samedi 28 septembre 2013

Bag of Bones [épisode 9]

            Répéter entre nous, c’est bien sympa, mais c’est pas comme ça qu’on va entrer dans l’Histoire. C’est Florian qui nous a fait remarquer que maintenant qu’on a un groupe, il y a un truc qu’on peut pas louper, c’est la fête de la musique. Après tout, le 21 juin, n’importe quel nul qui s’est acheté un djembé peut faire chier ses voisins jusqu’à pas d’heure, alors je vois pas pourquoi on se gênerait.
            Moi j’ai pensé quand même : c’est pas mal comme idée, ça nous fera une raison supplémentaire d’angoisser, en plus du bac…
            Surtout qu’on s’y est pris au dernier moment, évidemment. On savait même pas qu’il fallait d’abord aller se renseigner à la mairie pour obtenir un emplacement. On pensait qu’il suffirait de demander poliment aux patrons de bars, et qu’avec nos sourires de beaux gosses, ça allait passer sans problème… Ouais. Sauf que début juin, les patrons de bars avaient déjà une liste de groupes longue comme le bras ! Et des groupes pas beaucoup plus mauvais que nous, en plus. Honnêtement, certains avaient même l’air presque aussi bons.
            On a quand même fini par obtenir l’autorisation de jouer à la terrasse d’un troquet du centre-ville lavallois, à égale distance des enceintes d’une discomobile tonitruante et d’une chanteuse s’époumonant sur tout ce que la chanson française a pu commettre de plus criminel. De Michel Sardou à Michel Fugain, en passant par Michel Cabrel et Michel Nougaro… Au moins, perdus au milieu de tout ce bruit, on était tranquilles : nos fausses notes passeraient inaperçues !
            Installation du matériel et test de la sono en fin d’après-midi, sandwichs avalés viteuf à côté de notre emplacement, de peur qu’un type vienne chourrer la gratte d’Adrien (ou pire : la désaccorder !), et à 20 heures, on était au taquet, chauds comme des mamelons, prêts à envoyer du super lourd.
            Sauf Florian, qui n’a rien trouvé de mieux que de se faire une extinction de voix la veille. Une extinction de voix en plein été. Ce mec est un miracle ambulant.
            Du coup, il nous a regardés jouer depuis le banc de touche, et Noémie a assuré au micro comme une pro. C’est pas pour nous jeter des fleurs, mais on a été grandioses. Adrien n’a même pas cassé de cordes, et moi je vous ai enchaîné de purs roulements de caisse claire que même Lars Ulrich il aurait halluciné.

            Bon. C’est vrai que la fête de la musique, c’est l’occasion de jouer devant plein de monde… mais la plupart des gens ne font que passer. C’est un peu comme si on remplissait le Grand Stade, mais qu’il se vidait avant qu’on ait pu jouer. Heureusement que les copains étaient là. Et aussi quelques curieux qui n’avaient visiblement rien de mieux à faire que nous écouter. Ils ont peut-être aimé, si ça se trouve…

Tranzistor n° 51, automne 2013.

jeudi 26 septembre 2013

Le point G

J’ai tué soixante-dix-sept personnes et je dois peser mes mots pour ne pas passer pour un intolérant. La force de la propagande…
Laurent Obertone, Utøya.


            De temps en temps, les écrivains aiment bien aller chatouiller la littérature dans ses endroits les plus secrets, dans ses recoins les plus noirs. Ils aiment flirter avec le Mal. Parfois aussi, ils n’en font pas exprès, c’est comme ça, c’est dans leur nature. Eux pensent rouler du bon côté de la route, mais ils ne se rendent pas compte qu’ils vont à contresens des lecteurs du futur – des lecteurs d’aujourd’hui. Et ce qui leur paraissait parfaitement inoffensif, à peine digne d’être noté, saute au visage de nos pudiques lecteurs du XXIe siècle, et les heurte dans leurs certitudes.
            Par exemple, Mignonne, allons voir si la rose, de M. de Ronsard, c’est pas un peu misogyne ? C’est pas un peu méprisant envers les personnes âgées ? Et la fourmi de la Cigale et la Fourmi, elle serait pas carrément sarkozyste, dans son genre ?
            Parmi les écrivains chatouilleurs, il y a ceux qui sont allés trop loin. Qui sont allés chatouiller des endroits où pullulaient les panneaux de sens interdit et les défenses de marcher sur la pelouse. Écrivains de droite, réactionnaires, voire collaborationnistes ou fascistes, ceux-là se sont amusés à chatouiller le ventre d’où est sortie la Bête immonde ! Ventre qui, comme chacun sait, est encore fécond (ce qui force le respect, pour une dame de cet âge…).
            La France n’aime pas qu’on lui rappelle les Heures-les-plus-sombres de son Histoire. Elle n’aime pas se souvenir qu’en juin 40, elle a perdu à la fois la bataille et la guerre. Elle veut qu’on la remarque sur la photo officielle des grands vainqueurs de la finale : elle n’a peut-être pas été aussi glorieuse que les Ricains, mais bon, elle avait quand même De Gaulle et Jean Moulin ! Il faut la comprendre, hein : on préfèrera toujours se souvenir de la Coupe du Monde de 1998 plutôt que de celle de 2002…
            La France aime aussi se rappeler qu’il y avait à cette époque une poignée de méchants qui collaboraient avec les Allemands, et que les nazis ont commis la pire des atrocités. On appelle ça le Devoir de Mémoire (n’oublions pas de nous en souvenir). Alors, quand aujourd’hui, un écrivain se réclame de Louis-Ferdinand Céline, les journalistes lèvent un sourcil inquiet, vigilant. Car les petits critiques littéraires n’oublient jamais qu’ils se doivent d’être vigilants, de traquer le Mal, persuadés qu’un jour, le tri sera fait entre les Purs et les Salauds (et qu’ils seront du bon côté). « Vous aimez Céline, vous dites ? Tiens, tiens… » Là, si vous précisez en rougissant que c’est bien entendu le Céline de Voyage au bout de la nuit que vous admirez, vous avez une chance de vous en sortir. Au contraire, si vous affirmez haut et fort que tout Céline est à lire et à relire, y compris les pamphlets, alors là, bingo : vous en êtes. Bienvenue au Club des Nauséabonds ! Installez-vous donc par là, entre Richard Millet et Renaud Camus ; il doit rester quelques chouquettes, si Marc-Édouard Nabe ne les a pas toutes englouties…
            Il va sans dire que le Mal est de droite. Un écrivain désireux d’avoir la paix devra choisir soigneusement quel totalitarisme admirer. Vous vénérez Mao ? Entrez donc, camarade, vous êtes ici chez vous !
           « − Mais t’es antisémite ma vache ! C’est vilain ! C’est un préjugé !... » (Céline, Bagatelles pour un massacre.)
            Dans le temps, on parlait d’écrivains « sulfureux ». Aujourd’hui, ils sont nauséabonds. Ils ont cessé de sentir le souffre : désormais ils puent, tout simplement. Comme des cadavres ou des petits enfants qui se négligent. Ils puent la haine, diront certains. On peut établir une liste (non exhaustive) d’écrivains à ne pas citer dans n’importe quel dîner mondain ni sur n’importe quel plateau télé : Léon Bloy (qui fut un fasciste fort précoce, puisque mort en 1917), Céline, Lucien Rebatet, Robert Brasillach, Drieu la Rochelle, et donc Renaud Camus (Renaud comme le chanteur, Camus comme l’écrivain), Richard Millet, Nabe, Soral, bientôt Laurent Obertone… La liste s’allonge de jour en jour, le repérage d’écrivains « limite » étant devenu depuis quelques années une sorte de concours dans les rédactions des quotidiens et des magazines culturels. J’imagine que bientôt seront créées des brigades anti-nauséabonds, avec des lecteurs spécialisés qui traqueront le mot « juif » et ses dérivés dans tous les livres parus ou à paraître.
            L’antisémitisme, aujourd’hui, est un peu passé de mode : c’est l’islamophobie qui attire désormais les regards scrupuleux des flics de la pensée. Malheur à l’écrivain qui n’apprécie pas vraiment d’entendre des jeunes issus de la diversité tourner en mobylette pendant des heures sous ses fenêtres, et qui ose l’écrire dans un de ses livres. La qualification de « raciste » lui pend au nez. On jurerait, vraiment, que les critiques se font un petit pourcentage en plus dès qu’ils ont « levé » un lièvre mal-pensant. Si seulement c’était le cas ! Mais même pas : ils le font par goût. Bientôt, le simple fait de ne pas être tout à fait de gauche, pas vraiment altermondialiste, d’avoir – c’est ballot – oublié d’appeler à voter Mélenchon aux dernières élections, ou de trouver qu’il serait bon que les délinquants et les criminels subissent des peines de prison à la hauteur de leurs délits plutôt que d’être relâchés avec une sucette, vous vaudra de rejoindre le Club des Nauséabonds (pour le coup, plus très « select »). Car on l’a dit : le Mal n’est pas seulement nazi. Le Mal est de droite. C’est plus facile à classifier, et ça permet aux critiques anti-nauséabonds d’élargir plus rapidement leur collection de points.
            Pardon ? Quels points ?
Des points Godwin, bien sûr…


jeudi 19 septembre 2013

Le lecteur

L’écrivain souhaite des lecteurs qui lui ressemblent et lui soient tout juste inférieurs ; à son image, mais plus naïfs.
Jean Rostand.


            C’est quoi, un lecteur ?
            Comment ça vit ? Qu’est-ce que ça mange ? Faut-il l’arroser tous les jours ?
            Le lecteur est-il soluble dans l’intelligence ?
            Pourquoi y a-t-il des lecteurs plutôt que rien ? Qui a précédé, du lecteur ou de l’écrivain ? Le premier écrivain était-il aussi le premier lecteur ?
            Combien faut-il de lecteurs pour soulever une voiture ?
           
            Pour l’écrivain, le lecteur est avant tout une énigme.

            L’écrivain, pourtant, est un lecteur aussi. Mais lui, ce n’est pas pareil : il est du métier. C’est un peu comme un chef cuisinier qui irait déjeuner dans un grand restaurant : il repère tout de suite le verre sale, la cuisson de la viande qui laisse à désirer, ou au contraire, les petites idées à piquer à droite à gauche (ah tiens ! Pas con, ces petites lumières tamisées…). Ou encore – la métaphore est plus juste – comme un médecin qui tomberait malade. Il saura tout de suite si l’aide-soignante lui prend le pouls correctement, et que le pneumothorax n’est pas une maladie située dans le ménisque ! Là aussi, il pourra piocher des petites astuces (malin, l’Ibuprofène avec le Maalox : je tâcherai de m’en souvenir…). Bref : même lorsqu’il lit, l’écrivain reste un écrivain. Bien vu, l’idée des chapitres dans l’ordre décroissant : je prends !
            Alors que le lecteur, même s’il écrit, reste un lecteur.
            Oui, parce qu’un écrivain, en dépit d’une idée très répandue, n’est pas quelqu’un qui écrit. Un écrivain est quelqu’un qui publie.
            Qui publie pour un lecteur. Et si possible plusieurs. Mais écrit-il pour le lecteur ?
            Là, il y a deux écoles.
            D’un côté, vous avez l’auteur qui aime son lecteur, qui le comprend, qui sait ce qu’il aime, et qui va le lui donner sans compter. T’en veux de l’amour ? Vas-y, prends ! Toi, là bas, un peu de suspense ? J’en ai aussi ! Et toi, le petit caïd au tee-shirt rouge ? Tu veux ? Un fol esprit de liberté ? Mais oui, j’en ai aussi, un plein panier ! Servez-vous ! Amusez-vous !
C’est l’école Marc Levy.
Et de l’autre côté, vous avez l’auteur qui aime que son lecteur l’aime et le comprenne. Toujours, il ira proclamant par monts et par vaux que jamais, ô grand jamais, il n’écrit pour son lecteur ! Adepte du contre-pied, il pourra même prétendre écrire contre lui. Ce n’est pas très gentil. Mais le grantécrivain n’a pas à être gentil, il ne brossera jamais son lecteur dans le sens du poil, et ça tombe bien, parce que le lecteur du grantécrivain a horreur qu’on le brosse dans le sens du poil, il attend qu’on le surprenne, qu’on le déroute, qu’on le choque, et c’est exactement ce que fait le grantécrivain. Du coup, il lui apporte quand même un peu ce qu’il attend, le lecteur. Finalement, écrire pour ou contre le lecteur, ça revient au même, puisque quoi qu’on fasse, il est content, ce con-là.
            C’est l’école « nouveaux réactionnaires ».
            Mais au fond, l’écrivain, le vrai, se place devant son écran comme devant son lecteur idéal, celui qui sera à même de le comprendre, de percevoir toutes les petites astuces, d’apprécier cette petite métaphore hyper chiadée et en même temps discrète, de le suivre sans se perdre dans ses digressions, de rire quand c’est drôle et de s’émouvoir quand c’est triste. Le lecteur idéal, pour l’écrivain, c’est lui-même. Et ensuite, celui qui se rapprochera le plus de lui-même. Le meilleur lecteur, c’est celui qui a tout pigé et qui est d’accord. Puis, celui qui n’est pas toujours d’accord, mais qui a tout pigé et qui est capable d’apporter un commentaire construit, argumenté, intelligent. Puis, bon, le lecteur de masse, pas très intéressant, pas très futé, mais qu’il faut bien faire semblant d’apprécier puisque c’est lui qu’on rencontre au salon de l’agri… du Livre et dans les librairies de province pour les séances dédicaces. Et alors pour finir, l’ennemi, évidemment, c’est le lecteur qui n’a rien, mais alors rien compris – et qui d’ailleurs a détesté le livre, comme par hasard.
            Et juste derrière lui, en dernière position : le critique.

            Mais le critique, ce sera pour une autre fois.

jeudi 5 septembre 2013

La correspondance

Si je pouvais t’écrire tout ce que je réfléchis à propos de mon voyage, c’est-à-dire que si je retrouvais quand je prends la plume les choses qui me passent dans la tête et qui me font dire, à part moi : « je lui écrirai ça », tu aurais vraiment peut-être des lettres amusantes. Mais, va te faire foutre, cela s’en va aussitôt que j’ouvre mon carton. N’importe, au hasard de la fourchette, comme ça viendra.
Gustave Flaubert, Lettre à Louis Bouilhet, Constantinople, 14 novembre 1850.


            Laval, le 5 septembre 2013.

            Mon cher Patafion,

            J’ai bien reçu votre lettre du 30, et je ne saurais vous dire combien sa lecture m’a amusé, captivé, et souvent même décontenancé. Comme vous avez raison, et comme les correspondances d’écrivains sont encore par trop mésestimées ! L’heure est au courrier électronique, vous l’avez parfaitement remarqué, au message concis, rédigé rapidement et sans orthographe – sorte de compromis entre le coup de fil professionnel et le billet griffonné à la hâte et punaisé au mur !
            Des écrivains sortiront-ils de cette ère de la correspondance numérique ? Comment les appellera-t-on, d’ailleurs ? Des e-pistoliers ? Je me souviens que Gabriel Matzneff avait publié il y a quelques années un recueil de ses mails. Entreprise intéressante, mais qui à mon avis ne fera pas florès – entreprise « intéressante » en terme de curiosité, tout au plus. De même qu’une anthologie de statuts Facebook ne pourra guère concurrencer Les Liaisons dangereuses
            Faut-il pour autant déplorer cet état de fait ? Les grands épistoliers ont vécu, ont laissé des traces indélébiles de leur passage, et il y a tant à lire ! Je me souviens avoir vu dans votre bibliothèque la correspondance de Flaubert, celle de Dostoïevski, celle de Céline, celle de Byron, et j’en oublie… Plongez-vous dedans, dévorez-les, et répondez-moi : trouvez-vous encore le temps de lire la gentille carte postale que votre tante Hélène vous envoie de l’île de Batz ?
            Le temps des correspondances fleuves est certainement passé : le téléphone et la facilité des voyages ont réduit nos besoins de nous lancer dans de longues missives extrêmement détaillées pour donner de nos nouvelles. On se voit bien assez. Mais ces correspondances, elles demeurent, publiées, parfois partiellement, parfois retrouvées longtemps après – et revoilà de l’inédit, une lettre de Rimbaud (mettons), comme écrite de l’au-delà, et qu’un éditeur généreux (et pas désintéressé) nous permet de décacheter aujourd’hui… Presse le pas, facteur, car l’amitié n’attend pas ! La littérature, elle, peut attendre, et puiser comme elle le souhaite dans l’ancien comme dans le nouveau. Nous ne bénéficierons pas de la correspondance capitale entre Michel Onfray et Fred Vargas, parce que ces deux-là préfèrent discuter sur Skype ? Tant pis ! Nous avons la correspondance d’Henry Miller et Lawrence Durrell à finir, de toute façon !... Et on pourra toujours relire celle de Voltaire, d’Héloïse et d’Abélard, de Madame de Sévigné ! Il fût un temps où la Poste était une noble institution… Mais n’entrons pas dans la polémique, mon cher Jean-Baptiste…
            J’ai bien reçu votre Cri de la biscotte et vous remercie de la charmante dédicace que vous y avez apposée. Je n’ai pas encore eu le temps de me lancer dans sa lecture, mais un feuilletage rapide m’a déjà informé qu’il y avait là quelque chose de neuf et de brillant, qui pourrait faire grand bruit… si ce Cri est entendu, bien sûr : c’est-à-dire compris par les lecteurs, et reçu par les critiques, toujours frileux, vous le savez comme moi, même en cette période où l’été semble ne jamais devoir finir…
            Sur ces bonnes paroles, je vous laisse poursuivre votre œuvre considérable et retourne à mes petits ouvrages bien plus modestes.
            Toujours votre,


            Raphaël Juldé.