samedi 17 septembre 2011

Un far-west de poche


Il y a des lieux qui sont accrochés à vous comme un harpon. Quoi que vous fassiez, ils sont là. Vous n’êtes même plus obligé d’y retourner. C’est comme un tatouage derrière la nuque : vous ne le voyez pas, mais il est indélébile. Le jardin de La Perrine, c’était un peu la jungle pour moi, quand j’y allais avec mes grands-parents, mon frère et mes cousins, dans les années 80. Pas une jungle dangereuse, une jungle à crotales, fièvres tropicales, alligators et tribus cannibales – non. Une jungle pour enfants, rassurante, familiale, avec des indiens, à la rigueur, mais au tomahawk paisible. C’était mon frère et mes cousins les sioux, les squaws mes cousines : on enterrait la hache de guerre dès qu’une partie de billes se profilait à l’horizon… Après m’avoir proprement scalpé, mon frère gagnait toutes mes billes (qui de toute façon étaient les siennes) ; j’ai toujours été bon perdant.

Ayant échappé de justesse à Géronimo, je me transformais en explorateur, plutôt Tintin que Cortes – à cet âge-là on a les références qu’on peut – et je m’enfonçais dans des contrées hostiles, là où mamie avait parfois du mal à me suivre. J’étais bien parti pour me lancer dans une carrière d’aventurier… Je me demande pourquoi je n’ai pas poussé l’expérience plus loin.

Aujourd’hui, je n’ai même plus besoin de retourner à La Perrine. Le lieu m’appartient. J’en garde un bout sous la peau, près du cœur. Aujourd’hui, quand il m’arrive tout de même d’y retourner, l’espace s’est considérablement rétréci. Bien sûr, j’ai grandi, et je sais bien que les jungles n’existent pas plus que les fantômes. Ma forêt amazonienne, j’en fais le tour en un quart d’heure, et encore, en prenant mon temps. Mais en plus, je n’ai plus jamais l’occasion d’en faire le tour. Ah ! Où s’en est allée ma jeunesse, tout ça, tout ça…

C’est à peine si je me souvenais que le jardin de La Perrine s’étendait au-delà de la roseraie qui domine la ville, avec le donjon du Vieux-Château au premier plan, et une cascade de toits plongeant en direction de la rivière qui se faufile entre les pattes du viaduc comme un félin qui a envie de jouer… Avec ce lieu de mon enfance, je n’avais plus que des rapports lointains, des rapports utilitaires : j’y étais revenu avec des amis pour organiser une exposition burlesque il y a quelques années et, par la suite, je me contentais – pour d’obscures raisons professionnelles – de pénétrer au musée-école, à l’entrée du jardin, où se cache la direction des affaires culturelles, sans même jeter un œil à mon ancien terrain de jeu.

Pour entrer à La Perrine, on longe les grilles du musée des sciences, construit à la fin du dix-neuvième siècle par Léopold Ridel, l’architecte à tout faire de Laval, et dont les expositions sont toujours passionnantes à condition de ne pas avoir plus de huit ans. Une fois franchi le portail du jardin public, on se trouve face à un bassin autour duquel les enfants courent toujours, en faisant généralement crier leurs parents que la balade dominicale a fatigués. « Allez ! On rentre à la maison ! »

On tourne le dos à la façade arrondie du musée-école et on descend quelques marches. Devant nous, une statue ferait mieux d’aller se rhabiller. On descend encore vers la roseraie, créée en 1920 par Jules Denier. D’un rosier l’autre, on se retrouve avec Laval à ses pieds et, au-dessus de sa tête, le bateau d’Alain Gerbault, qui a réalisé la première traversée de l’Atlantique en solitaire. Les Lavallois célèbres le sont généralement pour avoir quitté Laval.

Si on continue sur la droite, on voit un mur de pierre avec une ouverture en arcade, qui mène sur un petit escalier, également de pierre. Une fois descendu, on longe en la regardant de haut la Mayenne, cette feignasse qui ne quitte pas son lit, on apprécie avec l’œil du connaisseur la noble architecture de la Chapelle Saint-Julien, entièrement retapée en 1899 par Léopold Ridel, encore lui. C’est notre Sacré-Cœur à nous, plus petit, plus provincial, et placé plus bas.

On avance sous l’ombre des arbres, un seul chemin possible à moins de vouloir se heurter constamment au même muret comme une mouche qui revient affronter avec entêtement la même vitre. On passe devant la plus petite clairière du monde, où se trouve la plus petite grotte du monde. Une table de pique-nique en bois qui a vu des générations de familles prendre le goûter de quatre heures – thermos de chocolat chaud, madeleines et chocos B.N. – et quelques mètres plus loin des bancs de bois verts qui ont vu s’embrasser des générations d’adolescents. Chewing-gum à la chlorophylle, Biactol et mots doux. Il est temps de remonter : pour les enfants c’est un jeu d’enfant, pour les parents la pente est un peu raide. D’un âge à l’autre, on a gaspillé notre énergie dans des futilités : travailler, payer des impôts, être responsable. Adieu veaux, vaches, cow-boys, indiens…

Ensuite, si l’on tourne à droite, on revient sur nos pas, vers l’entrée du jardin, et ce n’était vraiment pas la peine de raconter tout ça. Pour l’aventure, le far-west, bref, pour l’enfance, il faut prendre à gauche.

Là, à peine remonté, on redescend, et l’odeur nous prend à la gorge. Les gamins s’agglutinent autour du grillage derrière lequel des chèvres et des boucs les dévisagent. Peep-show d’un côté comme de l’autre : chacun essaie de jouer son rôle consciencieusement. « On va voir les biquettes ! » C’était le refrain du dimanche, ou du mercredi, durant toute mon enfance – à croire que le règne animal ne nous intéressait vraiment qu’à travers des grilles. Ce ne sont plus les « biquettes » de mon enfance, et je ne suis même pas sûr qu’il s’agisse de leurs descendantes. Un panneau rappelle qu’il est interdit de nourrir les animaux. Nulle part il n’est écrit qu’il est également interdit de les mutiler. Il y a quelques années, des sadiques ont tronçonné quelques bêtes, par plaisir… C’est peut-être la seule chose qu’ils ont trouvée pour graver leurs noms dans l’histoire de La Perrine. Raté : je suis incapable de me souvenir qui c’était.

De l’odeur on passe au bruit, comme dans un cauchemar chiraquien (et par cette allusion sarcastique, j’espère flatter mon lectorat de gauche), et des quadrupèdes aux volatiles. L’espace des poules et des coqs est en état de révolution permanente : ça se bouscule, ça volète dans tous les sens, et le gallinacé en chef, dressé sur ses ergots, chante à s’en arracher les barbillons. À côté se trouve la cage des oiseaux exotiques, qui chantent moins mais font autant de bruit en se lançant contre le grillage où en battant des ailes d’un perchoir à un autre sans jamais se rentrer dedans. Les animaux peuvent-ils souffrir du tapage de leurs voisins ?

Face aux volatiles, les palmipèdes. La mare aux canards attire les enfants presque plus encore que les oiseaux colorés. De mon temps, on leur jetait des miettes de pain. C’était même un peu le clou de la promenade : on ouvrait nos petits sacs plastiques remplis de pain sec, on jetait nos miettes à l’eau et on regardait émerveillés les canards glisser jusqu’à la nourriture en caquetant. On attendait avec avidité qu’ils remarquent le dé de pain qu’on venait de lancer, ravis d’en voir un se précipiter pour l’engloutir, ou déçus si aucun d’eux ne semblaient y prêter attention... Aujourd’hui, eux non plus, on ne peut plus les nourrir. Pourtant, les enfants ont toujours l’air aussi émerveillés. L’intérêt ne devait donc pas résider dans le pain.

Le sentier se sépare en plusieurs embranchements. On pourrait tous les emprunter : de toute façon, tous ces chemins font des cercles et finissent toujours par nous ramener vers la sortie, à un moment ou à un autre. Difficile de se perdre à La Perrine : c’est vraiment une jungle pratique. Tiens, je vais vous montrer la cabane. Enfin, c’est comme ça qu’on l’appelait. En fait, c’est un simple abri circulaire en bois, avec un banc. Juste un endroit où s’asseoir cinq minutes, pour profiter de l’ombre ou se protéger de la pluie. « Cabane », c’est un bien grand mot. Il faut toujours que les enfants exagèrent. Dessinez-leur deux tours et une vague palissade, ils voient Fort Alamo ! Les gosses feraient d’excellents hommes politiques… Non, cette cabane vers laquelle on accourait à chaque fois, et le dernier arrivé a perdu, n’a vraiment rien d’un repaire d’aventuriers. Quoique, à bien y regarder, et à parcourir les messages inscrits un peu partout sur les murs et sur le banc, il faut admettre qu’un bon paquet de gens ont tenté l’aventure, ici-même. Est-ce que « Juliette » a fait les « rencontres hot » qu’elle espérait en notant son numéro de portable ? Est-ce que « H 25 ans » a fini par trouver « H 18-25 ans », qu’il convoitait « pour relation sérieuse » ? Nous, gamins, nous espérions simplement trouver un endroit qui fasse un peu western – les rondins de bois, c’était un bon début – où nous pourrions nous prendre pour Davy Crockett. Rien à voir avec « Irène 17 ans », qui nous annonce : « Je suce, avale, ne laisse pas de traces. » Moi non plus, je crois que je n’ai pas laissé de traces, à La Perrine. Et pourtant, partout où je regarde, c’est chez moi.

C’est drôle, quand je repense à mon enfance, je ne me vois pratiquement jamais en train de jouer. Ou alors tout seul, dans ma chambre. Je me vois lire, dessiner, puis, à quinze ans, prendre des poses de punk rocker en écoutant les Sex Pistols – mais jouer, jouer avec les autres, très peu. Mais quand je reviens à La Perrine et que je survole du regard les arbres, les sentiers, les bancs qui attendent déjà les prochaines générations de marmots, et si je pousse jusqu’au petit portail de fer forgé peint en vert qui ouvre sur la rue d’Avesnières, le territoire de mes grands-parents, je ne peux que me rendre à l’évidence : ici, j’ai joué. Il y a eu des cavalcades, des parties de cache-cache et des rigolades. Bien penser à ne pas oublier ça. La Perrine a été un de mes terrains de jeu. D’ailleurs, il y avait le coin des jeux d’enfants, avec des balançoires, un toboggan, un trébuchet et, dans mon souvenir, un bassin peut-être parfois rempli d’eau, mais le plus souvent vide – et qui est devenu un bac à sable. Les jeux se sont multipliés depuis : aujourd’hui, il y a un manège de chevaux de bois, une structure avec aires d’escalade et de glissade, et même un faux rocher pour les gamins plus inspirés par la guerre du feu que par la conquête de l’Ouest ! Haussement d’épaule du trentenaire blasé : on n’avait pas besoin de tout ça, de mon temps, pour s’amuser…

Il est temps de s’en aller. Retour vers le musée-école, le bassin où les enfants, après s’être écarquillé les yeux sur les biquettes, les canards, les aras, après s’être écorché les genoux sur le sable de l’aire de jeux, trouvent encore le moyen de s’émerveiller devant les poissons rouges, auxquels ils font un dernier adieu. Ma jungle a rétréci ou mes jambes ont poussé : le tour a été rapide. Mais le saut dans le passé, lui, a été éprouvant. Je passe les grilles du jardin et le soleil m’éblouit. Derrière moi, il y a un blondinet à lunettes qui se retourne une dernière fois pour apercevoir les poissons.