresser après que les romans principaux ont été largement commentés et analysés - ils viennent compléter l'oeuvre bien connue pour satisfaire les assoiffés d'exhaustivité. Avec Calet, ça ne marche pas comme ça.

Lorsqu'il commence sa carrière de journaliste, juste après la guerre, à Combat d'abord, puis dans beaucoup d'autres journaux, Henri Calet, cet "homme quelconque", comme l'appelait Franz Hellens, a trouvé le ton qui lui convenait. Ces brèves chroniques ont le même timbre que ses romans, le même humour désolé, la même grâce. Qu'il évoque le quotidien d'une "gueule cassée" entre deux opérations du visage, recherche les rares survivants qui ont connu les cellules de Fresnes pour leurs actes de résistance, ou qu'il décrive les espoirs et les doutes de la jeunesse des années 50, il ne pose pas à l'intervieweur dégagé et supérieur (le style "c'est moi qui pose les questions!"): il se place à hauteur d'homme. Solitaire comme tout écrivain, il est attiré par la foule autant qu'il la craint. Il veut comprendre ce qui l'agite, alors il place sa caméra au milieu d'elle. Pas de vue surplombante, pas de zoom arrière: il fait partie de cette foule, son sujet d'étude. C'est peut-être ça qu'il appelle "la littérature à bout portant". Envoyé sur les routes pour une enquête sur les vacances, il s'attache autant à décrire ses compagnons de voyage que les paysages traversés. Cet incurable pessimiste aime tellement les hommes, et surtout les femmes, que les vallées et les fleuves s'humanisent à son contact. Il vit une amourette avec la Garonne: "Le soir venu, elle s'était habillée de lamé d'argent. Je me rappelle qu'elle était bien séduisante ainsi. (...) Il m'importait de savoir comment elle s'y prend pour mettre le grappin sur ses affluents, les uns après les autres... Le Lot, puis le Tarn... cette mangeuse d'hommes." (Poussières de la route).

Voilà de quoi est faite la "petite musique", la poésie d'Henri Calet: d'une empathie immédiate, presque brutale, avec le monde qui l'entoure. Les gens timides qui se décident soudain à se rapprocher des autres s'y prennent toujours mal. On trouve aussi cette maladresse chez Calet, toujours un peu candide, un peu à côté, comme encombré de soi-même. Où qu'il aille, c'est toujours lui qu'il retrouve, ce Buster Keaton de la clinique Tarnier. "Oh! ne plus s'avoir dans les pattes, ne plus se voir, ne plus s'avoir sur le dos! Etre un peu seul, vraiment seul, ne fût-ce qu'une seconde." (L'Italie à la paresseuse). Dans Peau d'ours, carnet de réflexions pour un roman qu'il n'aura pas le temps d'achever, il décrit ses livres comme "une sorte d'herbier où je place, j'insère, des personnages entrevus, séchés..." Petites touches de couleur, petits instantanés, des odeurs, des ritournelles, des visages: quelques souvenirs sauvés dans une vie trop courte où le bonheur est rare. Derniers mots du dernier livre de Calet: "Ne me secouez pas. Je suis plein de larmes." Et le rideau tombe sur cinquante-deux ans d'une petite vie discrète, blottie entre deux guerres, comme un fleuve qui se jette (de désespoir) dans la mer, pour s'y faire oublier.

mercredi 22 septembre 2010

Propagande 4 - Le Magazine des Livres N°26


Le Magazine des Livres de septembre est sorti, avec un dossier sur les polémiques littéraires établi par Frédéric Saenen, une rencontre avec Amélie Nothomb, des entretiens, des articles et un hommage à Henri Calet par votre serviteur...

samedi 18 septembre 2010

L'art de disparaître


Nous nous promenions sur ce que l'on appelle l'allée du bout du monde, un mélancolique sentier près du château de Montaigne, quand on m'a demandé: "D'où vient ta passion pour la disparition?"
Enrique Vila-Matas, Docteur Pasavento.


D'où vient ma passion pour la disparition? Ou plutôt, ma passion pour les écrivains de la disparition, du retrait, du silence, du renoncement? Ceux que Jean-Yves Jouannais nomme les "artistes sans oeuvres" et Enrique Vila-Matas les Bartleby?... Bien sûr, ces auteurs qui n'ont publié que des bribes, des fragments, ou qui ont délibérément tourné le dos à la littérature après une période d'intense créativité, mais qui ont influencé fortement des générations d'artistes, comme Jacques Rigaut, Arthur Rimbaud, Robert Walser, Joseph Vaché, Salinger et tant d'autres, me rassurent sur mon propre syndrome de Bartleby. Toutes mes défaillances, ma paresse, ma couardise devant la page blanche, mon aquoibonisme, mon angoisse du succès (rassure-toi, ça ne risque pas d'arriver, diront les mauvaises langues) trouvent une justification glorieuse à la lecture de Bartleby et compagnie de Vila-Matas.

Quel écrivain n'est pas tiraillé par la tentation du silence, de la fuite? Vila-Matas lui-même le confie à son traducteur André Gabastou: "Je me souviens que, dès l'instant où j'ai su que je me consacrerais à l'écriture - j'avais alors publié quatre livres -, j'ai commencé à annoncer à mes amis aux hautes heures de la nuit que j'envisageais d'arrêter. "J'écrirai tout au plus encore un livre, puis je me retirerai", disais-je alors que je venais à peine de commencer mon oeuvre et que je n'avais que trente ans. Je crois que je trouvais moralement très élégant de finir juste après avoir commencé."

L'élégance du renoncement! Pouvoir jouir d'une reconnaissance discrète auprès de quelques happy few qui s'échangent vos maigres oeuvres les yeux brillants, tout en étant absent, une chaise vide sur les plateaux de télé, un point d'interrogation - le meilleur Thomas Pynchon de votre génération! Enrique Vila-Matas n'a jamais arrêté d'écrire, mais le syndrome de Bartleby ne l'a pas quitté pour autant. Dans Journal volubile, il imagine à nouveau qu'il renonce à écrire, "mais je crois que si je fais le pas, j'aurais besoin d'un écrivain qui soit témoin de tout, qui emboîte mes pas et le raconte, c'est-à-dire que je devrais embaucher un écrivain qui raconte comment j'ai renoncé à l'écriture, comment je me suis appliqué à faire de ma vie une oeuvre d'art, comment j'ai cessé d'écrire sans en souffrir."

Que faire, en effet, quand on a passé sa vie à transformer la moindre de ses expériences en littérature? Quand à chaque nouvelle rencontre, à chaque nouveau conflit intime, à chaque nouvel accident de parcours, c'est en songeant à la page d'écriture qu'on en tirerait le soir même qu'on a pu garder le cap? Soudain, il faudrait vivre pour vivre, simplement, comme ça? Comment vivent ceux qui n'écrivent pas? Ceux dont toute l'existence n'a pas pour but de finir par un grand livre? Comment vit-on quand on a arrêté d'écrire? Au passage, c'est aussi le sujet du dernier magnifique roman de Marc-Edouard Nabe, L'Homme qui arrêta d'écrire: "Je ne voyais les gens que pour travailler, écrire sur eux, ou parler avec d'autres pour écrire sur tous. Me voilà en train de discuter avec une jeune fille, tout simplement, et je ne la drague même pas."

Pas plus que Nabe, Enrique Vila-Matas n'arrête donc d'écrire. C'est qu'un écrivain a bien d'autres solutions pour disparaître. Vila-Matas, déformation d'écrivain, ne peut s'empêcher d'inventer son destin, de jouer à être un autre. Jamais tout à fait identifiable au narrateur mais jamais très loin derrière, il multiplie les doubles comme Pessoa les hétéronymes. Il feint, il simule. Ca peut le prendre dans l'avion, où il joue à haïr un enfant bruyant, chez lui ou encore dans la rue: "Je m'amuse à inventer que je suis devenu susceptible et souhaite que personne ne m'arrête dans la rue." (Journal volubile).

Le narrateur de Docteur Pasavento, invité à donner une conférence sur la réalité et la fiction à Séville, choisit soudain de disparaître, en hommage à Robert Walser et à son constant refus de la gloire. Là encore, c'est comme un jeu: il a en tête la disparition d'Agatha Christie durant onze jours pendant lesquels toute l'Angleterre l'avait recherchée - mais il comprend rapidement que lui, personne ne se lancera à ses trousses. Dans sa fuite, Pasavento l'écrivain deviendra tour à tour les docteurs Pasavento, Ingravallo, Pynchon, Pinchon... Et ces dédoublements, ces impostures constantes s'accompagnent de dizaines d'autres simulations, comme si Pasavento, fatigué d'être soi, s'inventait sans cesse de nouvelles origines, de nouveaux itinéraires, pour s'effacer lui-même dans la multitude des possibles.

Le syndrome de Bartleby, ce refus d'écrire, marque aussi l'aphasie de la littérature. Le dernier roman de Vila-Matas, Dublinesca, joue avec ce thème comme s'il fallait l'épuiser. Le personnage principal, Samuel Riba, éditeur exigeant concurrencé par l'édition numérique et la mauvaise littérature (le "roman gothique"), vient de faire faillite. Pour couper court à une discussion avec ses parents, il prétend préparer une conférence sur la fin de l'ère Gutenberg qui aura lieu à Dublin le 16 juin suivant, jour du "Bloomsday". Mais ce n'est pas tout de mentir, encore faut-il faire coller la réalité à ce mensonge. L'éditeur décide de réellement partir à Dublin donner cette conférence. A l'endroit même où se déroule dans l'Ulysse de Joyce l'enterrement de Paddy Dignam, Riba entend donc enterrer la littérature. Autre façon de disparaître, pour Vila-Matas: convoquer sans cesse ses auteurs favoris: Joyce, Kafka, Beckett, Walser, mais aussi Roberto Bolano, Emmanuel Bove... Il ne s'agit pas seulement de références littéraires éparpillées ça et là, mais de véritables personnages, qui pèsent sur l'intrigue, incitent le personnage principal à faire des choix. Le docteur Pasavento, dans sa cavale, rejoint l'asile d'Herisau où est mort Robert Walser, et l'homme au mackintosh, personnage étrange qui apparaît et disparaît au gré de la journée de Leopold Bloom dans Ulysse, joue également un rôle important dans Dublinesca. "Il a une tendance exagérée à lire sa vie comme un texte littéraire, à l'interpréter avec les déformations propres au lecteur chevronné qu'il fut pendant tant d'années", écrit Vila-Matas à propos de Riba dans Dublinesca.

C'est peut-être ça, au fond, la solution pour disparaître: devenir un personnage de roman...

Le Magazine des Livres, été 2010.

lundi 19 juillet 2010

Propagande 3 - Le Magazine des Livres n° 25



Le Magazine des Livres de l'été vient de sortir. Après le numéro précédent, pour lequel j'avais rédigé une étude sur les journaux intimes d'écrivains et inauguré un feuilleton, "Voyage dans une bibliothèque", avec un article sur Jean-Pierre Martinet déjà publié ici, je le poursuis dans cette dernière livraison avec un texte inédit sur Enrique Vila-Matas.

samedi 10 juillet 2010

Des journaux de moins en moins intimes

[Ce texte, publié une première fois dans le Journal de la Culture en septembre 2004, dans une version sensiblement différente, a été revu, corrigé et réactualisé pour le numéro 24 du Magazine des Livres, paru en mai/juin 2010.]

Du jour où le diariste s'est mis à songer, au cours même de leur rédaction, à la postérité possible de ses carnets intimes, le journal est devenu problème, ou tout du moins sujet de débat. « Il faut écrire pour soi, affirmait Ionesco, c'est ainsi que l'on peut arriver aux autres(1). » Mais dans le cadre d'un journal, si l'on présage déjà de ses lecteurs futurs, écrit-on encore pour soi ? La perspective d'être lu, le regard des autres, ne viennent-ils pas altérer la sincérité, dévier la spontanéité ? La part de l'intime ne se réduit-elle pas comme peau de chagrin à mesure que la date de publication du journal se rapproche de l’époque de sa rédaction ?


Loin de nous la prétention de répondre à ces questions, puisque ces questions sont exactement l'enjeu du journal et de son auteur. Si l’on tient un journal, et un journal intime, il semble naturel d’y écrire toute la vérité, d’y exposer les mouvements de sa pensée et les petits faits du quotidien sans censure ni tabou. Le diariste se doit de rechercher sans cesse l'honnêteté absolue : son défi, c'est de traquer sans répit la part la plus profonde de son intimité, quand bien même son journal serait lu en temps réel. Mais la vérité est la planète la plus éloignée du système solaire : on aura beau s'en approcher avec la meilleure volonté qui soit, on en sera toujours à des milliers d'années-lumière. L'humilité du diariste, c'est de s'en contenter. Il existe des journaux d’écrivains de toute sorte : certains auteurs vont très loin dans l’analyse de leur moi intime, d’autres savent rendre à la perfection les mouvements de leur époque, certains n’épargnent personne, ni leurs proches ni eux-mêmes… Chacun de ces diaristes se forge sa propre idée de ce que doit être son journal : laboratoire d’écriture, épanchement quotidien, miroir d’une âme – chacun se forge sa propre idée de la « vérité » du journal intime.


Paul Léautaud considérait que c'était par la spontanéité de l'écriture, le premier jet sans correction ni refonte, qu'il touchait à cet idéal du Vrai. « Quand donc pourrai-je oublier la "rhétorique" et ne plus faire, malgré moi, des phrases ?(2)» Le Journal intime de Marc-Édouard Nabe, au contraire, est d'un style très appliqué, chaque entrée pouvant presque se lire comme une nouvelle, une critique littéraire ou artistique... Chacun a sa propre conception du journal intime, et chacun pense que c'est la bonne. Et à chaque fois, c'est sans doute la bonne : ce genre littéraire est beaucoup moins figé qu'on ne le croit.


Jusqu'à la fin du XIXe siècle, les journaux que l'on pouvait trouver dans les librairies étaient ceux des grands explorateurs, où à l'intime était préférée la subjectivité du regard, l'étude et la compréhension des coutumes indigènes, de la géographie des lieux, etc. Il s'agissait d'instruire le lecteur, pas de lui parler de soi. Et, dans les vingt dernières années du XIXe, les choses se précisent. En 1883, Barbey d'Aurevilly publie ses Memoranda et Fanny Mercier un choix de pages extraites du Journal d'Amiel, mort deux ans auparavant, et dont elle est la légataire. Là encore, la vie privée est laissée de côté au profit de la description d'une pensée en mouvement.


L’intime sur la voie publique


Il faut en effet attendre 1887 et la publication du Journal de Marie Bashkirtseff et de celui des frères Goncourt pour que l'intime sorte sur la place publique en défonçant toutes les portes. « Non seulement je dis tout le temps ce que je pense, mais je n'ai jamais songé un seul instant à dissimuler ce qui pourrait me paraître ridicule ou désavantageux pour moi. Du reste, je me crois trop admirable pour me censurer. Vous pouvez donc être certains, charitables lecteurs, que je m'étale dans ces pages tout entière(3)», clame Marie Bashkirtseff dans sa préface. Et Edmond de Goncourt, dans la sienne, annonce en écho : « Dans cette autobiographie, au jour le jour, entrent en scène les gens que les hasards de la vie ont jetés sur le chemin de notre existence. Nous les avons portraiturés, ces hommes, ces femmes, dans leurs ressemblances du jour et de l’heure, les reprenant au cours de notre journal, les remontrant plus tard sous des aspects différents, et, selon qu'ils changeaient et se modifiaient, désirant ne point imiter les faiseurs de mémoires qui présentent leurs figures historiques, peintes en bloc ou d’une seule pièce, ou peintes avec des couleurs refroidies par l'éloignement et l'enfoncement de la rencontre, – ambitieux, en un mot, de représenter l'ondoyante humanité dans sa vérité momentanée(4). »


D’entrée de jeu, les Goncourt posent de nouvelles règles au journal : il ne s’agit plus tant de parler de soi que de faire entrer les proches, les amis, toutes les relations sociales à l’intérieur de cette écriture. Publié d’abord du vivant des frères, dans une version censurée, puis longtemps après leur mort, en 1956, dans son intégralité, le journal se fait « mémoires de la vie littéraire », On y évoque les artistes du temps, les salons, les querelles, la réception critique des ouvrages, les fours et les succès… Pour la première fois, la publication d’un journal, parce qu’elle a lieu du vivant de ses auteurs, provoque des modifications dans le comportement des artistes du temps, conscients qu’à trop fréquenter Edmond et Jules de Goncourt, ils s’exposent à apparaître sous leur plume… Le philosophe Taine écrit ainsi à Edmond, le 12 mars 1887 : « Laissez-moi vous prier d’omettre dans votre prochain volume tout ce qui peut me concerner. Quand je causais avec vous et devant vous, c’était Sub Rosa, comme disait notre pauvre Ste Beuve, en tout petit comité, portes closes ; aucune de ces paroles exagérées, improvisées n’étaient dites pour la publicité(5). »


Les « potins » de la vie littéraire et mondaine ne finiront plus de trouver leurs lecteurs. Publié une première fois en 1985, le Journal que l'Abbé Mugnier a tenu de 1879 à 1939 est un beau compromis entre l'observation ethnographique et l'exploration intime. Durant soixante ans, les pavés germanopratins ont résonné du claquement caractéristique des gros souliers carrés à peine dissimulés par la soutane élimée de ce curé de campagne qui avait les qualités les moins adaptées pour réussir dans un tel univers : la modestie, la sensibilité – et la fraîcheur d'âme. Mais il admirait cette société et aimait plus encore la littérature. Les grands écrivains français, de Huysmans à Mauriac, en passant par Claudel, Proust ou Anatole France, se retrouvent dans son journal, véritable roman des mœurs littéraires et politiques de l'époque, comédie humaine décrite dans toute sa crudité. La publication posthume permet d’évacuer les questions de respect de la vie privée, et les pages du Journal de l’abbé Mugnier regorgent d’anecdotes qui n’auraient jamais pu être publiées du vivant des personnes mentionnées : « Hier soir Huysmans m’a raconté "la luxure porcine" de Guy de Maupassant. Un jour, dans un dîner de 14 personnes (Huysmans en était), Maupassant se vanta de lasser une femme. On se rendit (les 14) rue Feydeau et devant tous, Maupassant se mit à poil et fit cinq fois la chose avec une femme. Flaubert était là qui surveillait et s’amusait beaucoup de tout cela. Les audaces lubriques de Maupassant charmaient Flaubert qui disait : "Ça me rafraîchit."(6)»


Des éditions épurées

Évidemment ces publications, notamment celle du Journal de Marie Bashkirtseff qui n'était plus là pour défendre ses écrits, étaient abrégées, tronquées, voire réécrites dans le sens du bon goût et de la bienséance. Il était hors de question que la jeune artiste issue de l'aristocratie russe et morte tuberculeuse à vingt-quatre ans puisse être considérée autrement que comme une nouvelle « dame aux Camélias », un peu excentrique, mais tellement romantique (au sens étymologique et moderne du terme !) : un modèle à suivre pour les filles de bonnes familles. Hors de question, donc, de parler d'autre chose que d'une amourette d'enfant pour le duc de Hamilton : silence radio sur ses histoires, pourtant un peu plus réelles, avec Émile d'Audiffret ou Paul de Cassagnac, ou encore sur son désir soigneusement consigné dans l'un des 105 cahiers qui composent son journal manuscrit de « toucher l'homme ». Silence radio sur la collaboration de Marie à la revue socialiste et féministe La Citoyenne. Silence radio, évidemment, sur les portraits pas toujours très tendres des membres de sa famille. Marie Bashkirtseff a donc réussi le double exploit de publier à la fois le premier journal intime autoproclamé... et, bien malgré elle, la première tentative d'adaptation d'un journal intime à la littérature pour demoiselles…


Lorsque les diaristes n’allègent pas eux-mêmes leurs écrits intimes avant leur publication en volume, par précaution, pour éviter les ennuis ou parce qu’ils veulent n’en conserver que ce qui leur semble important (les mouvements de leur pensée, leurs réflexions sur les arts, plutôt que leurs problèmes de chaudière ou leurs déboires sentimentaux, par exemple), on peut généralement compter sur leurs ayants droits, à l’occasion des premières publications posthumes, pour caviarder le texte comme bon leur semble, afin de ne pas ternir l’image de leur cher disparu… On sait que la veuve de Jules Renard a supprimé près de la moitié de son Journal avant sa publication. Ce Journal est inauguré en 1887, l’année même où Edmond de Goncourt publie le premier volume de ses Mémoires de la vie littéraire. Mais Jules Renard, qui tenait ce journal sans envisager sa publication, aurait sans doute de lui-même apporté des changements à son manuscrit si l’occasion s’était présentée d’une parution en volume. « Résumer mes notes années après années, écrit-il en 1906. Dire : "J’aimais, je lisais ceci, je croyais cela." Au fond, pas de progrès.(7)» Le journal intime étant le lieu de l’expérimentation, de l’ébauche, de la note rapide, rédigée dans le confort du secret, il est naturel qu’au moment d’une publication définitive en volume, le diariste soit pris de scrupules et s’attache à rendre son texte « présentable », en y ajoutant des corrections, en y coupant ce qui lui paraît négligeable ou redondant… voire en le réécrivant totalement !

Matthieu Galey, en apprenant le 29 février 1984 qu’il est atteint d’une sclérose latérale amyotrophique qui ne lui laisse que quelques années à vivre (il mourra deux ans plus tard), décide de reprendre entièrement le journal qu’il tient en secret depuis son adolescence pour en préparer une édition posthume. Parcourant ces cahiers avec vingt-cinq ou trente ans de recul, il taille dans la masse. « La figure que j’y fais ne me plaît guère, sot, vaniteux, frivole, coureur, snob, méprisant – et Dieu sait si j’élimine des pages et des pages sans intérêt, des coucheries oubliées, des considérations philosophiques ou des flambées sentimentales d’une banalité abyssale ! (…)(8)» Après la mort de Matthieu Galey, ce seront au tour de sa famille, notamment son père et sa sœur, puis de ses éditeurs, de reprendre le manuscrit et d’en supprimer certains passages afin de ménager les susceptibilités. Si le journal intime est le lieu du « premier jet », d’une écriture qui ne se soucie pas de plaire, ou qui ne devrait pas s’en soucier, puisqu’elle ne s’adresse à aucun lecteur, sa publication a d’abord été vouée aux modifications, aux améliorations – finalement, le fantasme d’un journal intime publié in extenso, dans sa vérité première, est très récent, et assumé par des écrivains comme Gabriel Matzneff, Marc-Édouard Nabe ou Renaud Camus…

Et ce souci d’exhaustivité, ce désir de ne pas faire de choix mais de publier intégralement les écrits intimes de certains auteurs nous valent aujourd’hui de voir apparaître au grand jour des œuvres aussi poignantes que le Journal de Mireille Havet, jeune poète amie d’Apollinaire et de Cocteau, qui a brûlé sa vie dans la drogue et l’amour des femmes, morte à 33 ans après avoir publié un conte, quelques poèmes et un court roman assez oubliable. La parution de ce témoignage monstrueux de vérité, de ce journal-fleuve qui décrit au quotidien une infernale course vers la mort, est sans conteste le chef d’œuvre inconnu (plus maintenant) de Mireille Havet. Dans le secret de ces pages, la « petite poyétesse » d’Apollinaire, qui avait joué la Mort dans l’Orphée de Cocteau, pouvait se livrer toute entière, sans fard, n’épargnant personne et surtout pas elle. « Ce cahier n’ayant d’autre but, écrit caché comme il l’est, que de m’instruire moi-même plus tard par une sorte de schéma rétrospectif de ma vie… devenu rétrospectif, mais pris alors sur le vif, aucune raison de vantardise humaine ne pourrait m’y faire mentir et noter des pensées et des symptômes excessifs, imaginaires consciemment, ou qu’il est impossible psychologiquement à ma nature de ressentir(9)», écrit-elle en 1926. Avait-elle deviné que c’était cette âme consumée vivante, crachée sur ces cahiers, qui lui vaudrait un jour d’être « redécouverte » ?

Et Cesare Pavese pensait-il à une publication posthume en tenant son incontournable journal, qui ne sera retrouvé qu'après sa mort, survenue le 27 août 1950 ? L'homme est désespéré. Pour lui, vivre est un métier. Très entouré dans la journée, ses nuits sont de véritables calvaires : « Je passais la soirée assis devant ma glace pour me tenir compagnie... » Entre notes de lecture et aphorismes, le romancier turinois revient sans cesse sur sa solitude, ses angoisses, son obsession du suicide et de la mort, qui, finalement, sont devenus une façon de vivre. Ainsi, en 1936, déjà : « Et je sais que je suis pour toujours condamné à penser au suicide devant n'importe quel ennui ou douteur(10). » La question est entêtante. À un point tel qu'il fait à peine allusion au fascisme, à la guerre, à la résistance. Aucun détail sur sa vie quotidienne. Des idées, des réflexions, une leçon de vie fulgurante. Quelques jours avant de passer à l'acte, il conclut son Journal de façon définitive : « Pas de parole. Un geste. Je n'écrirai plus. »


Le journal-feuilleton

« Au seul point de vue de l'histoire des Lettres françaises, il n'est pas inutile qu'on sache de quelle manière la génération des vaincus de 1870 a pu traiter un Écrivain fier qui ne voulait pas se prostituer(11). » Voilà le cri de guerre de Léon Bloy en préface au Mendiant ingrat (le cri est poussé en 1895, l'ouvrage paraîtra trois ans plus tard). Le premier volume des écrits intimes de l'auteur catholique inaugure une série de huit livres scandaleux, dont le dernier sera publié posthume en 1920. Le journal intime devient feuilleton, et il devient surtout une arme. Le diariste juge ses contemporains, les glorifie ou les couvre d'immondices pour la postérité. Mais Bloy n'édite pas l'intégralité de son journal : il n'en conserve que l'essentiel, réduisant parfois le compte rendu d'une rencontre à une simple formule, nommant certaines personnes et masquant l'identité des autres. Entre la rédaction du journal et sa publication, il y a encore une longue phase de réécriture et de mise en page. Les éditions L’Âge d’Homme ont commencé depuis 1996 la publication intégrale du Journal de Léon Bloy, et il est passionnant de comparer les deux versions, de voir quels passages ont été supprimés, et comment l’auteur est parvenu à ramasser une longue anecdote en une simple remarque cinglante. Et quelle hargne, toujours ! Dans L’Invendable, quatrième volume de son Journal, il écrit en 1906 : « Voici que nous changeons, une fois encore, de gouvernement. Chaque fois que la République ôte sa chemise, c’est pour en mettre une plus merdeuse. Le maître, cette fois, le dictateur, c’est Clémenceau, environné de ses domestiques, parmi lesquels Briand le souteneur et la fille Picquart. À quelle curée vont se livrer encore ces chiens ?(12)»


Les Goncourt, et Léon Bloy à leur suite, ont créé un genre en publiant leur Journal. Qu’il s’agisse d’une peinture de la vie littéraire, du témoignage d’une époque, la parution du premier volume inaugure une série, un feuilleton dont les épisodes suivants, maintenant qu’il est de notoriété que ce journal existe, et qu’il est voué à être rendu public, sont attendus avec intérêt, mais aussi avec terreur par le monde des lettres, qui s’y voit généralement pris pour cible.


Léautaud se fera le maître des « potins » de la vie littéraire parisienne. Son Journal littéraire, pourtant, s’attache aussi aux petites choses du quotidien, aux animaux abandonnés que l’auteur ramasse dans les rues et rapporte dans sa maison de Fontenay-aux-Roses, à ses conquêtes féminines – mais c’est dans la critique grinçante des mœurs des gens de lettres qu’il se montre à son meilleur. Il faut croire que les éditeurs aiment ce genre de châtiment, puisque les cinq volumes du Journal posthume de Jacques Brenner ont été publiés récemment chez Pauvert, et que celui-ci y démonte sans vergogne la « cuisine » des prix littéraires…


Le journal publié en feuilleton, sans devenir tout à fait une tendance, finit par faire quelques émules : on peut songer au Temps immobile de Claude Mauriac, au Journal de Julien Green, à celui de Charles Juliet, et bien sûr à ceux de Gabriel Matzneff, de Marc-Édouard Nabe et de Renaud Camus.


Bien qu'intime, le journal s'affiche donc : les proches du diariste, ses éditeurs, ses confrères, les artistes de son temps, tous connaissent l'existence de ce journal et sa publication à plus ou moins long terme. Cette connaissance peut aller jusqu'à modifier les comportements de ces individus qui se résignent, de plus ou moins bonne grâce, à devenir des personnages. « Cela va peut-être amener bien des gens à se méfier de moi dans leurs propos ou leurs potins »(13), s'inquiète Léautaud dès 1922, alors qu'il n'a encore publié qu'un extrait de son Journal littéraire, consacré à la mort de Charles-Louis Philippe, dans le Mercure de France. D'autres « personnages », au contraire, savent utiliser le journal intime de leur ami comme une tribune : « Les communistes sont des dégonflés sionarts, me dit Besson, tu peux l’écrire dans ton Journal !(14)»


Figer le temps


Les écrivains ne font pas seulement de leurs carnets leurs confidents, mais un miroir sans indulgence où se reflètent leurs doutes et leurs réussites, un instantané au quotidien qu'ils pourront retrouver, avec plus ou moins de bonheur, des années après. « Parfois je me dis que le journal c'est mon Portrait de Dorian Gray », avait déclaré Nabe lors d'un entretien radiophonique en 1994... Ils en font aussi le laboratoire de leur propre écriture, le lieu d'une réflexion constante, et constamment renouvelée, sur soi, mais également sur l'art, sur la littérature et la place d'un écrivain dans la société... Pour Gide, cet exercice journalier est souvent difficile, et il se force, par volonté d’écrire, de noter les faits les plus banals, les événements les moins significatifs. Et parfois, ce qui mériterait d'être consigné est tout simplement passé sous silence. Ainsi, le 11 février 1912 : « Samedi, minuit. Je m’y prends trop tard, ce premier jour où précisément j'aurais à écrire autre chose enfin que des plaintes(15). »

Le diariste s'empare de son journal, mais parfois le journal s'empare du diariste et le dévore. C'est le cas on ne peut plus célèbre d'Amiel, dont le Journal intime monumental est la seule œuvre véritable (mais quelle œuvre !). « Un fils, un livre et un beau cours improvisé, ç'aurait été mes seuls désirs », écrit-il le 9 janvier 1861. Son fils, son livre, son cours improvisé jour après jour existeront bien, après sa mort, dans les 16 840 pages noircies tout au long de sa vie, dont les éditions l'Âge d'Homme ont publié l'intégralité. Le diariste en vient toujours, à un moment ou à un autre, à ne plus avoir de matière sur laquelle écrire. Le temps même de la rédaction de son journal empiète sur sa vie, sa graphomanie réduit irrésistiblement le temps à consacrer à l'étude, au travail, à l'amour, au repos. Plus la journée a été remplie et plus son compte rendu rigoureux lui demandera d'efforts, et la journée du lendemain n'en sera que plus vide ... Henri-Frédéric Amiel ne dissèque pas seulement la journée qu'il va vivre : il se projette des mois, voire des années en avant. Chaque choix l'oblige à peser longuement le pour et le contre dans ses cahiers : dois-je quitter Genève ? Dois-je accepter ce poste de professeur ? Dois-je me marier ? Il dresse de longues listes d'épouses potentielles, recense leurs défauts et leurs qualités – et finalement, n'en épouse aucune. Il fait des projets de livres ou d'études, et finalement ne les écrit pas. Comme s'il se contentait d'avoir « vécu » virtuellement les choses dans ses cahiers et n'avait plus ensuite suffisamment de force ou de courage pour les vivre réellement. « Ce journal est un exutoire ; ma virilité s'évapore en sueur d'encre. Il m'a souvent dispensé d'ami et de femme, en un mot du prochain ; il me délivre encore de mon Moi actif. Tout mon être se résout en contemplation, en réflexion. Ce qui pour d'autres se condense et se concrète en oeuvres et en actes, ce qui devient ailleurs livre, famille, capital, gloire, vertu, se distille ici en phrases vaines, en sentences creuses, en formules stériles. J'ai quelquefois pensé que la rédaction de ces pages, était un remplaçant de la vie, était une variété de l'onanisme, une ruse de l'égoïsme couard, une manière d'échapper au devoir, de tromper la société et la Providence(16). »


Mais Amiel n'est pas le seul exemple de diariste englouti sous la masse de son Journal : Jehan Rictus, l'auteur des Soliloques du pauvre, a fini également par ne plus pouvoir écrire autre chose que le résumé quotidien de sa propre vie. Marc-Édouard Nabe ne s'en cachait pas : « Le Journal me bouffe. Je veux arrêter avant de me voir vivre moins de choses pour ne pas avoir à les écrire(17). » C'est ainsi qu'après avoir publié près de quatre mille pages de Journal intime qui n'embrassaient qu'une période de huit ans, il s'est résolu à brûler les dix dernières années de ses cahiers qui n'avaient pas encore été livrées au public... et même cet autodafé n'a pu se faire sans donner naissance à un monstre : un roman magnifique de huit cents pages, Alain Zannini, paru en 2002. La fumée du brasier génère encore de l'écrit.

Raccourcir le temps


Le journal intime entretient des rapports très particuliers avec le temps. Plusieurs temporalités sont en jeu dans cette discipline : celle des événements eux-mêmes, tels qu'ils sont en train de se produire ; celle de la narration de ces événements qui a lieu en général le soir même ou le lendemain matin (et plus le temps de la narration est éloigné du moment des faits, plus s'accroît le risque d'omissions ou d'erreurs) ; enfin, celle de la publication du journal en volume. Pour garantir l'intimité des écrits, les premiers journaux étaient publiés posthume, ou leur publication en plusieurs tomes débutait alors que leur auteur était âgé : c'est le cas d'Edmond de Goncourt ou de Léautaud. On pense aussi à Paul Morand dont le Journal inutile a été publié, à sa demande, vingt-cinq ans après sa mort, manière délicate de protéger la tranquillité des personnes citées en même temps que la sienne. Léon Bloy publiait le sien de son vivant, avec un écart qui pouvait varier de un à quatre ans entre le moment de la rédaction et celui de la publication. Il y avait déjà, de la part de Bloy, le désir de coller au plus près à l'époque des faits, de laisser le moins de temps possible s'incruster entre l'instant où les choses se sont passées et ont été relatées, et l'instant où elles seront lues. Une exigence qui l'obligeait à extraire de son journal ce qui aurait gonflé chaque volume démesurément, ainsi que les noms de certaines personnes – le plus souvent parce qu'ils n'auraient rien évoqué au lecteur, tandis que les artistes de l'époque, de Tailhade à Zola, en passant par Huysmans ou Henry de Groux, sont parfaitement identifiables. Œuvre incomplète, certes, mais qui n'en reste pas moins d'un courage extrême, d'une force bouleversante, où la haine, le rire et la douleur éclatent à chaque page.


Le journal publié anthume, en feuilleton, invite ses auteurs à s’interroger sur sa réception. Chacun doit, d'une manière ou d'une autre, résoudre le problème du décalage temporel entre le moment de la rédaction et le moment de la publication, en tenant compte des contraintes éditoriales et surtout des susceptibilités des personnes citées. Gabriel Matzneff rendait publique sa vie privée avec, en moyenne, une vingtaine d'années de retard (ou doit-on dire de sursis ?). L’année dernière, pourtant, il a publié le dernier volume de ses Carnets noirs : ceux de la période 2007-2008(18).

Renaud Camus, quant à lui, essaie comme Léon Bloy de ne pas laisser s'écouler trop d’années entre les faits et la parution du journal qui les relate. Un tel choix ne va évidemment pas sans risque : inutile de rappeler la ridicule polémique qui a suivi la publication de La Campagne de France il y a dix ans... Marc-Édouard Nabe, lui, veillait à ce qu'une dizaine d'années se soit écoulée avant que ne paraissent ses journaux : « le temps d'une prescription » ! La précaution, qui n'allait pas d'ailleurs sans quelque goût de la provocation, était judicieuse, Nabe prenant un malin plaisir à nommer précisément chaque individu dont il parlait, et à les joindre à un index monumental qui tenait à la fois de la liste des opposants au régime nabien et du bottin mondain...


À un journaliste qui lui demandait en 1994 s'il comptait « rattraper le retard », diminuer le décalage qui séparait le dernier jour écrit de la publication en volume, Nabe avait répondu : « C'est une sorte de fantasme. D'ailleurs ce n'est pas moi qui l’ai, d'autres personnes l'ont pour moi, mais je ne pense pas... À moins de publier son journal intime dans un journal quotidien, ce qui serait, pourquoi pas, une expérience intéressante pendant un temps, et qui permettrait d'ailleurs décrire sur ça dans un temps futur. »


Le journal en temps réel


Avec Internet, ce « fantasme » est aujourd'hui devenu réalité, grâce aux journaux intimes et autres blogs, sur lesquels écrivains en herbe ou auteurs confirmés livrent, au jour le jour, en temps réel, leurs réflexions personnelles. La masse de ces écrits est si monumentale qu'un tri est à faire, évidemment, pour séparer le bon grain de l'ivraie. Philippe Lejeune avait déjà évoqué le phénomène il y a quelques années dans un ouvrage intitulé Cher écran...

Les écrivains bénéficiant d’un éditeur sont toutefois plus réticents à user de la nouvelle technologie pour écrire leurs journaux, préférant encore la bonne vieille publication en volume… C’est le cas, pourtant, de Jérôme Attal, chanteur qui est parvenu à se faire connaître en tant qu’écrivain grâce à son journal publié sur le Net (comme certains musiciens se font connaître grâce à Myspace ou Youtube…). C’est le cas aussi de Xavier Houssin, ou encore de Hubert Nyssen, écrivain quadragénaire qui depuis quelques années diffuse son journal sur Internet avant de le publier ensuite en volumes. On peut évoquer également Éric Chevillard et son blog, « L’autofictif », où à raison de trois paragraphes par jour, il décortique le quotidien sous forme d’aphorismes cocasses : « Sa vie l’ennuie. Il en tient pourtant la chronique scrupuleuse dans son journal en se disant que peut-être elle l’intéressera davantage plus tard, à la relecture », ou encore : « Elle me tourna le dos pour composer son code à l’abri de mon regard indiscret, lequel donc se reporta sur ses fesses. » Mais comme le titre l’annonce, on n’est plus tout à fait dans le domaine du journal intime, plutôt dans celui de l’autofiction, où l’auteur transpose son quotidien sans souci d’exactitude ni d’authenticité.


On voit que la question de l'intime, de l'honnêteté du diariste devant ses cahiers ou son écran, est née avec le genre et n’a plus cessé de se poser depuis. Internet ne fait que la renouveler : comment parler de soi et de ses proches, du monde qui nous entoure, et livrer aux regards le soir même le résultat de ses tergiversations ? Plus de période de prescription : le journal intime se tient désormais en direct, au beau milieu d'une place publique. Voilà réalisé le rêve de nombreux diaristes, avec ce que cela comporte de jeu : utilisation de pseudonymes, omission de certains détails comme le lieu de l'action ou la biographie trop évidente, trop transparente, de l'auteur...


Internet est parvenu à rendre possible la publication immédiate du journal intime. Dès lors, l’éternelle question revient comme un boomerang : que lui reste-t-il d’intime ? L’adjectif est devenu trompeur, puisque le diariste, derrière son écran, arrange son style et n’oublie pas qu’il est entouré de lecteurs. Son intimité, il s’agit de la montrer en costume cravate, certainement pas ébouriffée et en charentaises… Pour qu’un journal intime le soit réellement, encore faudrait-il que l’auteur n’ait jamais songé que ses carnets seraient un jour publiés. L’intimité ne va jamais de fait dans un journal, dès lors que son auteur en projette une publication à plus ou moins long terme – l’intimité est un but, celui vers lequel le diariste doit tendre, en cherchant à se montrer le plus honnête possible, avec lui-même et avec son lecteur. On ment toujours au lecteur, comme on se ment à soi-même. On arrange les choses. L’intimité est un travail : on ne la touche jamais vraiment, mais on tourne autour en essayant de l’atteindre. Il y a ceux qui s’en approchent au point de se brûler, et ceux qui recomposent leur texte pour apparaître sous un jour meilleur… Le lecteur de journaux « intimes » doit se contenter de ça, et saluer les efforts de vérité du diariste.



(1) Eugène Ionesco, Notes et contre-notes, Gallimard, 1966.

(2) Paul Léautaud, Journal littéraire, tome 1, Mercure de France, 1986. 22 mars 1901.

(3) Marie Bashkirtseff, Journal 1877-1879, L’Âge d’Homme, 1999.

(4) Edmond et Jules de Goncourt, Journal. Mémoire de la vie littéraire, tome I, Robert-Laffont.

(5) Cité dans Les journaux de la vie littéraire, sous la dir. de Pierre-Jean Dufief, Presses universitaires de Rennes, 2009.

(6) Journal de l’abbé Mugnier, 1879-1939, Mercure de France, 1985. 20 novembre 1896.

(7) Jules Renard, Journal, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965. 13 mars 1906.

(8) Matthieu Galey, Journal 1974-1986, Grasset, 1989. 27 août 1985.

(9) Mireille Havet, Journal 1924-1927. « C’était l’enfer et ses flammes et ses entailles », Claire Paulhan, 2008. 27 septembre 1926.

(10) Cesare Pavese, Le Métier de vivre, Gallimard, 1958. 10 avril 1936.

(11) Léon Bloy, Journal I, 1892-1907. Robert Laffont, collection « Bouquins », 1999.

(12) Id., 23 octobre 1906.

(13) Paul Léautaud, op. cit., 22 juillet 1922.

(14) Marc-Édouard Nabe, Kamikaze, Journal intime IV, Éditions du Rocher, 7 août 1990.

(15) André Gide, Journal 1887-1925, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1996.

(16) Henri-Frédéric Amiel, Journal intime, tome III, L’Âge d’Homme, 1979. 13 juillet 1860.

(17) Marc-Édouard Nabe, op. cit., 23 mai 1988.

(18) Gabriel Matzneff, Carnets noirs 2007-2008, Léo Scheer, 2009.