vendredi 22 avril 2011

Du sous-réalisme

Copyright Goossens, 2011.

Un écrivain, c'est un type qui a un vrai métier et qui, à ses heures perdues, fait professeur de français, manucure, bibliothécaire, ambulancier, gardien de phare ou assistant d'éducation. Je suis assistant d'éducation, mais j'aimerais bien avoir un vrai métier. Être un écrivain reconnu, ça doit être sympa. Ma boulangère m'aurait vu l'autre soir chez Ruquier : "Il a été un peu dur avec vous, Éric Naulleau, non ? Une baguette moulée, comme d'habitude ?" Mes copains se foutraient de moi : "Alors, Zola ? T'as pas arrêté de mater les seins d'Amel Bent de toute la soirée, hein, vieux vicelard ?"

Parfois, devant ma télé, je participe aux débats, je réponds aux questions de l'animateur, je coupe les invités : "Mais non, Bernard-Henri, sur la Côte d'Ivoire, vous avez tout faux !", j'amuse la galerie par mes bons mots qui rendent jaloux l'animateur... Je suis brillant, fin, et même un peu beau avec le maquillage et les lumières du plateau.

En réalité, je pense que je ne serais pas très à l'aise sur un plateau de télévision, aveuglé par les projecteurs, barbouillé de fond de teint que j'aurais l'impression de sentir couler sous l'effet de la chaleur... Je ne suis pas doué à l'oral. Déjà, à l'école, je n'osais pas lever le doigt même quand j'étais sûr de connaître la réponse. J'envie les gens qui avancent dans la vie remplis de certitudes, leur assurance brillant comme un bracelet de montre, et qui vous assènent leur vérité sans bafouiller, sans la moindre hésitation, et prêts à répondre à la contradiction avec un sourire confiant... Moi, je louvoie, je me tâte, je réfléchis longuement avant d'ouvrir la bouche, je ne veux pas dire de bêtise, et puis au moment d'affirmer mes convictions, je m'aperçois que je ne suis pas si convaincu que ça, qu'en y repensant, je me trompe peut-être... Sur les questions politiques, par exemple, je me sens parfaitement médiocre. Je n'arrive pas vraiment à m'y intéresser. Sur un plateau de télé, je serais sans doute forcé de m'en tirer par une plaisanterie : "Oh, moi, de toute façon, je ne reconnais pas ma droite de ma gauche..."

Je suis plus à l'aise à l'écrit. En tout cas, je l'espère. Oui, devenir écrivain, ça ne me déplairait pas. Ça doit être réconfortant de voir la couverture de son livre dans les étalages de sa librairie habituelle... Mon grand problème, c'est que j'ai un peu trop tendance à rêvasser à ma future vie d'écrivain et à oublier d'écrire.

Aujourd'hui, on ne fait plus vraiment de grandes découvertes dans le domaine littéraire. Ce serait bien étonnant que je devienne avec mes petites compositions la révélation de la deuxième décennie du vingt-et-unième siècle. Il n'y a plus beaucoup d'expérimentation : on a perdu l'habitude des manifestes littéraires.

Pourtant, quand on se lance dans l'écriture, il faut avoir l'illusion, au moins pendant toute la durée du travail, d'avoir des choses importantes à dire - des choses que personne, peut-être, n'a dites avant nous. C'est préférable, en tout cas. Je manque d'imagination, dans ce domaine, et j'ai du mal à croire en moi. Si j'étais un peu plus fort, je créerai bien un manifeste, moi aussi : le manifeste du sous-réalisme !

Allez, comme on est entre nous, je vais tout de même essayer.


MANIFESTE DU SOUS-RÉALISME

"La réalité dépasse la fiction." C'est ce qu'on entend partout, et depuis très longtemps. Ces temps-ci, effectivement, on le sent bien : nos fictions ne sont plus du tout à la hauteur de la réalité. La réalité, c'est évidemment celle que montre le journal télévisé. Les attentats du 11 septembre 2001 ont dépassé la fiction en long, en large et en travers. La réalité, ce jour-là, a été une véritable artiste. Vous connaissez une œuvre d'art qui rivalise avec les révolutions qui ont lieu en ce moment dans le monde arabe ? Et Komatsu Sakyo avait l'imagination bien modeste quand il a écrit La Submersion du Japon en 1973...

Mais là, nous parlons de la réalité collective, de la réalité de groupe, celle qui se retrouve au journal télévisé. Contre cette réalité-là, certes, nos fictions font pâle figure. Alors, que faire ? Agir sur la fiction ? La rendre encore plus catastrophique, encore plus apocalyptique ? Viser le paroxysme ? Allez, tout ça a déjà été fait maintes et maintes fois... On oubliera toujours d'imaginer le petit désastre en plus, celui qui nous paraîtrait un peu exagéré (il faut rester crédible, quand même), et que la réalité, elle, se chargera de provoquer. Ce n'est pas son problème, à la réalité, de ne pas être crédible !

Non, il n'est plus temps d'agir sur la fiction : c'est sur la réalité qu'il faut travailler. Les grandes catastrophes collectives nous dépassent, il faut enfin l'admettre ! Il nous faut des réalités à notre hauteur, des réalités de proximité... Il nous faut des réalités pour petits-bras.

Dès maintenant, retournons au quotidien, à l'humilité, au profil bas ! Retrouvons l'homme. Pas le héros, pas le sauveur de l'humanité : le petit. L'homme fragile, l'homme qui doute, l'homme qui n'ose pas s'avancer. Refusons les machineries de l'intrigue traditionnelle !

Monsieur Leflan a la cinquantaine bedonnante, il quitte son appartement meublé Ikéa. Que va-t-il faire ? Non, il ne va pas croiser l'amour, non, il ne va pas être victime d'un accident de la circulation - même pas de la circulation sanguine -, rien de toute cela ne lui arrivera : monsieur Leflan va faire son tiercé. Il en profitera pour acheter un paquet de tabac à rouler et pour regarder dans le décolleté de la patronne du PMU, puis il rentrera chez lui. Et rien ne lui arrivera, parce qu'à monsieur Leflan, rien n'arrive jamais. Des courbatures, parfois. Une petite grippe. Il devrait penser à réduire sa consommation de tabac, son médecin le lui a assez répété. Mais à part ça, rien. Ça va ! Il n'est pas logé en terrain inondable, il n'est pas harcelé par ses patrons, il n'a pas de tendances suicidaires, il ne fait pas d'excès de vitesse, ou si ça lui arrive, eh bien il paie l'amende et ça ne va pas plus loin. Il aimerait bien, évidemment, que sa vie soit plus aventureuse. Mais il n'a pas le pied marin, et puis il manque de curiosité. L'été, il va parfois aux Sables d'Olonne. Ça le dépayse, monsieur Leflan. Ça le change du boulot. Monsieur Leflan travaille au tri postal. On ne lui connaît pas de relation amoureuse. Ça ne l'empêche pas de rêver, bien sûr. S'il osait, il inviterait bien sa collègue Lucile à dîner, un soir. Elle est célibataire, elle aussi. Mais il ne le fera pas. Il ne le fera pas, parce que tout le monde s'attend à ce qu'il le fasse ! Enfin, nous entrerions dans une intrigue ! Oui, mais non. Pas d'intrigue, on a dit. Il faut à tout prix décevoir toutes les attentes du lecteur. Si un bateau attend au bout du quai, le héros n'embarquera pas dedans. Jamais ! Il faut revenir au degré zéro du récit.

Le sous-réalisme ne visera jamais à la réalité. La fiction, allègrement dépassée par la réalité, saute à pieds joints au-dessus du sous-réalisme. Le sous-réalisme, c'est la nullité élevée au rang d'art. Vive la vie quotidienne ! Vive la routine !

Soyons humbles. Au ras des pâquerettes. C'est joli aussi, les pâquerettes. Il n'y a pas que les roses, dans la vie.

Plus du tout d'intrigue, alors ? Plus du tout d'intrigue ! Monsieur ou madame se lève, va bosser, rentre à la maison, regarde la télé, et dodo. La routine, je vous dis ! L'enjeu, c'est de créer à partir de ça.

Comment ça, déjà fait ? Flaubert, vous dites ? Ah, mais Flaubert n'avait pas été aussi loin que ça... Balzac ? Allons, vous plaisantez ! Balzac, c'est une saga, c'est l'humanité se confrontant sans cesse à l'Histoire ! Non, à mon avis, la seule chose qui puisse rivaliser, d'un point de vue littéraire, avec le roman sous-réaliste, c'est l'annuaire de la Drôme.

Ceci posé, je vous rappelle que j'ai déclaré plus haut ne pas tenir grand cas de mes convictions. En général, elles ne font pas long feu. Le sous-réalisme c'est une mode, mais c'est une mode qui a fait son temps, je crois. Il ne devrait pas même survivre à son manifeste.

*

Et d'ailleurs, pour enterrer définitivement ce manifeste à peine né, je viens de constater grâce à Google, le castrateur du Net, que le sous-réalisme existait déjà. Rien à voir avec une quelconque entreprise littéraire, mais n'empêche : ça fait toujours mal de se faire piquer une idée avant même de l'avoir eue. J'ai la foulée faiblarde, je me fais toujours doubler...

dimanche 3 avril 2011

Céline en clandestin


"Plus on est haï, je trouve, plus on est tranquille..."
Céline


Cinquante ans après sa mort, le nom de Louis-Ferdinand Céline continue de faire frémir, de scandaliser, de dégoûter. C'en serait presque drôle : Céline, le grand refusé de partout (qui se trouve quand même en cinq volumes dans la Pléiade !), le vaincu triomphal du Goncourt 1932, l'exilé des "heures sombres", aujourd'hui privé de "célébration".

C'est un bel hommage, finalement, que lui ont rendu Serge Klarsfeld et Frédéric Mitterrand en retirant son nom du recueil des célébrations nationales 2011. Une fois de plus, il sera le grand absent, la place laissée vacante au milieu des autres "célébrés" : Philippe de Commynes, Cendrars, Boileau, Théophile Gautier, Hervé Bazin, Cioran, Maillol, Méliès, Bougainville, Marie Curie... Et bien sûr, cette chaise vide au milieu de l'assemblée des illustres disparus, on ne verra qu'elle. Henri Troyat aura presque l'air de s'excuser de prendre la place de Ferdinand, de même que Guy Mazeline n'a jamais pu se remettre d'avoir reçu le Goncourt à la place de l'auteur du Voyage... 2011 sera l'année Céline, qu'on le veuille ou non.

Quel encombrant cadavre ! Mais il faut dire que le style de Céline est aujourd'hui encore bien plus vivant que beaucoup de ceux de nos auteurs contemporains... Il n'est pas facile de se débarrasser de lui, de faire comme s'il n'avait pas existé, de regarder ailleurs. Depuis la parution de Voyage au bout de la nuit, ce malotru a tout dévasté ! Ignorer Céline, c'est faire l'impasse sur l'un des plus profonds bouleversements que la littérature française du XXe siècle a connu. L'autre bouleversement est venu de Proust. Si l'antisémitisme vous rebute et que les longues phrases vous ennuient, vous êtes foutu, la littérature française vous est passée sous le nez et vous n'avez rien vu, vous pouvez aller vous recoucher.

Oui, mais il faut faire avec l'antisémitisme, n'est-ce pas ? Admirer, certes, le génial anarchiste du Voyage, réglant son compte à la guerre, à la colonisation, au travail à la chaîne, à la misère sociale ; mais frémir d'horreur devant les imprécations du bouffeur de juifs de Bagatelles pour un massacre ! Difficile, hein, de concilier les deux ? André Gide avait bien essayé de s'en tirer par une pirouette, dans La Nouvelle Revue Française, en affublant Céline d'un nez rouge : "Alors quand Céline vient parler d'une sorte de conspiration du silence, d'une coalition pour empêcher la vente de ses livres, il est bien évident qu'il veut rire. Et quand il fait le Juif responsable de sa mévente, il va de soi que c'est une plaisanterie. Et si ce n'était pas une plaisanterie, alors il serait, lui Céline, complètement maboul." Eh bien non, mon cher Gide, Céline n'est pas un faux-monnayeur. Ce serait trop facile...

On continuera de s'arracher les cheveux sur ce paradoxe : comment l'auteur de Voyage au bout de la nuit, ce cri extraordinaire surgi des bas-fonds, ce roman pour barricades, a-t-il pu tomber si bas, se vautrer dans la haine antisémite comme un cochon dans sa bauge ? Et pourquoi faudrait-il que l'un empêche l'autre ? Depuis quand la pauvreté rend-elle humaniste ? Ont-ils l'air si nobles, les misérables que dépeint Céline dans Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit ? Après ce deuxième roman, d'ailleurs, les communistes qui avaient accueilli le premier comme une Bible commençaient déjà à se pincer le nez. Il ne leur aura pas fallu longtemps pour vomir tripes et boyaux : Mort à crédit, paru en 1936, est suivi dès 1937 par Mea Culpa, pamphlet anticommuniste lapidaire et définitif... et par Bagatelles pour un massacre.

Célébrer Céline ? Impossible. Il faudra se souvenir de ce qu'il s'est passé en ce début d'année 2011. Les Archives de France avaient inscrit le nom de Céline sur le recueil des Célébrations nationales pour le cinquantenaire de sa mort. Il a suffi que Serge Klarsfeld, président de l'Association des fils et filles de déportés juifs de France, demande le retrait immédiat de Céline de ce recueil pour qu'il obtienne gain de cause de la part de Frédéric Mitterrand. "J'ai été tellement bafoué, injurié, recouvert de toutes les ordures et les merdes que cent mille tonnes de parfums d'Arabie ne me feraient pas sentir bon!" écrivait Céline.

"Indignez-vous !", comme dirait l'autre. Oui, depuis sa tombe du cimetière de Meudon, l'abominable docteur Destouches continue d'indigner.

Ah ! Si seulement Céline n'avait pas écrit Voyage au bout de la nuit ! Les choses seraient plus simples, il n'y aurait plus de questions à se poser : on l'aurait depuis longtemps balayé, inscrit sur le fichier des salauds sans intérêt, seuls quelques nostalgiques de la francisque se refileraient encore ses romans et ses pamphlets sous le manteau... "Je regimbe un petit peu ?... pas du tout !... mes idées racistes sont pour rien ! Tartuffes !... [...] c'est le Voyage qui m'a fait tout le tort... mes pires haineux acharnés sont venus du Voyage... Personne m'a pardonné le Voyage... depuis le Voyage mon compte est bon !..." (D'un château l'autre)

C'est qu'avec le Voyage, il est impossible d'ignorer Céline. Avec Mort à crédit, Féerie pour une autre fois ou la trilogie allemande non plus, bien sûr - mais ceux-là, quand on les lit, on fait déjà plus ou moins partie des "céliniens". Le néophyte, bien souvent, s'arrête au Voyage, à la rigueur à Mort à crédit, et ne va pas plus loin, puisqu'on lui a dit qu'ensuite, c'était caca. Le néophyte, bien obéissant, se fie au jugement des grandes personnes et n'essaie même pas d'approcher ses narines du caca.

Alors, une fois de plus, Céline se fait la belle. Ceux qui l'aiment le célèbreront à leur manière clandestine, à l'abri des médailles. On ne donnera pas le nom de Louis-Ferdinand Céline à un lycée, on n'érigera pas de statue devant le passage Choiseul - c'est mieux comme ça. Céline restera à l'abri de tous les hommages, inaccessible à tous les pardons, toutes les reconnaissances posthumes, tout : qu'on n'en parle plus.

Le Magazine des Livres, mars 2011.