samedi 28 janvier 2017

Carnets de lecture... entre autres. 4



Vendredi 22 juillet 2016.
            En revoyant Le Silence des agneaux, le « type » même du serial killer movie, je ne peux m’empêcher de penser à quel point, si l’on s’intéresse un peu aux véritables tueurs en série, la fiction est toujours en deçà de la réalité. Qu’Hannibal Lecter soit un monstre, c’est indéniable, sa muselière est là pour le rappeler, avant même son évasion spectaculaire et sanglante. Malgré tout, même s’il s’agit d’un méchant manipulateur qui flanque le frisson, on ne peut s’empêcher de le trouver fascinant, et de l’apprécier, même, d’une certaine façon. À vrai dire, ce n’est jamais lui le « méchant ». On comprend tout de suite qu’il ne fera jamais de mal à Clarice Starling, et on en viendrait presque à le trouver chevaleresque quand il règle son compte au détenu qui a jeté son sperme au visage de la jeune femme…
Le cinéma hollywoodien et les séries ont imposé le serial killer « justicier », celui qui fait le boulot de la police en débarrassant le monde de ses pires ordures. Dans Hannibal, le Dr Lecter montre qui il est vraiment, et ce n’est pas glorieux : aussi atroce que soit le traitement qu’il réserve à ses victimes, au fond, on l’admire, on le trouve trop cool, et on se dit qu’elles l’ont bien mérité. Les vrais « gentils », il ne leur fait pas le moindre mal : il finit même par couper sa propre main quand Clarice s’attache à lui avec ses menottes, plutôt que de l’amputer, elle… Si ça, c’est pas sympa ! Son personnage annonce au fond le héros de la série Dexter, qui proposait le challenge de rendre un serial killer attachant. Mais ce n’était pas un challenge bien difficile à réaliser, puisque Dexter Morgan ne supprime que des salauds… Hélas, dans la réalité, ce n’est pas ça, un serial killer. Dans la réalité, un serial killer ressemble bien plus au Buffalo Bill du Silence des agneaux, dont le personnage s’inspire de deux meurtriers célèbres, Gary Heidnick et Ed Gein (ce dernier ayant aussi inspiré le Norman Bates de Psychose et le Leatherface de Massacre à la tronçonneuse), qui n’étaient pas franchement de rigolos redresseurs de torts…
            Le film qui, à mes yeux, offre l’image la plus réaliste de ce que peut être le quotidien d’un véritable tueur en série est Henry : portrait of a serial killer. Un film dans lequel les assassins (très librement inspirés d’Henry Lee Lucas et Ottis Toole) ne peuvent à aucun moment éveiller de fascination chez le spectateur – mais un véritable sentiment d’horreur. Leurs crimes sont brutaux, sans grandeur, sans fioritures esthétiques (ils ne s’amusent pas à pendre leurs victimes à dix mètres de hauteur en les emballant dans un drapeau américain pour qu’on siffle d’admiration devant la scène de crime), ils passent d’un délire à l’autre en se soûlant à mort, revoient les vidéos de leurs crimes avachis dans le canapé, semi-débiles, définitivement désocialisés… Bien sûr, il s’agit de tueurs psychotiques, désorganisés, et on peut leur opposer le tueur psychopathe à la Hannibal Lecter (ou, dans la réalité, des types comme Ed Kemper, Albert DeSalvo ou Ted Bundy), qui prémédite son action, repère les lieux, s’efforce de cacher le corps – bref : agit en prévoyant le travail des enquêteurs de police et en s’efforçant de masquer ses traces. Seulement les réalisateurs de cinéma et de séries ont un peu trop tendance à confondre « tueur organisé » et « décorateur d’intérieur ». En ce qui me concerne, je suis fatigué de ces films et de ces séries qui montrent des scènes de crime extrêmement élaborées, où le tueur a disposé le corps de ses victimes de façon à ce qu’ils composent des lettres, ou des chiffres, ou encore ces tueurs qui, en guise de « signature », laissent sur place un as de pique – « Okay les gars !  C’est le Tueur à l’As de Pique, y’a pas de doute ! » – ou un message codé qui ressemble à une grille de sudoku spécial vacances. Certes, il existe quelques cas de tueurs en série un peu joueurs, comme le tueur du Zodiac ou Dennis Rader (le BTK Killer), qui prenaient plaisir à envoyer des bafouilles aux policiers, mais la découverte d’un cadavre est généralement moins fun que ça…

Mardi 26 juillet 2016.
            Je me suis passionné assez jeune pour les récits de true crimes. La preuve : j’ai conservé les numéros de la revue Dossiers Meurtre que j’achetais régulièrement, or c’est une revue qui date de 1991. J’avais donc quatorze ans lorsque je lisais les récits des crimes, entre autres, de Thierry Paulin, de Landru, de Ted Bundy, de John Reginald Christie, de Marcel Barbeault ou de Peter Sutcliffe, l’éventreur du Yorkshire, récits accompagnés d’une iconographie plutôt explicite. J’ai toujours aimé ça, mais je n’éprouve pas de fascination pour les tueurs en série. Je ne les trouve pas badass. C’est pour cette raison que, même si je trouve qu’Hannibal Lecter est un bon méchant de cinéma, je considère son personnage de serial killer peu crédible – disons, trop hollywoodien, trop grand-méchant-loup pour être honnête.
            Au fond, ce qui me fascine, c’est la psychologie du criminel – raison pour laquelle j’ai par la suite dévoré les ouvrages de John Douglas, l’ancien profiler du FBI qui a servi de modèle au Jack Crawford du Silence des agneaux… La psychologie du criminel et, surtout, ce qui le sépare du citoyen lambda, celui qui n’éprouve pas le besoin d’égorger et de dépecer sa voisine pour ensuite violer son cadavre (vous et moi, en quelque sorte)…
            Je me rends compte en écrivant comme cet intérêt pour les tueurs en série, au fond, se justifie mal. Malgré tout, il dérive de cette passion infantile pour l’hémoglobine que l’on trouve chez les ados fans de gore et de slasher movies… Alors, continuer à se passionner pour des types comme Albert Fish, Joseph Vacher, Jeffrey Dahmer ou Jack l’Éventreur, à quarante balais, ça paraît forcément régressif et un peu louche. Admettons : je suis régressif, voilà. Et un peu myope.



Mercredi 3 août 2016.
            Lecture du livre de Stéphane Bourgoin, Qui a tué le Dahlia noir ? Un livre qui s’ajoute aux milliers de pages que j’ai déjà lues sur le cas de cette pauvre Betty Short. À force de lire, il ne manque pas de sujets dans lesquels j’excellerais : les récits de guerre, les true crime novels, les journaux intimes d’écrivains… J’aurais pu, avec un peu de jugeotte et d’imagination, un peu de courage aussi, poursuivre mes études et enseigner à l’université, me faire chroniqueur judiciaire ou trouver d’autres manières d’exploiter mes connaissances. Au lieu de quoi, je suis toujours incapable de trouver un emploi qui me corresponde et m’intéresse un tant soit peu… Il faudrait que je puisse raturer et mettre à la poubelle, disons, les quinze dernières années de ma vie, pour les recommencer en faisant les bons choix. Mais il paraît qu’on n’a pas encore inventé la machine qui permettrait ce genre de trucs.
            En règle générale, on retient les noms des tueurs en série, mais jamais ceux de leurs victimes. Avec Elizabeth Short, le Dahlia noir, c’est exactement l’inverse : on ne se souvient que du nom de la victime, à laquelle on a même donné ce surnom inspiré de la fleur qu’elle attachait à ses cheveux. Il faut dire qu’on n’a jamais su avec certitude qui avait commis ce crime atroce… Bourgoin, à la suite de bien d’autres, se lance dans l’enquête, et désigne un coupable potentiel qui est particulièrement crédible. Un suspect que l’on trouvait déjà chez John Gilmore, mais auquel Bourgoin attribue, en plus des meurtres de Betty Short et de Georgette Bauerdorff, ceux commis par le « Boucher de Cleveland ». Les similitudes entre ces crimes et l’emploi du temps supposé du Boucher vont dans le sens de son hypothèse, nettement plus crédible que les délires d’un Steve Hodel, persuadé que son papounet a commis la moitié des crimes non résolus de l’histoire des États-Unis, ou d’un Donald Wolfe qui accusait la mafia. Évidemment, le coupable présumé étant mort, cette affaire restera à jamais un cold case.
            Drôle de destin, tout de même, que celui de cette jeune femme de vingt-trois ans, sorte d’Emma Bovary débarquant à Los Angeles avec l’envie de faire du cinéma, de connaître la gloire, et qui, de son vivant, n’apparaîtra jamais sur la moindre bobine de film (contrairement à l’idée répandue). Il lui aura fallu cette mort atroce pour entrer dans la légende américaine. Il aura fallu qu’elle devienne ce cadavre coupé en deux, atrocement mutilé et défiguré, vidé de son sang et déposé sur un terrain vague de Los Angeles le 15 janvier 1947, pour atteindre enfin la gloire qu’elle espérait et éveiller tous les fantasmes les plus morbides qu’on puisse imaginer. Elizabeth Short est la Marylin Monroe des nécrophiles… Un statut qu’elle partage avec Sharon Tate, autre star trucidée, qui n’aurait sans doute pas connu une telle gloire sans cette fin tragique. À tel point qu’il est difficile de décider si elle a rendu célèbre Charles Manson, ou si c’est Manson qui l’a rendue célèbre…

Samedi 24 septembre 2016.
            Alors, c’est ça qui va se passer, maintenant, quand je lirai un livre de guerre ? J’ai tellement regardé les séances de L’Encyclopédiedes guerres de Jean-Yves Jouannais, qu’il m’arrive de relever des passages non pas tellement parce qu’ils me plaisent ou m’intriguent, mais parce qu’ils m’évoquent l’une ou l’autre des entrées de son interminable dictionnaire. Je m’y arrête en pensant : « Tiens, ça c’est pour Jouannais ! » Un passage comme celui-ci, par exemple, dans le livre de Stephen Ambrose, Band of Brothers, qui a inspiré la série homonyme de Spielberg et Tom Hanks :
« La région de Mourmelon qui se trouve dans la plaine entre la Marne, au sud, et l’Aisne, au nord, sur la route empruntée traditionnellement par les envahisseurs pour atteindre Paris (ou le Rhin, selon la nationalité de ceux qui mènent l’offensive), a été le théâtre de nombreuses batailles au cours des siècles et récemment encore entre 1914 et 1918. Les trous d’obus et les tranchées de la Grande Guerre étaient encore visibles un peu partout. En 1918, les Sammies s’étaient battus non loin de là, à Château-Thierry et au bois Belleau. »
Aussitôt, je me dis qu’il s’agit de la description d’un lieu belligène, qui porte en lui-même la guerre – un adjectif qu’affectionne Jean-Yves Jouannais. Et quelques pages plus loin, un autre passage m’évoque son entrée climatologie, qui développe l’idée que la guerre est liée au rythme des saisons : « Il semblerait qu’aucun des hommes n’était vraiment impatient de se rendre à Paris car tous avaient l’impression qu’ils allaient rester à Mourmelon jusqu’au printemps, époque où le climat serait de nouveau favorable à une campagne. »
À vrai dire, ces deux passages, je ne les aurais pas notés si, en les lisant, je n’avais pas aussitôt songé à L’Encyclopédie des guerres et si ça ne m’avait pas amené à me poser des questions sur d’autres passages que j’ai pu relever auparavant. Il y a par exemple celui-ci :
« Début décembre 1943, de nouveau sur le terrain, la compagnie E s’est enterrée au sommet d’une haute colline dénudée et balayée par le vent. Les chefs de section ont demandé à leurs hommes de creuser des trous individuels particulièrement profonds, ce qui était difficile vu la nature rocheuse du terrain. Peu après, un groupe de chars d’assaut Sherman est passé à l’attaque. Webster a écrit par la suite dans son journal : “Ils ont gravi la colline en rugissant comme des monstres préhistoriques. Ils se sont arrêtés, puis se sont détournés pour passer par notre travers. Un pourtant a chargé dans notre direction. Mon trou n’était pas assez profond pour qu’il puisse passer sur moi sans me faire de mal, aussi je me suis mis à hurler désespérément : ‘Enjambe-moi ! Enjambe-moi !’ Ce qu’il a fait.” »
Ce qui m’a séduit dans ce passage, c’est la comparaison entre les chars Sherman et des créatures préhistoriques. Ça m’a aussitôt rappelé un passage des Nus et les morts que j’aime beaucoup, dans lequel des soldats harassés portant un canon sont comparés à un insecte. Et je me suis souvenu que ce passage, avant de le lire chez Norman Mailer, je l’avais découvert cité par Jouannais, justement – une citation qui m’avait marqué. Et lorsque j’avais lu Les Nus et les morts, j’avais eu plaisir à retrouver cette description étonnamment visuelle. Cette manière d’embrasser les hommes et le canon qu’ils transportent dans une même comparaison animale me touche particulièrement, et c’est un peu le même sentiment que je retrouve avec cette description des chars. Mais en notant cet extrait, je ne peux m’empêcher de me demander si c’est parce qu’il me plaît vraiment, ou si c’est parce qu’ils s’agit d’une analogie qui pourrait trouver sa place dans L’Encyclopédie des guerres ? La réponse à cette question étant « on s’en fout », évidemment. Des passages me plaisent, je les relève, et il n’y a pas de quoi en faire une thèse. Mais bon, au cas où, la question est posée.

Lundi 26 septembre 2016.
            Voilà un extrait qui aurait tout à fait sa place dans une hypothétique entrée Cravate de L’Encyclopédie des guerres :
            « Un obus éclata devant la porte de la grange, et Hale, frappé par un éclat, tomba à la renverse. Un des SS tira un couteau de sa botte, se jeta sur lui et l’égorgea. Le sang giclait. Liebgott abattit l’égorgeur puis les cinq autres officiers SS. Heureusement pour Hale, son agresseur n’avait pas réussi à sectionner une artère, ni la trachée, seulement l’œsophage. Roe, l’infirmier, pansa la blessure après l’avoir saupoudrée de sulfamides. Une jeep a évacué Hale sur Luxembourg où un médecin l’a recousu de son mieux. Hale se retrouvant avec un  œsophage tordu, le médecin qui l’avait opéré a rédigé un certificat médical dispensant le malheureux sergent du port de la cravate. Par la suite, Hale s’est trouvé un jour en présence du général Patton qui l’engueula parce qu’il ne portait pas de cravate. D’un air triomphant, Hale sortit son certificat et, pour une fois, Patton resta sans voix. »



Vendredi 7 octobre 2016.
            Dans les Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, il y a une chose que je remarque : c’est le besoin que semblait éprouver le soldat à se retrouver avec des camarades venus de la même région que lui. Une tendance qui confine même à un certain chauvinisme. Généralement, s’il précise qu’un soldat ou un officier est peyriacois comme lui, on peut être sûr que leurs relations seront bonnes, qu’il ne s’en plaindra jamais dans ses notes. Il n’a pas de mots assez durs pour ses supérieurs quand ceux-ci se montrent injustes, cruels, ou prêts à envoyer le régiment se faire tuer pour rien (ce qui était, il faut le dire, le lot de pas mal d’officiers à l’époque), mais s’il s’agit d’un « pays », ou au moins d’un gars du Midi, tout va bien. Pour un jeune homme qui quitte pour la première fois son patelin pour s’en aller au front, je peux le comprends, mais Louis Barthas a quarante ans quand il part à la guerre. Je suppose qu’à l’époque, l’origine de chacun avait plus d’importance qu’aujourd’hui, et du reste, il est tout à fait logique qu’à se retrouver loin de chez soi, dans une collectivité forcée avec des étrangers et dans des circonstances aussi dramatiques, on s’accroche à ce qu’on peut. C’est d’ailleurs à la même époque que les Britanniques, afin d’encourager la conscription, avaient mis en place les pals battalions, les « bataillons de copains », qui permettaient aux conscrits d’une même ville, d’un même quartier, du même orchestre ou du même club de football, de se réunir au sein d’un même régiment. Alors, effectivement, qu’un Breton soit ravi de trouver un autre Breton, ou un Marseillais un autre Marseillais, rien de plus normal. N’ayant jamais remarqué une telle insistance sur ce sujet dans d’autres témoignages de Poilus, je n’y avais pas vraiment songé. Mais à présent, je me dis que mon arrière-grand-père, Jean-Baptiste Chabrun, incorporé au 44e RAC avec Paul Lintier, autre Mayennais, a fatalement dû se lier d’amitié avec celui-ci, bien qu’ils n’aient pas été affectés à la même batterie, et qu’ils n’étaient pas du même milieu social… (Une chose est sûre : Lintier, sans doute moins chauvin que Louis Barthas, ne parle pas de mon aïeul dans les deux volumes qu’il a eu le temps d’écrire avant d’être tué.)

Dimanche 20 novembre 2016.
            Il m’arrive parfois d’avoir une idée de roman qui m’enthousiasme vraiment, alors que je me sens incapable de l’écrire moi-même. Je me dis : « S’il existait un roman qui raconte cette histoire, il faudrait que je coure l’acheter ! » au lieu de me dire : « Si ce roman n’existe pas, c’est à moi de l’écrire ! »
            Regardant sur YouTube des documentaires sur les civilisations disparues, notamment celle des Mayas, me voilà à imaginer que l’humanité, à son tour, a disparu, et que plusieurs milliers d’années après, une nouvelle espèce intelligente a évolué sur Terre et s’intéresse aux ruines laissées par ses prédécesseurs. Que comprendrait-elle de notre civilisation ?
            Je ne suis pas sûr que cette idée soit d’une grande originalité, d’ailleurs. En y repensant, je me souviens que Richard Matheson avait écrit une nouvelle dans ce style : on y suivait une institutrice accompagnant ses élèves dans un musée d’histoire naturelle et, après les reptiles, les fauves et autres espèces disparues, on découvrait une salle consacrée à l’homo sapiens – et le lecteur comprenait alors que les personnages qu’il suivait depuis le début étaient des extraterrestres. Une nouvelle dans l’esprit Quatrième dimension.
            Mon histoire est différente. Il s’agirait, d’abord, d’imaginer à quoi pourrait bien ressembler cette espèce qui, après les catastrophes climatiques qui nous pendent au nez (et c’est bien fait pour nous), sortirait à nouveau des océans et, s’adaptant à ce nouvel écosystème, bâtirait une civilisation sur les ruines de la nôtre. Et ces créatures qu’il faudrait inventer, dont il faudrait tout connaître (constitution physique, taille, sexualité (seraient-ils encore mammifères, ce truc de ringards ?), culture, système politique, croyances, procédés de communication (auraient-ils encore besoin de vocaliser, ce truc de losers ?), etc.), ces créatures, donc, redécouvrant ce qui resterait de nos autoroutes, de nos buildings, de nos machines, de nos inscriptions rédigées dans un alphabet – pire encore, des alphabets – qu’elles ne sauront pas déchiffrer, n’auront qu’une vague idée de ce que pouvaient être nos vies. Exactement comme, bien qu’on ait fait d’énormes découvertes sur les civilisations maya, khmère ou anasazie, ou sur l’homme de Néanderthal, nous n’avons certainement qu’une idée très parcellaire de ce que fut réellement le quotidien de ces hommes et de ces femmes. On peut très bien imaginer, par exemple, que déterrant quelques-unes de nos immenses affiches publicitaires de bords d’autoroute et voyant s’étaler sur une surface immense la reproduction d’une de ces machines dont ils auraient retrouvé les débris en très grand nombre (automobiles, cafetières, étagère Ikea…), ces créatures post-humaines s’imaginent que nous vénérions ces objets, qu’il s’agissait d’une forme de culte animiste, et que nous voyions un Dieu dans nos véhicules, dans nos fours à micro-ondes ou dans nos serviettes hygiéniques (oui,même là)…
            Cette idée de l’humanité comme civilisation disparue, sujette à des travaux d’archéologie, et laissant des écritures indéchiffrables pour les civilisations futures, me fait d’ailleurs penser à ce tunnel immense creusé en Finlande pour y recueillir les déchets nucléaires du pays, et censé devoir rester scellé pour les cent mille prochaines années. Un projet fascinant surtout pour les interrogations qu’il suscite : comment faire comprendre aux générations futures que cet endroit doit rester hermétiquement clos ? Dans quelle langue, ou avec quels symboles, s’exprimer pour être sûr d’être encore compris dans cent mille ans ? Et pour avoir la certitude que ces mises en garde soient prises au sérieux, et qu’elles n’aient pas l’effet opposé : celui d’aiguiser la curiosité des chercheurs du futur ?... Les Égyptiens et les Mayas avaient protégé les sépultures de leurs rois de malédictions à l’encontre des profanateurs, mais ça n’a jamais empêché les archéologues d’ouvrir ces tombeaux…
            Enfin, je vois très bien quel serait le potentiel de cette histoire (et peut-être qu’une idée assez proche a déjà été traitée : mes connaissances dans le domaine de la science-fiction sont plutôt limitées), et je m’enflamme bêtement à y penser – tout en me sentant, donc, incapable de l’écrire. Ah ! Quel homme de talent je pourrais être, si je n’étais pas moi…

Samedi 24 décembre 2016.
            Tout le monde fête en famille l’arrivée du petit Jésus (alors qu’il nous fait le coup tous les ans), et les cinémas sont déserts. C’est le moment idéal pour voir Premier contact (Arrival), le film de Denis Villeneuve. Excellent film de science-fiction, qui renouvelle le sujet classique de l’arrivée des extraterrestres sur notre planète. Comme pour Rencontres du troisième type ou le Contact de Zemeckis, il s’agit de comprendre les intentions de ces créatures étrangères, qui ne semblent pas vouloir quitter leurs étranges vaisseaux ovoïdes. Une linguiste et un physicien sont appelés en renfort pour entrer en communication avec eux. C’est l’un des propos majeurs du film : comment établir un contact avec des extraterrestres qui ne parlent pas notre langue (dans beaucoup de films de SF, on ne s’embarrasse pas de ce genre de détails : les aliens sont plus avancés que nous, donc ils font l’effort de parler anglais, ou ils s’amusent avec les nombres premiers pour faire les malins) ? Tandis que la linguiste et le physicien essaient de traduire les glyphes circulaires que les extraterrestres projettent et qui leur servent de moyen d’expression, les grandes puissances s’arment, redoutant une colonisation mondiale. Et plus les spécialistes avancent dans leur compréhension du langage des aliens, plus ils comprennent que celui-ci est lié au temps, que leur temporalité et la nôtre sont différentes. Et cet apprentissage d’un langage nouveau, qui ne ressemble à rien de connu, bouleverse profondément la linguiste. J’espérais un bon film, et je ne suis pas déçu : il s’inscrit dans la lignée de 2001 ou d’Interstellar, et sans rougir de la comparaison.
  




lundi 16 janvier 2017

La colonie



            La colonie se frayait un chemin parmi la terre. Dans la fraîcheur du soir, une longue file silencieuse avançait entre les racines, sous l’humus. Azyx marchait en tête. Il n’avait jamais vu autant d’individus disposés à le suivre, et c’était avec fierté qu’il creusait le sol devant lui, s’enfonçant toujours plus profondément parmi les végétaux en décomposition, les pierres et la mousse.
            L’odeur de plus en plus forte, ces délicieuses émanations qui avaient attiré la colonie jusqu’ici, avertirent Azyx que leur équipée touchait à son but. La surface dure et plane d’un bois vermoulu, déjà entrouvert par endroit sous l’action de l’humidité et de la pression de la terre, confirma que l’escouade était arrivée au terme de son voyage. Il ne restait plus qu’à s’engouffrer entre les planches disjointes et se partager le festin.
            C’était le périple de leur vie. Les membres de la colonie étaient nés à fleur de terre, il y a longtemps, au tout début du voyage. La marche avait été longue. Des œufs avaient éclos en chemin, et d’autres larves avaient rejoint la troupe. Ce n’était pas fini. D’autres arrivaient encore derrière, lent défilé ininterrompu grouillant sous la terre brune.
            Les premiers arrivants avaient déjà entamé la descente le long des parois de bois. Celles-ci étaient recouvertes de centaines d’individus, les antennes dirigées vers la chair en décomposition qui avait déjà nourri des légions de mouches bleues et de diptères voraces, ayant laissé sur leur passage des quantités d’œufs. Une nouvelle génération de nécrophages avait alors pris le relais, s’enfonçant dans les cavités, rongeant les chairs, pompant les fluides du cadavre en putréfaction.
            Azyx et ses congénères appartenaient à une nouvelle escouade d’arthropodes, les mandibules s’entrechoquant d’impatience à mesure qu’ils approchaient du buffet qui les attendait, allongé sur un drap de satin auquel l’humidité, les racines et la terre qui s’était déversée à travers les déchirures du bois avaient fait perdre sa blancheur immaculée. À leur tour d’entrer en scène !
            Glissant sur la soie fatiguée, il avait atteint un talon, qui se dressait comme une montagne devant lui. Il en entreprit aussitôt l’ascension, les pattes crochetées dans la chair molle, la tête en arrière alors qu’il négociait le surplomb, puis retrouvant son équilibre sur la paroi verticale de la plante du pied. La colonie se dispersait derrière lui, certains individus le suivant à la trace, les autres partant explorer des contrées plus lointaines, aux environs des creux poplités, de l’aine, des organes génitaux, ou plus loin encore, dans les confins, vers la tête et ses cavités hospitalières.
            La peau était crevée, déchirée, à certains endroits elle tombait par plaques, comme la façade d’un très vieux bâtiment. Les microbes y avaient laissé leurs germes, qui en s’ouvrant avaient libéré leurs gaz. Sulfure d’hydrogène, fréon et dioxyde de carbone s’étaient répandus, saturant les alentours d’un capiteux fumet de pourriture. L’insecte avait gravi une dernière bosse sous le gros orteil, dont il atteignait maintenant le sommet. C’est alors qu’il commença à se nourrir, plongeant ses mandibules dans la pulpe de la peau. Il aimait particulièrement s’aventurer sous l’ongle, ce couvercle jaune, cassé, qui renfermait de multiples trésors.
            Il apercevait en contrebas, très loin au-dessous de lui, les troupes d’insectes toujours plus nombreuses qui recouvraient presque entièrement les chevilles, les mollets du cadavre. Il savait qu’à perte de vue, le défilé continuait, que tous les plis, tous les orifices du corps couché là étaient pris d’assaut, colonisés par ses frères. Le bruit était assourdissant. Tout autour de lui, on se nourrissait, on s’accouplait, on pondait. C’était le voyage de sa vie. Azyx allait mourir ici, il le savait, mais avant cela, il aurait mangé, il aurait achevé sa mue, il aurait fécondé une femelle, il aurait vu éclore des œufs, ses enfants, et il aurait gagné un creux propice pour y finir ses jours. Il aurait vécu.  
          Azyx ne craignait pas son propre trépas. Il était bien placé pour savoir que la mort n’est rien, rien d’autre qu’une étape de la vie. Comme le cadavre de cet humain permettait à toute une faune exubérante de se nourrir, de croître et de multiplier, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que de la poussière, son corps à lui, également, accueillerait une nuée de microbes nécrophages. Et eux-mêmes, sans doute, une fois morts, se verraient assiégés par d’autres organismes vivants, encore plus petits. La longue chaîne de la vie ne s’arrête jamais. La mort n’en est que le point de départ.