jeudi 29 mai 2014

L'Académie


Quand je n’aurai plus qu’une paire de fesses pour penser, j’irai l’asseoir à l’Académie.
Georges Bernanos.

            Il y a les écrivains de l’Académie, et il y a les autres.
            Quand on dit l’Académie et qu’on cause littérature, on sait tout de suite qu’il ne s’agit pas de l’Académie de médecine, ni de celle des Sciences, encore moins de l’Académie des Neuf. L’Académie, c’est l’Académie française. Des vieux types en habit vert à dorures, avec une épée au côté. Pour entrer dans cette institution, il faut avoir une certaine aptitude à la vieillesse tout en ayant gardé une âme d’enfant. S’habiller en mousquetaire et jouer du coupe-fil, passé soixante-dix balais, ça manque un peu de sérieux. Mais il semblerait que l’épée ne serve pas tant que ça. Peut-être est-elle émoussée, d’ailleurs, pour éviter tout incident malencontreux. C’est dommage, parce que quarante types énervés dans les locaux de l’Institut de France, ça pourrait donner de bien belles passes, bottes et estafilades, dignes des meilleures pages des romans de cape et d’épée. « À la fin de l’envoi, je touche ! »
            Fondée en 1635 par le cardinal de Richelieu, l’Académie française n’a pas pour seule vocation d’attirer les moqueries. Les « Quarante » ont la charge de fixer les règles de la langue française et de composer un dictionnaire afin d’en normaliser les usages. C’est une autre forme d’escrime.
            Ça a débuté comme ça : rue Saint-Martin, dans des réunions informelles d’hommes de lettres et d’aristocrates, le Cercle Conrart. Valentin Conrart, qui présidait ces réunions chez lui, était un conseiller de Louis XIII. Au bout de quelques années, Richelieu décide de placer ces rassemblements sous autorité royale, à l’image de l’Accademia della Crusca de Florence. Au neuf membres qui siégeaient à la création de l’Académie viennent bientôt s’en rajouter treize autres, ce qui fait à peine de quoi composer une équipe de foot pour la Coupe du Monde.
            « À l’Immortalité », telle est la devise de l’Académie française. Dis-moi à quoi tu trinques, je te dirai qui tu es. Les quarante membres de cette noble institution sont donc surnommés les « Immortels », et pourtant, depuis sa création, plus de sept cent membres se sont succédés sur ce grand jeu de chaises musicales. C’est bien la preuve que l’immortalité ne conserve pas tant que ça. Évidemment, c’est la langue française qui est immortelle, la littérature – pas les académiciens. Ah ! Pardon, vous l’aviez compris ? Désolé, parfois j’ai l’impression d’écrire pour des lycéens…
            Mais l’immortalité atteint tout de même aussi les académiciens, par capillarité comme dirait mon coiffeur, puisqu’en posant leurs fesses sur un fauteuil, il attrapent la Gloire, sorte de staphylocoque laissé par l’usager précédent dudit fauteuil. Les virus circulent vite dans les espaces confinés, comme ça… Le truc marche à chaque fois : il suffit que vous vous asseyiez sur le fauteuil du copain qui vient d’en finir avec sa propre immortalité, paf, aussitôt vous obtenez la gloire, vous devenez inoubliable !

            « Voici Boudu, Boissat, et Cureau de la Chambre ;
Porchères, Colomby, Bourzeys, Bourdon, Arbaud…
            Tous ces noms dont pas un ne mourra, que c’est beau ! »,

            s’exclamait un bourgeois dans le Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand. La preuve : si je prends n’importe lequel d’entre vous, que je lui demande de me parler d’un de ces auteurs, il saura tout de suite me le situer ! Au hasard, vous, là, en chemise bleue avec le strabisme convergeant. Pierre de Boissat ?... Non ? Marin Cureau de la Chambre ? Porchères ?... Ça ne vous dit rien ?... Bon, okay, laissez tomber.
            L’Académie française est presque un titre de noblesse. De même que lorsqu’une personnalité britannique est anoblie, elle prend du sir à tour de bras, lorsqu’un nouveau membre est accueilli quai de Conti, l’usage veut que son nom soit suivi de la mention « de l’Académie française ». Répétez après moi : Edmond Rostand de l’Académie française, Jean d’Ormesson de l’Académie française, François Weyergans de l’Académie française, Valéry Giscard d’Estaing de l’Académie française, Alain Finkielkraut de l’Académie française
            Bien sûr, ce sont toujours ceux qui ont le moins de chances de se voir admis un jour au sein de l’Académie française qui sont les plus prompts à se moquer de cette institution. C’est un peu logique, remarquez : le contraire s’appelle « cracher dans la soupe » ! Mais au fond, si les Immortels offrent un spectacle assez comique vu de l’extérieur, ils ne font guère de mal. Même pas à la langue française, c’est dire !


jeudi 22 mai 2014

Le peuple


Je veux bien mourir pour le peuple, mais je ne veux pas vivre avec.
François Mauriac

            Les écrivains d’aujourd’hui, surtout les écrivains français, se soucient assez peu du peuple. Ils vous affirmeront le contraire, bien entendu, mais enfin, le peuple dont ils parlent, c’est celui qui boit son café à la terrasse du Flore, avec un foulard en soie autour du cou et un livre d’Éric-Emmanuel Schmitt dans la poche de son manteau. Le bourgeois-bohème aime oublier qu’il est avant tout un bourgeois. Et il aime parler de lui. L’écrivain qui souffre entre deux cocktails, ça marche pas mal. Il lui suffit d’être un peu crasseux et ça passe, on lui trouve un air prolo tout à fait crédible. Finalement, manier une pioche ou un stylo, n’est-ce pas, c’est un peu la même chose…
            Mais vous qui êtes allés à l’école, vous le savez, peut-être même que c’est là-dessus que vous êtes tombés au bac de français : le peuple a passionné de nombreux auteurs par le passé, des Victor Hugo, des Émile Zola, des Jules Vallès. Jeunes comme vous êtes, ou comme vous avez su rester, il est possible que vous ayez conservé de votre scolarité l’idée que, bon, globalement, les écrivains sont de gauche. Comme tout un chacun.
            Eh bien, figurez-vous que les choses ne sont pas si simples. Dans la littérature médiévale, la figure du peuple est représentée par celle du vilain. Et quand un chevalier croise un vilain, la rencontre est toujours houleuse. Les vilains sont des êtres fourbes, comme les nains et les personnages disgracieux. C’est d’ailleurs un très bon moyen de repérer les êtres malhonnêtes : ils sont moches. Pourtant, les chevaliers se font avoir à chaque fois, à croire qu’ils n’ont pas été prévenus.
            L’écrivain rejoint l’homme du peuple par le langage. Dans son Dom Juan, Molière fait parler des paysans dans le patois de l’Île-de-France. « Aga, guien, Charlotte, je m’en vas te conter tout fin drait comme cela est venu… » La langue du peuple s’oppose à celle, académique, de Dom Juan. Molière s’amuse et amuse son public en multipliant les incorrections de langage, l’argot et les jurons comiques. Le langage populaire est encore ce qui prête à rire en marquant un contraste surprenant avec la norme. Il faudra attendre quelques siècles avant qu’il ne devienne la norme. Grosso modo, il faudra attendre Céline.
            Mais d’ici là, le peuple fait son petit bonhomme de chemin dans la littérature. D’abord en tant qu’invité rigolo, le cousin de province un peu simplet qu’on a fait venir au banquet pour détendre l’atmosphère. Puis en tant que sujet. Le peuple a déjà un peu fait parler de lui en 1789 en décidant comme ça, parce qu’il avait faim ou froid ou que la charrue était trop lourde, qu’il pouvait sur un coup de tête aller découper celle de son roi suivant les pointillés et mettre les aristocrates à la lanterne. Du coup, certains hommes de lettres, ceux qui avaient un peu de temps à perdre, se sont mis à s’intéresser à lui. À l’écouter se plaindre, et à se dire qu’il n’avait pas tout à fait tort de le faire. Avec les débuts de l’industrie, quand le peuple a quitté la charrue pour rejoindre la mine, ça a continué. Victor Hugo a fait ses Misérables, et comme Molière, il a mêlé à la rigueur de la prose les accents éraillés de l’argot. Et pas pour s’en moquer, cette fois, mais pour en faire l’éloge. Employer l’argot, faire parler le peuple dans sa propre langue, c’est aller au plus profond de la vérité. Les brigands ne s’expriment pas comme des lords (et les lords ne s’expriment pas encore comme des brigands. Ça viendra.).
            Au temps de Hugo, de Balzac et de Zola, l’emploi de l’argot en littérature choque encore. « Lorsqu’en 1828, écrit Hugo, le narrateur de cette grave et sombre histoire introduisait dans Le Dernier Jour d’un condamné un voleur parlant argot, il y eut ébahissement et clameur. – Quoi ! Comment ! L’argot ! Mais l’argot est affreux ! Mais c’est la langue des chiourmes, des bagnes, des prisons, de tout ce que la société a de plus abominable ! » Et pourtant le peuple s’est introduit en littérature, et par la grande porte. Il a été adoubé. Le chevalier, maintenant, c’est lui. Et sa langue, si elle fait s’offusquer l’honnête homme, plaît à l’écrivain. Parce qu’il n’y a rien de plus jouissif, pour un écrivain, que de dynamiter la syntaxe, de trousser sa langue maternelle comme une soubrette un soir de bordée, d’écrire « merde » entre deux imparfaits du subjonctif. Dès lors, le poète verra en l’homme du peuple un frère, un frère malheureux parce qu’il ne peut s’exprimer. Au poète donc, de lui donner une voix. Rimbaud, Baudelaire, Corbière, Charles Cros, Laforgue se sont ainsi emparés de la langue du prolétaire, de la langue du pauvre, pour faire de celui-ci un double. L’écrivain a d’abord vu dans le pauvre un poète – puis il a vu dans le poète un pauvre. C’était encore mieux : jouer à l’homme du peuple à la terrasse du Flore, je vous le conseille, c’est la grande classe.
            Dans les années 30, en France, Henri Poulaille crée le Groupe des écrivains prolétariens de langue française, qui désigne comme auteur prolétarien tout écrivain issu du milieu ouvrier ou paysan, autodidacte et témoignant dans ses écrits de sa condition sociale. L’instruction publique et obligatoire a permis ce miracle : désormais, le pauvre sait lire et écrire ! Il n’a plus besoin de Zola ou de Balzac pour raconter sa vie : il est assez grand pour le faire tout seul. Poulaille et la littérature prolétarienne auront pour héritiers Charles-Ferdinand Ramuz, Blaise Cendrars, Céline, Gabriel Chevallier… Il a fallu que le peuple fasse entendre sa voix dans la littérature pour qu’enfin il se confonde avec elle. Certes, l’écrivain n’a jamais eu besoin d’être pauvre pour parler de la misère. Mais pour en parler sérieusement, être fauché, c’est vrai, ça peut aider.


jeudi 15 mai 2014

Le cut-up

All writing is in fact cut ups. A collage of words read heard overhead. What else ? Use of scissors renders the process explicit and suject to extension and variation. Clear classical prose can be composed entirely of rearranged cut ups.
William Burroughs

« Sire, fait li chevaliers, il covient que vos me trenchiés la teste de ceste hache, car de teil arme est ma mort jugié, ou je vos trencherai la vostre !
– Avoi ! Sire chevalier, fait Lancelot, que che est que vos dites ?
– Sire, fait li chevaliers, cho que vos oés : faire le vos covient issi, puis que vos estes venus en ceste chitei !
– Sire, fait Lancelot, il seroit fous qui de cest juparti ne prendroit le meillor a son oés ! Mais jou serai blasmeis se jo vos ochi sans nul mesfait.
  Certes, fait li chevaliers, n’en poés autrement partir ! »

En tapant sur Google les mots « sexualité, handicap », je suis tombé sur un site appelé Overground, destiné aux gens sexuellement attirés par les amputés. Ils se nomment eux-mêmes les « fervents » − en anglais, devotees – et certains sont plus que des fervents, des « prétendants » − wannabees −, c’est-à-dire qu’ils aspirent à se faire amputer eux-mêmes afin de s’identifier à l’objet de leur désir. Les prétendants qui passent vraiment à l’acte sont rares, la plupart se contentent de jouer avec l’idée, de bricoler des photomontages sur lesquels ils se voient avec le moignon dont ils rêvent. Ceux qui vont jusqu’au bout vivent un calvaire. J’ai lu le témoignage de l’un d’entre eux : pendant des années, il a essayé en vain de trouver un chirurgien compréhensif qui accepterait de lui couper une jambe saine, et pour finir massacré lui-même cette jambe au fusil de chasse, assez efficacement pour que l’amputation devienne inévitable.


UNE ASSISTANTE SOCIALE
DECAPITEE PAR SON PATIENT
Il avait caché dans sa chambre une hache, des machettes, une tronçonneuse

            La guerre propose un corps nouveau à la fois anonyme et morcelé : un corps en vaut un autre et : dans un corps qui vole en morceaux, le pied vaut la tête. Kampala, mardi (Reuter) : « “J’ai tué la femme à qui appartient cette jambe”, a déclaré M. L. Rusoké, un Ougandais de vingt ans, en déposant une jambe sur le bureau du commissaire de police de Kampala. M. Rusoké a expliqué qu’il avait eu l’intention également d’amener la tête de sa victime mais qu’il avait trouvé que la jambe était plus légère et aussi plus facile à transporter. » Le corps de la guerre n’a ni commencement ni fin.

            Ravachol avait été condamné, Louis Deibler et son fils lui avaient coupé la tête en juillet 1892, mais loin d’avoir évacué le problème, par leur geste même, ils exacerbaient la haine et la vengeance des anarchistes. Des représailles furent lancées contre les exécuteurs : lettres anonymes, intimidations, tentative d’enlèvements se succéderaient tout au long des années quatre-vingt-dix. Le contexte politique relevait de l’histoire de France, et si la crainte l’emporta tout d’abord, il s’ensuivit pour Anatole, après l’exécution d’Emile Henry, la volonté d’assumer sa destinée jusqu’au mensonge, jusqu’au désir de convaincre, haut et fort, tous ceux qui doutaient encore de sa conviction. Mais il le cria trop longtemps. Trop fort aussi pour que cette profession de foi ne lui portât pas préjudice… Il en mesurerait les premières conséquences lorsque le père Heurteloup, pourtant fournisseur officiel des bois de potence, lui refuserait la main de sa fille.

Furieux de son traitement
LE PATIENT TRANCHE LES DEUX MAINS DE SON MEDECIN


Sources :
Le Haut Livre du Graal.
Emmanuel Carrère, D’autres vies que la mienne.
Jean-Jacques Schuhl, Télex n° 1.

Gérard A. Jaeger, Anatole Deibler, l’homme qui trancha 400 têtes.

jeudi 8 mai 2014

Le critique

« On dit que tous les critiques sont à vendre. À voir la façon dont ils s’habillent, ils ne doivent pas coûter très cher ! »
Oscar Wilde.

            « C’est facile, de critiquer ! »
            Cette phrase de cour d’école, vous aurez beau l’avoir prononcée des milliers de fois, vous ne la répéterez jamais autant qu’un écrivain. Il faut le comprendre, l’écrivain : bien qu’il soit devenu adulte depuis longtemps, les bonnes et les mauvaises notes distribuées par les critiques littéraires le cantonnent à cette image de grand gamin à la morve au nez, cartable au dos et genoux écorchés, qui n’est pas vraiment sûr que ses résultats du troisième trimestre lui permettront de passer dans la classe supérieure…
            Il y a la critique, et il y a le critique. La critique est légitime. L’écrivain, si vous le lui demandez, vous dira qu’il accepte la critique, bien sûr, cela va de soi. Le critique, en revanche…
            Le critique est un homme (et même parfois une femme, ce qui est encore plus énervant) dont la légitimité est toujours douteuse. Souvent, il s’agit d’un écrivain raté. « Raté » par rapport à l’écrivain qu’il est en train de critiquer, bien sûr. Alors il est fielleux, voyez-vous. Il veut se venger, il cherche des poux, il a rempli son stylo d’une encre diluée dans l’aigreur. L’écrivain, en face, l’écrivain réussi, n’est pas dupe : l’autre aura beau lui plonger le nez dans sa crotte, lui montrer à quel point telle séquence de son récit est stéréotypée, lui prouver par a + b que son chapitre 5 est mauvais, il sait bien qu’au fond, c’est le dépit qui le fait parler. Mon Dieu que c’est laid, un critique. Regardez comme la conscience de sa propre nullité a flétri ce teint, comme la haine a creusé ces joues, comme la misère morale a éteint ce regard… Le pauvre homme a sûrement un ulcère et des problèmes d’alcool. Ce serait presque triste si ce n’était aussi comique !
            Évidemment, c’est le critique malveillant qui a généralement à répondre de sa légitimité devant l’écrivain en place, l’écrivain invité sur le plateau de télévision (ou évoqué dans l’article, selon que le critique est télégénique ou non). Jamais vous ne verrez un écrivain se lever, outré, en désignant son interlocuteur d’un doigt menaçant, pour lui dire : « Comment osez-vous prétendre que mon livre est une réussite ? Qui vous a fait juge ? Qui êtes-vous, monsieur, pour dire que je suis de très loin le meilleur écrivain de ma génération ? » Pourtant, ce serait un spectacle amusant…
            À partir du moment où son livre est publié, l’écrivain n’est pas à l’abri d’avoir des lecteurs. Ça lui donne un argument de poids, le genre de truc irréfutable à opposer au critique. « Vous n’avez pas aimé mon livre, mais le public, lui, l’a aimé. Et le public est le seul juge. » L’écrivain n’ajoute pas « nananère », car il sait se tenir, mais le cœur y est. Le critique est battu à plate couture, il ne sait plus quoi répondre, et pourtant il sait bien que le public n’a pas fait les mêmes études que lui. C’est un spécialiste, lui. Le lecteur, bon, c’est juste un type qui maîtrise l’alphabet…
            Ce qui rassure le vrai écrivain, c’est que les critiques ne laissent pas de trace dans l’histoire littéraire. Qui se souvient des critiques du temps de Flaubert, de Sade ou même de Proust ? À part un ou deux universitaires décrépis, je veux dire ?... Le vrai écrivain a raison. Encore faut-il ne pas lui rappeler, pour ne pas lui faire de peine, que des auteurs comme Mauriac, Chesterton, Orwell, Baudelaire, Zola… euh… qu’au fond, la grande majorité des écrivains ont été des critiques !
            Oui, d’accord, mais eux c’est pas pareil…


jeudi 1 mai 2014

La mélancolie


Je suis le ténébreux, – le veuf, – l’inconsolé,
Le prince d’Aquitaine à la tour abolie :
Ma seule étoile est morte, – et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.
Gérard de Nerval, El Desdichado

            Les portières automatiques se sont refermées, la machine doucement s’ébranle, des gens vous bousculent mais vous n’y faites pas attention, vous demeurez planté sur le quai à regarder le train imperceptiblement s’éloigner, peut-être que d’une fenêtre un visage aimé vous regarde tristement, puis d’autres fenêtres passent devant vos yeux, puis c’est l’arrière du train qui s’éloigne, vous n’avez jamais été aussi seul, quelque chose dans votre poitrine s’est serré, vous avez froid. Vous êtes l’incarnation parfaite de la mélancolie.
            La mélancolie est ce sentiment diffus, vague, qui vous prend devant le spectacle de la nature indomptée : écume s’abattant sur le récif breton, sauvage majesté des paysages de montagne, nous sommes bien peu de chose… Un sentiment qui vous enveloppe, venu de nulle part, qui semble même avoir toujours été là, un état qui vous a précédé – qui n’attendait que vous. Pas encore ce désespoir qui vous donnerait envie de combler votre dent creuse avec du calibre 9 mm, mais une douce tristesse, presque agréable parfois, dont vous ignorez l’origine. Vous ne l’ignorez pas vraiment, vous avez toutes les raisons du monde d’être malheureux, évidemment, il suffit de chercher un peu. Mais la mélancolie s’accompagne généralement d’une forme de paresse de l’âme qui incite à ne pas se poser trop de questions. On se prend le menton dans la main, on fait une mine un peu boudeuse, on lève les yeux au ciel et le vent agite une mèche de nos cheveux : la mélancolie est une tristesse élégante, poseuse – une tristesse de dandy.
            La mélancolie est aristocratique. Rien de plus classe que de broyer des idées noires alangui devant sa piscine privée, un verre de mojito à la main. Elle touche certes également l’artiste incompris, désargenté, qui hante la bohème plus ou moins galante de Paris ; mais c’est une affection pour lettrés – un désespoir d’élite. Ne vous y trompez pas : le paysan du Malawi n’a pas les moyens d’être mélancolique. Son malheur est nettement plus concret, et puis il n’a pas de récifs bretons à disposition pour s’abîmer dans la contemplation muette du sublime océan blablabla.
            Il ne faut pas confondre, ce n’est pas le « Soleil noir de la Mélancolie » qui a poussé Gérard de Nerval à se pendre à une grille d’égout de la rue de la Vieille-Lanterne, un soir de l’hiver 1855, mais la misère. La mélancolie est une tristesse présentable, un vague malaise en gants blancs. La misère, c’est de la tristesse qui ne rigole plus.
            Si la mélancolie a des accointances avec la mort, c’est que l’angoisse du temps qui passe et de la faucheuse qui vient est une excellente raison de se morfondre. La mort dans l’âme, l’acédique se torture l’esprit à regarder sa vie s’écouler comme du sable, les aiguilles tourner tic-tac tic-tac inexorablement, pendant que lui ne fait rien. Car la mélancolie est un travail à plein temps, mais allez expliquer ça aux – justement – Assedic…
            Le dix-neuvième siècle a été celui où la mélancolie est devenue une star. Tout le monde en voulait un morceau, tout le monde voulait se la taper. Victor Hugo parlait du « bonheur d’être triste », et certes, pour qu’elle ait autant de succès, il faut bien qu’elle apporte un peu de plaisir. D’abord, la mélancolie donne souvent de belles pages de littérature, bien douloureuses, dont l’écriture présente le double avantage de ne pas être très difficile (la tristesse est bien plus aisée à faire partager que la joie) et de soulager leur auteur. Et puis c’est un sujet tout trouvé, il suffit de se laisser porter vers ses sentiments les plus sombres : un super plan pour l’écrivain paresseux qui cherche un bon moyen de tirer au flanc sans que ça se voit trop…
            L’écrivain mélancolique possède en lui, sinon le remède à son mal, du moins le palliatif adéquat : sa littérature. Le mélancolique qui se suicide est un artiste raté : il n’a pas réussi à sublimer sa dépression. Ou un véritable artiste, mais qui a commis l’erreur de se prendre un peu trop au sérieux. Son idée fixe, il en aura usé jusqu’à la corde. La mélancolie est une souffrance morale passée au tamis de la littérature. En psychanalyse, elle se transforme en psychose maniaco-dépressive – c’est déjà moins gentil. On sent la camisole pas loin, et les électrochocs. L’écrivain prudent préférera ravaler sa bile noire et continuer son chemin : il ne manquerait plus que des médecins le débarrassent de son gagne-pain !