mercredi 28 juillet 2010

En marchant, en écrivant


"Je n'écris pas seulement de la main,
Mon pied lui aussi veut toujours faire le scribe.
Ferme, libre et vaillant, il se met à courir
Tantôt à travers champ, tantôt sur le papier."
Nietzsche, Le Gai Savoir.

Comme tous ceux qui ne sortent jamais de chez eux, j'aime les voyages. J'écris ça comme pour m'en convaincre. Mais comme tous ceux qui ne sortent jamais de chez eux, je ne peux m'empêcher de penser que les voyages, ce n'est pas pour moi. Qu'au mieux, je ne peux que les rêver devant mon écran de télé, me contentant des explorations d'un autre, filmées par un autre, avec toutes les frustrations que cela suppose (et ce sentier perdu de la province du Ratanakiri, pourquoi le cadreur ne l'a-t-il pas emprunté ? Pourquoi s'en est-il détourné au bout de trois pas ?). Les rêver dans les livres, aussi, bien sûr : j'en ai fait des kilomètres dans les Cévennes, avec Stevenson et son âne ! Et il ne m'a pas fallu quatre-vingt jours pour lire le périple de Phileas Fogg ! Et la Loire, et la Garonne, je les ai suivies dans leurs méandres avec Henri Calet... Je ne sais pas si c'est l'âge, ou plutôt la conscience que mon dernier véritable voyage remonte à une éternité et que le prochain ne s'annonce pas pour tout de suite, mais j'en suis arrivé à suivre les étapes du Tour de France simplement pour jouir du paysage. Les "duels" entre Alberto Contador et Andy Schleck qui semblent passionner les commentateurs ne me font ni chaud ni froid, mais je parviens même à supporter l'exécrable voix asphyxiée de Laurent Fignon s'il m'est permis d'apercevoir la belle cathédrale romane d'Oloron-Sainte-Marie (Pyrénées Atlantiques) ou les sommets du Tourmalet emmitouflés sous les nuages... Je file un mauvais coton.

Pourtant, il me semble que j'ai l'âme d'un voyageur. Pas d'un grand voyageur, le genre qui abandonne tout derrière lui pour s'évader durant des mois, non - un petit voyageur modeste, qui aime voir un peu de quoi le monde a l'air, mais qui apprécie tout autant de rentrer chez lui et de retrouver ses habitudes, de poser ses bagages un peu plus riche de sensations et d'émotions qu'il l'était en partant.

Mais comment partir quand on n'a pas le permis de conduire, qu'on ne possède pas de vélo, qu'on n'est pas particulièrement débrouillard et que l'idée même de demander l'heure à un inconnu nous intimide ? Ne parlons même pas de lui demander le gîte et le couvert... J'en suis réduit à m'imaginer dans la peau d'un voyageur sans quitter mon appartement. J'ai l'habitude de ces petites impostures : je m'imagine aussi souvent avec une femme, moi qui ne sais pas toucher les femmes... Je joue même à l'écrivain, parfois. Un jour, il faudra bien que j'arrête de rêver ma vie pour la vivre réellement...

Il a fallu que je baisse la tête pour comprendre que mon amaxophobie n'était pas un problème : j'avais des pieds ! C'est le B.A.ba du voyageur : deux pieds, une paire de chaussures, et la route s'ouvre à lui. Il suffit de passer la porte.

Bizarre que ça ne me soit pas venu à l'esprit plus tôt. Il y a pourtant des années que je suis un piéton ! Il est vrai que j'ai marché tard : à vingt mois. Ma grand-mère allait même brûler des cierges à l'église pour que je me lève et marche, comme Lazare... Mais alors, une fois que j'ai compris le mécanisme de placer un pied devant l'autre et de recommencer, je n'ai plus cessé de le mettre en application ! Je n'utilise presque jamais les transports en commun à Laval : il n'y a que la semelle de mes chaussures que j'use. Mes collègues sont toujours surpris d'apprendre que je fais plusieurs fois par jour le trajet pour me rendre au travail à pied. Eux ne pourraient pas, la voiture les a rendus fainéants - c'est ce qu'ils me disent. Oui, j'avais à ma disposition le véhicule idéal pour m'envoyer promener, et je ne m'en rendais même pas compte.
L'aventure commence sitôt franchi le seuil de mon immeuble de la rue Guynemer, à Laval, donc. Pour une fois, je marcherai sans but précis, sans volonté de me rendre au boulot, ni d'aller traîner d'une librairie à l'autre, ni d'entrer dans l'épicerie la plus proche. Mon seul but, pour une fois, ne sera pas une destination quelconque mais le chemin pour y parvenir. Je descends la raide rue de l'Ermitage, celle où je suis né, et qui accouche une nouvelle fois de moi devant le passage pour piétons de la rue du Vieux-Saint-Louis. Tous les passages pour piétons du monde m'appellent : ils me sont destinés ! Depuis un ponton de bois, à l'ombre du viaduc, des ados plongent dans la Mayenne sans se soucier des panneaux "BAIGNADE INTERDITE". Je traverse la passerelle qui longe les arcades majestueuses du viaduc, qui ressemblent aux anneaux d'un serpent de mer gigantesque et docile.

Pourquoi éviterai-je les sentiers battus, puisque je ne cherche qu'à marcher ? Le chemin de halage est une institution à Laval, au même titre que l'entreprise Lactalis, le Musée du Vieux-Château et le quart d'heure mayennais (qui consiste à arriver à tout rendez-vous avec au moins un quart d'heure de retard (de mauvaises langues prétendent que dans bien des domaines, on devrait parler de "quart de siècle" mayennais - mais il faut les ignorer)).

Le chemin de halage, donc. Ici, sur le quai de Bootz, il s'accroche à la rive gauche de la Mayenne, qu'il suit fidèlement sur des kilomètres. La famille d'Alfred Jarry a vécu un moment juste à côté d'ici, au 13 de la rue de Bootz. Lui est né plus loin, sur la rive d'en face, en 1873.

Le long de la rivière, les habitations prennent des airs de châteaux ou de villas, alanguies et ventrues sous le soleil d'été. Des familles en vacances glissent sur l'eau dans des bateaux de plaisance ; on croirait que l'océan va apparaître au prochain tournant.

Mais devant, il n'y a que l'écluse de Bootz. Les écluses jalonnent la Mayenne et sont comme des bornes pour le promeneur, des étapes à franchir. Etapes symboliques, bien sûr, puisque encore une fois, on ne va nulle part... Pas à pas, on s'approche d'elles, on a le temps de les voir arriver, minuscules chutes d'eau coudées avec leur barrage miniature sur la droite... En voiture ou en train, le paysage n'a pas le temps de s'imprimer en vous. À peine voyez-vous un pont se dessiner à l'horizon, vous êtes déjà en train de le franchir, vous l'avez déjà dépassé, le temps de vous retourner, il a déjà été avalé dans un virage. À pied, vous apercevez le pont longtemps à l'avance, enjambant la rivière, il vient à vous tranquillement, parfois des arbres le cachent, et il réapparaît un peu plus proche, encore un peu plus familier. Lorsque vous passez dessous, vous l'avez adopté, il fait partie de vous. Il restera encore un moment derrière vous, s'éloignant peu à peu.

Le pont de Pritz me tourne le dos, il s'enfonce peu à peu dans le vert des arbres. À pied, les noms les plus familiers deviennent des invitations au voyage : Pritz et sa chapelle romane du XIe siècle, L'Huisserie, Entrammes, Ahuillé, Saint-Jean-sur-Mayenne, Saint-Germain-le-Fouilloux... Des noms sans gloire, à quelques kilomètres de Laval, mais qui pour le marcheur deviennent aussi exotiques que Valparaiso, Oulan-Bator ou le Cap Horn : des terres étrangères de proximité.

Le sentier continue, j'y croise des coureurs à pied et des familles à vélo. Un père menace pour rire sa fille qui le suit avec peine : "Si tu continues, je fais des zigzags!" Et la petite, horrifiée : "Oh non, papa, s'te plaît ! PAS DE ZIGZAGS ! PAPAAA !..." Parfois, des cyclistes qui m'avaient dépassé repassent devant moi après avoir fait demi-tour plus loin.

Sur la rive d'en face, le paysage n'est jamais le même. Les villas au bord de l'eau ont disparu, remplacées par une végétation très dense, qui elle aussi s'est faite oublier, laissant la place à des hectares de bocages faisant le dos rond. Puis les arbres à nouveau s'amoncellent, forment un mur, la rivière en devient vert épinard, comme si la couleur avait dégouliné. D'ici, le bois le plus modeste prend des allures de forêt amazonienne. Seuls le bruit de la circulation et les chromes reflétant le soleil en flashes rapides trahit la route derrière les arbres. Encore un changement, un parc apparaît, on aperçoit des lanceurs de frisbee, et c'est le pont de Changé qui s'annonce. L'église du village passe la tête par-dessus les branches. Autour d'elle, quelques nuages blancs s'accrochent au ciel bleu, comme des post-it sur un écran d'ordinateur.

Je continue. J'ai l'impression que je ne peux plus faire que ça, continuer. La rivière me suit fidèlement, j'avance. Elle aussi se cache parfois derrière les arbres. Le sentier recherche l'ombre, ma tête aussi, mais droit devant, le soleil tombe en pluie. L'autre rive se fait vallonnée, des saules pleureurs hésitent entre se pendre au ciel ou se jeter à la flotte. Finalement ils restent là, au bord du gouffre, indécis, comme vous et moi. À ma droite, côté terre, des vaches broutent une herbe jaune et sèche. À gauche, de l'autre côté, des rochers émergent de la verdure comme un os d'une fracture ouverte. J'arrive à l'écluse de Belle-Poule, avec son moulin à blé dévoré par le lierre. Je continue.
Un peu plus loin s'avance le château du Ricoudet, carré, un air d'hôtel quatre étoiles, construit en 1864 par le comte d'Elva, déjà propriétaire du château de Changé. Je passe encore sous un pont. Une nouvelle étape. Est-ce que je continue ? Allez, je continue. Quand je regarde droit devant, j'ai l'impression qu'on s'enfonce, moi et la rivière, dans une immense forêt. En fait, derrière les arbres, la sauvagerie a été domestiquée. Tous les reliefs, bosses et accidents du terrain, ont l'air d'avoir été étudiés de près : c'est un golf. Des quadragénaires en bermuda poussent leurs caddies remplis de clubs. Et toujours des sonnettes de vélo pour me prévenir : je me range sur le côté. Des familles toujours, le père, la mère et les enfants. Parfois, de jolies jeunes filles en shorts microscopiques, leurs cuisses longues et brunes s'activant sur le pédalier.

Un vieux chaland rouillé est amarré sur la Mayenne. Son nom : Florence. Encore une invitation au voyage ? Ou un rappel mesquin des voyages ratés ? Quand l'horizon s'élargit, la rivière prend de nouveaux aspect. Elle n'est pas la même, entourée d'arbres en fleurs, ou cernée de champs aux courbes douces. Ses méandres ne sont pas les mêmes. Elle semble moins sauvage, plus calme.

J'arrive à l'écluse de Boisseau, dernière "étape" avant Saint-Jean-sur-Mayenne. Je ne vais pas m'arrêter en si bon chemin ! Je poursuis ma route. Très vite, je vois le pont de Saint-Jean. Cette fois, j'y suis. Mais le sentier continue, je pourrais continuer...

Voilà presque deux heures que je marche, et il va bien falloir que je rebrousse chemin : ça fera quatre heures en tout. Le soleil de cinq heures du soir, intense, fait scintiller la rivière. Allez, je rentre. Je reviens sur mes pas en suivant toujours la Mayenne dans sa robe à paillettes. Mes pieds vont commencer à me faire mal - c'est ça qui est bon. Je ne pense à rien en marchant, ou je pense à tout. Mes réflexions vont et viennent au fil de mes pas, sans s'accrocher, sans insister. Et plus je marche, plus j'ai envie d'écrire. Ecrire sur ce vide, sur rien : les promenades d'un rêveur solitaire...

lundi 19 juillet 2010

Propagande 3 - Le Magazine des Livres n° 25



Le Magazine des Livres de l'été vient de sortir. Après le numéro précédent, pour lequel j'avais rédigé une étude sur les journaux intimes d'écrivains et inauguré un feuilleton, "Voyage dans une bibliothèque", avec un article sur Jean-Pierre Martinet déjà publié ici, je le poursuis dans cette dernière livraison avec un texte inédit sur Enrique Vila-Matas.

samedi 10 juillet 2010

Des journaux de moins en moins intimes

[Ce texte, publié une première fois dans le Journal de la Culture en septembre 2004, dans une version sensiblement différente, a été revu, corrigé et réactualisé pour le numéro 24 du Magazine des Livres, paru en mai/juin 2010.]

Du jour où le diariste s'est mis à songer, au cours même de leur rédaction, à la postérité possible de ses carnets intimes, le journal est devenu problème, ou tout du moins sujet de débat. « Il faut écrire pour soi, affirmait Ionesco, c'est ainsi que l'on peut arriver aux autres(1). » Mais dans le cadre d'un journal, si l'on présage déjà de ses lecteurs futurs, écrit-on encore pour soi ? La perspective d'être lu, le regard des autres, ne viennent-ils pas altérer la sincérité, dévier la spontanéité ? La part de l'intime ne se réduit-elle pas comme peau de chagrin à mesure que la date de publication du journal se rapproche de l’époque de sa rédaction ?


Loin de nous la prétention de répondre à ces questions, puisque ces questions sont exactement l'enjeu du journal et de son auteur. Si l’on tient un journal, et un journal intime, il semble naturel d’y écrire toute la vérité, d’y exposer les mouvements de sa pensée et les petits faits du quotidien sans censure ni tabou. Le diariste se doit de rechercher sans cesse l'honnêteté absolue : son défi, c'est de traquer sans répit la part la plus profonde de son intimité, quand bien même son journal serait lu en temps réel. Mais la vérité est la planète la plus éloignée du système solaire : on aura beau s'en approcher avec la meilleure volonté qui soit, on en sera toujours à des milliers d'années-lumière. L'humilité du diariste, c'est de s'en contenter. Il existe des journaux d’écrivains de toute sorte : certains auteurs vont très loin dans l’analyse de leur moi intime, d’autres savent rendre à la perfection les mouvements de leur époque, certains n’épargnent personne, ni leurs proches ni eux-mêmes… Chacun de ces diaristes se forge sa propre idée de ce que doit être son journal : laboratoire d’écriture, épanchement quotidien, miroir d’une âme – chacun se forge sa propre idée de la « vérité » du journal intime.


Paul Léautaud considérait que c'était par la spontanéité de l'écriture, le premier jet sans correction ni refonte, qu'il touchait à cet idéal du Vrai. « Quand donc pourrai-je oublier la "rhétorique" et ne plus faire, malgré moi, des phrases ?(2)» Le Journal intime de Marc-Édouard Nabe, au contraire, est d'un style très appliqué, chaque entrée pouvant presque se lire comme une nouvelle, une critique littéraire ou artistique... Chacun a sa propre conception du journal intime, et chacun pense que c'est la bonne. Et à chaque fois, c'est sans doute la bonne : ce genre littéraire est beaucoup moins figé qu'on ne le croit.


Jusqu'à la fin du XIXe siècle, les journaux que l'on pouvait trouver dans les librairies étaient ceux des grands explorateurs, où à l'intime était préférée la subjectivité du regard, l'étude et la compréhension des coutumes indigènes, de la géographie des lieux, etc. Il s'agissait d'instruire le lecteur, pas de lui parler de soi. Et, dans les vingt dernières années du XIXe, les choses se précisent. En 1883, Barbey d'Aurevilly publie ses Memoranda et Fanny Mercier un choix de pages extraites du Journal d'Amiel, mort deux ans auparavant, et dont elle est la légataire. Là encore, la vie privée est laissée de côté au profit de la description d'une pensée en mouvement.


L’intime sur la voie publique


Il faut en effet attendre 1887 et la publication du Journal de Marie Bashkirtseff et de celui des frères Goncourt pour que l'intime sorte sur la place publique en défonçant toutes les portes. « Non seulement je dis tout le temps ce que je pense, mais je n'ai jamais songé un seul instant à dissimuler ce qui pourrait me paraître ridicule ou désavantageux pour moi. Du reste, je me crois trop admirable pour me censurer. Vous pouvez donc être certains, charitables lecteurs, que je m'étale dans ces pages tout entière(3)», clame Marie Bashkirtseff dans sa préface. Et Edmond de Goncourt, dans la sienne, annonce en écho : « Dans cette autobiographie, au jour le jour, entrent en scène les gens que les hasards de la vie ont jetés sur le chemin de notre existence. Nous les avons portraiturés, ces hommes, ces femmes, dans leurs ressemblances du jour et de l’heure, les reprenant au cours de notre journal, les remontrant plus tard sous des aspects différents, et, selon qu'ils changeaient et se modifiaient, désirant ne point imiter les faiseurs de mémoires qui présentent leurs figures historiques, peintes en bloc ou d’une seule pièce, ou peintes avec des couleurs refroidies par l'éloignement et l'enfoncement de la rencontre, – ambitieux, en un mot, de représenter l'ondoyante humanité dans sa vérité momentanée(4). »


D’entrée de jeu, les Goncourt posent de nouvelles règles au journal : il ne s’agit plus tant de parler de soi que de faire entrer les proches, les amis, toutes les relations sociales à l’intérieur de cette écriture. Publié d’abord du vivant des frères, dans une version censurée, puis longtemps après leur mort, en 1956, dans son intégralité, le journal se fait « mémoires de la vie littéraire », On y évoque les artistes du temps, les salons, les querelles, la réception critique des ouvrages, les fours et les succès… Pour la première fois, la publication d’un journal, parce qu’elle a lieu du vivant de ses auteurs, provoque des modifications dans le comportement des artistes du temps, conscients qu’à trop fréquenter Edmond et Jules de Goncourt, ils s’exposent à apparaître sous leur plume… Le philosophe Taine écrit ainsi à Edmond, le 12 mars 1887 : « Laissez-moi vous prier d’omettre dans votre prochain volume tout ce qui peut me concerner. Quand je causais avec vous et devant vous, c’était Sub Rosa, comme disait notre pauvre Ste Beuve, en tout petit comité, portes closes ; aucune de ces paroles exagérées, improvisées n’étaient dites pour la publicité(5). »


Les « potins » de la vie littéraire et mondaine ne finiront plus de trouver leurs lecteurs. Publié une première fois en 1985, le Journal que l'Abbé Mugnier a tenu de 1879 à 1939 est un beau compromis entre l'observation ethnographique et l'exploration intime. Durant soixante ans, les pavés germanopratins ont résonné du claquement caractéristique des gros souliers carrés à peine dissimulés par la soutane élimée de ce curé de campagne qui avait les qualités les moins adaptées pour réussir dans un tel univers : la modestie, la sensibilité – et la fraîcheur d'âme. Mais il admirait cette société et aimait plus encore la littérature. Les grands écrivains français, de Huysmans à Mauriac, en passant par Claudel, Proust ou Anatole France, se retrouvent dans son journal, véritable roman des mœurs littéraires et politiques de l'époque, comédie humaine décrite dans toute sa crudité. La publication posthume permet d’évacuer les questions de respect de la vie privée, et les pages du Journal de l’abbé Mugnier regorgent d’anecdotes qui n’auraient jamais pu être publiées du vivant des personnes mentionnées : « Hier soir Huysmans m’a raconté "la luxure porcine" de Guy de Maupassant. Un jour, dans un dîner de 14 personnes (Huysmans en était), Maupassant se vanta de lasser une femme. On se rendit (les 14) rue Feydeau et devant tous, Maupassant se mit à poil et fit cinq fois la chose avec une femme. Flaubert était là qui surveillait et s’amusait beaucoup de tout cela. Les audaces lubriques de Maupassant charmaient Flaubert qui disait : "Ça me rafraîchit."(6)»


Des éditions épurées

Évidemment ces publications, notamment celle du Journal de Marie Bashkirtseff qui n'était plus là pour défendre ses écrits, étaient abrégées, tronquées, voire réécrites dans le sens du bon goût et de la bienséance. Il était hors de question que la jeune artiste issue de l'aristocratie russe et morte tuberculeuse à vingt-quatre ans puisse être considérée autrement que comme une nouvelle « dame aux Camélias », un peu excentrique, mais tellement romantique (au sens étymologique et moderne du terme !) : un modèle à suivre pour les filles de bonnes familles. Hors de question, donc, de parler d'autre chose que d'une amourette d'enfant pour le duc de Hamilton : silence radio sur ses histoires, pourtant un peu plus réelles, avec Émile d'Audiffret ou Paul de Cassagnac, ou encore sur son désir soigneusement consigné dans l'un des 105 cahiers qui composent son journal manuscrit de « toucher l'homme ». Silence radio sur la collaboration de Marie à la revue socialiste et féministe La Citoyenne. Silence radio, évidemment, sur les portraits pas toujours très tendres des membres de sa famille. Marie Bashkirtseff a donc réussi le double exploit de publier à la fois le premier journal intime autoproclamé... et, bien malgré elle, la première tentative d'adaptation d'un journal intime à la littérature pour demoiselles…


Lorsque les diaristes n’allègent pas eux-mêmes leurs écrits intimes avant leur publication en volume, par précaution, pour éviter les ennuis ou parce qu’ils veulent n’en conserver que ce qui leur semble important (les mouvements de leur pensée, leurs réflexions sur les arts, plutôt que leurs problèmes de chaudière ou leurs déboires sentimentaux, par exemple), on peut généralement compter sur leurs ayants droits, à l’occasion des premières publications posthumes, pour caviarder le texte comme bon leur semble, afin de ne pas ternir l’image de leur cher disparu… On sait que la veuve de Jules Renard a supprimé près de la moitié de son Journal avant sa publication. Ce Journal est inauguré en 1887, l’année même où Edmond de Goncourt publie le premier volume de ses Mémoires de la vie littéraire. Mais Jules Renard, qui tenait ce journal sans envisager sa publication, aurait sans doute de lui-même apporté des changements à son manuscrit si l’occasion s’était présentée d’une parution en volume. « Résumer mes notes années après années, écrit-il en 1906. Dire : "J’aimais, je lisais ceci, je croyais cela." Au fond, pas de progrès.(7)» Le journal intime étant le lieu de l’expérimentation, de l’ébauche, de la note rapide, rédigée dans le confort du secret, il est naturel qu’au moment d’une publication définitive en volume, le diariste soit pris de scrupules et s’attache à rendre son texte « présentable », en y ajoutant des corrections, en y coupant ce qui lui paraît négligeable ou redondant… voire en le réécrivant totalement !

Matthieu Galey, en apprenant le 29 février 1984 qu’il est atteint d’une sclérose latérale amyotrophique qui ne lui laisse que quelques années à vivre (il mourra deux ans plus tard), décide de reprendre entièrement le journal qu’il tient en secret depuis son adolescence pour en préparer une édition posthume. Parcourant ces cahiers avec vingt-cinq ou trente ans de recul, il taille dans la masse. « La figure que j’y fais ne me plaît guère, sot, vaniteux, frivole, coureur, snob, méprisant – et Dieu sait si j’élimine des pages et des pages sans intérêt, des coucheries oubliées, des considérations philosophiques ou des flambées sentimentales d’une banalité abyssale ! (…)(8)» Après la mort de Matthieu Galey, ce seront au tour de sa famille, notamment son père et sa sœur, puis de ses éditeurs, de reprendre le manuscrit et d’en supprimer certains passages afin de ménager les susceptibilités. Si le journal intime est le lieu du « premier jet », d’une écriture qui ne se soucie pas de plaire, ou qui ne devrait pas s’en soucier, puisqu’elle ne s’adresse à aucun lecteur, sa publication a d’abord été vouée aux modifications, aux améliorations – finalement, le fantasme d’un journal intime publié in extenso, dans sa vérité première, est très récent, et assumé par des écrivains comme Gabriel Matzneff, Marc-Édouard Nabe ou Renaud Camus…

Et ce souci d’exhaustivité, ce désir de ne pas faire de choix mais de publier intégralement les écrits intimes de certains auteurs nous valent aujourd’hui de voir apparaître au grand jour des œuvres aussi poignantes que le Journal de Mireille Havet, jeune poète amie d’Apollinaire et de Cocteau, qui a brûlé sa vie dans la drogue et l’amour des femmes, morte à 33 ans après avoir publié un conte, quelques poèmes et un court roman assez oubliable. La parution de ce témoignage monstrueux de vérité, de ce journal-fleuve qui décrit au quotidien une infernale course vers la mort, est sans conteste le chef d’œuvre inconnu (plus maintenant) de Mireille Havet. Dans le secret de ces pages, la « petite poyétesse » d’Apollinaire, qui avait joué la Mort dans l’Orphée de Cocteau, pouvait se livrer toute entière, sans fard, n’épargnant personne et surtout pas elle. « Ce cahier n’ayant d’autre but, écrit caché comme il l’est, que de m’instruire moi-même plus tard par une sorte de schéma rétrospectif de ma vie… devenu rétrospectif, mais pris alors sur le vif, aucune raison de vantardise humaine ne pourrait m’y faire mentir et noter des pensées et des symptômes excessifs, imaginaires consciemment, ou qu’il est impossible psychologiquement à ma nature de ressentir(9)», écrit-elle en 1926. Avait-elle deviné que c’était cette âme consumée vivante, crachée sur ces cahiers, qui lui vaudrait un jour d’être « redécouverte » ?

Et Cesare Pavese pensait-il à une publication posthume en tenant son incontournable journal, qui ne sera retrouvé qu'après sa mort, survenue le 27 août 1950 ? L'homme est désespéré. Pour lui, vivre est un métier. Très entouré dans la journée, ses nuits sont de véritables calvaires : « Je passais la soirée assis devant ma glace pour me tenir compagnie... » Entre notes de lecture et aphorismes, le romancier turinois revient sans cesse sur sa solitude, ses angoisses, son obsession du suicide et de la mort, qui, finalement, sont devenus une façon de vivre. Ainsi, en 1936, déjà : « Et je sais que je suis pour toujours condamné à penser au suicide devant n'importe quel ennui ou douteur(10). » La question est entêtante. À un point tel qu'il fait à peine allusion au fascisme, à la guerre, à la résistance. Aucun détail sur sa vie quotidienne. Des idées, des réflexions, une leçon de vie fulgurante. Quelques jours avant de passer à l'acte, il conclut son Journal de façon définitive : « Pas de parole. Un geste. Je n'écrirai plus. »


Le journal-feuilleton

« Au seul point de vue de l'histoire des Lettres françaises, il n'est pas inutile qu'on sache de quelle manière la génération des vaincus de 1870 a pu traiter un Écrivain fier qui ne voulait pas se prostituer(11). » Voilà le cri de guerre de Léon Bloy en préface au Mendiant ingrat (le cri est poussé en 1895, l'ouvrage paraîtra trois ans plus tard). Le premier volume des écrits intimes de l'auteur catholique inaugure une série de huit livres scandaleux, dont le dernier sera publié posthume en 1920. Le journal intime devient feuilleton, et il devient surtout une arme. Le diariste juge ses contemporains, les glorifie ou les couvre d'immondices pour la postérité. Mais Bloy n'édite pas l'intégralité de son journal : il n'en conserve que l'essentiel, réduisant parfois le compte rendu d'une rencontre à une simple formule, nommant certaines personnes et masquant l'identité des autres. Entre la rédaction du journal et sa publication, il y a encore une longue phase de réécriture et de mise en page. Les éditions L’Âge d’Homme ont commencé depuis 1996 la publication intégrale du Journal de Léon Bloy, et il est passionnant de comparer les deux versions, de voir quels passages ont été supprimés, et comment l’auteur est parvenu à ramasser une longue anecdote en une simple remarque cinglante. Et quelle hargne, toujours ! Dans L’Invendable, quatrième volume de son Journal, il écrit en 1906 : « Voici que nous changeons, une fois encore, de gouvernement. Chaque fois que la République ôte sa chemise, c’est pour en mettre une plus merdeuse. Le maître, cette fois, le dictateur, c’est Clémenceau, environné de ses domestiques, parmi lesquels Briand le souteneur et la fille Picquart. À quelle curée vont se livrer encore ces chiens ?(12)»


Les Goncourt, et Léon Bloy à leur suite, ont créé un genre en publiant leur Journal. Qu’il s’agisse d’une peinture de la vie littéraire, du témoignage d’une époque, la parution du premier volume inaugure une série, un feuilleton dont les épisodes suivants, maintenant qu’il est de notoriété que ce journal existe, et qu’il est voué à être rendu public, sont attendus avec intérêt, mais aussi avec terreur par le monde des lettres, qui s’y voit généralement pris pour cible.


Léautaud se fera le maître des « potins » de la vie littéraire parisienne. Son Journal littéraire, pourtant, s’attache aussi aux petites choses du quotidien, aux animaux abandonnés que l’auteur ramasse dans les rues et rapporte dans sa maison de Fontenay-aux-Roses, à ses conquêtes féminines – mais c’est dans la critique grinçante des mœurs des gens de lettres qu’il se montre à son meilleur. Il faut croire que les éditeurs aiment ce genre de châtiment, puisque les cinq volumes du Journal posthume de Jacques Brenner ont été publiés récemment chez Pauvert, et que celui-ci y démonte sans vergogne la « cuisine » des prix littéraires…


Le journal publié en feuilleton, sans devenir tout à fait une tendance, finit par faire quelques émules : on peut songer au Temps immobile de Claude Mauriac, au Journal de Julien Green, à celui de Charles Juliet, et bien sûr à ceux de Gabriel Matzneff, de Marc-Édouard Nabe et de Renaud Camus.


Bien qu'intime, le journal s'affiche donc : les proches du diariste, ses éditeurs, ses confrères, les artistes de son temps, tous connaissent l'existence de ce journal et sa publication à plus ou moins long terme. Cette connaissance peut aller jusqu'à modifier les comportements de ces individus qui se résignent, de plus ou moins bonne grâce, à devenir des personnages. « Cela va peut-être amener bien des gens à se méfier de moi dans leurs propos ou leurs potins »(13), s'inquiète Léautaud dès 1922, alors qu'il n'a encore publié qu'un extrait de son Journal littéraire, consacré à la mort de Charles-Louis Philippe, dans le Mercure de France. D'autres « personnages », au contraire, savent utiliser le journal intime de leur ami comme une tribune : « Les communistes sont des dégonflés sionarts, me dit Besson, tu peux l’écrire dans ton Journal !(14)»


Figer le temps


Les écrivains ne font pas seulement de leurs carnets leurs confidents, mais un miroir sans indulgence où se reflètent leurs doutes et leurs réussites, un instantané au quotidien qu'ils pourront retrouver, avec plus ou moins de bonheur, des années après. « Parfois je me dis que le journal c'est mon Portrait de Dorian Gray », avait déclaré Nabe lors d'un entretien radiophonique en 1994... Ils en font aussi le laboratoire de leur propre écriture, le lieu d'une réflexion constante, et constamment renouvelée, sur soi, mais également sur l'art, sur la littérature et la place d'un écrivain dans la société... Pour Gide, cet exercice journalier est souvent difficile, et il se force, par volonté d’écrire, de noter les faits les plus banals, les événements les moins significatifs. Et parfois, ce qui mériterait d'être consigné est tout simplement passé sous silence. Ainsi, le 11 février 1912 : « Samedi, minuit. Je m’y prends trop tard, ce premier jour où précisément j'aurais à écrire autre chose enfin que des plaintes(15). »

Le diariste s'empare de son journal, mais parfois le journal s'empare du diariste et le dévore. C'est le cas on ne peut plus célèbre d'Amiel, dont le Journal intime monumental est la seule œuvre véritable (mais quelle œuvre !). « Un fils, un livre et un beau cours improvisé, ç'aurait été mes seuls désirs », écrit-il le 9 janvier 1861. Son fils, son livre, son cours improvisé jour après jour existeront bien, après sa mort, dans les 16 840 pages noircies tout au long de sa vie, dont les éditions l'Âge d'Homme ont publié l'intégralité. Le diariste en vient toujours, à un moment ou à un autre, à ne plus avoir de matière sur laquelle écrire. Le temps même de la rédaction de son journal empiète sur sa vie, sa graphomanie réduit irrésistiblement le temps à consacrer à l'étude, au travail, à l'amour, au repos. Plus la journée a été remplie et plus son compte rendu rigoureux lui demandera d'efforts, et la journée du lendemain n'en sera que plus vide ... Henri-Frédéric Amiel ne dissèque pas seulement la journée qu'il va vivre : il se projette des mois, voire des années en avant. Chaque choix l'oblige à peser longuement le pour et le contre dans ses cahiers : dois-je quitter Genève ? Dois-je accepter ce poste de professeur ? Dois-je me marier ? Il dresse de longues listes d'épouses potentielles, recense leurs défauts et leurs qualités – et finalement, n'en épouse aucune. Il fait des projets de livres ou d'études, et finalement ne les écrit pas. Comme s'il se contentait d'avoir « vécu » virtuellement les choses dans ses cahiers et n'avait plus ensuite suffisamment de force ou de courage pour les vivre réellement. « Ce journal est un exutoire ; ma virilité s'évapore en sueur d'encre. Il m'a souvent dispensé d'ami et de femme, en un mot du prochain ; il me délivre encore de mon Moi actif. Tout mon être se résout en contemplation, en réflexion. Ce qui pour d'autres se condense et se concrète en oeuvres et en actes, ce qui devient ailleurs livre, famille, capital, gloire, vertu, se distille ici en phrases vaines, en sentences creuses, en formules stériles. J'ai quelquefois pensé que la rédaction de ces pages, était un remplaçant de la vie, était une variété de l'onanisme, une ruse de l'égoïsme couard, une manière d'échapper au devoir, de tromper la société et la Providence(16). »


Mais Amiel n'est pas le seul exemple de diariste englouti sous la masse de son Journal : Jehan Rictus, l'auteur des Soliloques du pauvre, a fini également par ne plus pouvoir écrire autre chose que le résumé quotidien de sa propre vie. Marc-Édouard Nabe ne s'en cachait pas : « Le Journal me bouffe. Je veux arrêter avant de me voir vivre moins de choses pour ne pas avoir à les écrire(17). » C'est ainsi qu'après avoir publié près de quatre mille pages de Journal intime qui n'embrassaient qu'une période de huit ans, il s'est résolu à brûler les dix dernières années de ses cahiers qui n'avaient pas encore été livrées au public... et même cet autodafé n'a pu se faire sans donner naissance à un monstre : un roman magnifique de huit cents pages, Alain Zannini, paru en 2002. La fumée du brasier génère encore de l'écrit.

Raccourcir le temps


Le journal intime entretient des rapports très particuliers avec le temps. Plusieurs temporalités sont en jeu dans cette discipline : celle des événements eux-mêmes, tels qu'ils sont en train de se produire ; celle de la narration de ces événements qui a lieu en général le soir même ou le lendemain matin (et plus le temps de la narration est éloigné du moment des faits, plus s'accroît le risque d'omissions ou d'erreurs) ; enfin, celle de la publication du journal en volume. Pour garantir l'intimité des écrits, les premiers journaux étaient publiés posthume, ou leur publication en plusieurs tomes débutait alors que leur auteur était âgé : c'est le cas d'Edmond de Goncourt ou de Léautaud. On pense aussi à Paul Morand dont le Journal inutile a été publié, à sa demande, vingt-cinq ans après sa mort, manière délicate de protéger la tranquillité des personnes citées en même temps que la sienne. Léon Bloy publiait le sien de son vivant, avec un écart qui pouvait varier de un à quatre ans entre le moment de la rédaction et celui de la publication. Il y avait déjà, de la part de Bloy, le désir de coller au plus près à l'époque des faits, de laisser le moins de temps possible s'incruster entre l'instant où les choses se sont passées et ont été relatées, et l'instant où elles seront lues. Une exigence qui l'obligeait à extraire de son journal ce qui aurait gonflé chaque volume démesurément, ainsi que les noms de certaines personnes – le plus souvent parce qu'ils n'auraient rien évoqué au lecteur, tandis que les artistes de l'époque, de Tailhade à Zola, en passant par Huysmans ou Henry de Groux, sont parfaitement identifiables. Œuvre incomplète, certes, mais qui n'en reste pas moins d'un courage extrême, d'une force bouleversante, où la haine, le rire et la douleur éclatent à chaque page.


Le journal publié anthume, en feuilleton, invite ses auteurs à s’interroger sur sa réception. Chacun doit, d'une manière ou d'une autre, résoudre le problème du décalage temporel entre le moment de la rédaction et le moment de la publication, en tenant compte des contraintes éditoriales et surtout des susceptibilités des personnes citées. Gabriel Matzneff rendait publique sa vie privée avec, en moyenne, une vingtaine d'années de retard (ou doit-on dire de sursis ?). L’année dernière, pourtant, il a publié le dernier volume de ses Carnets noirs : ceux de la période 2007-2008(18).

Renaud Camus, quant à lui, essaie comme Léon Bloy de ne pas laisser s'écouler trop d’années entre les faits et la parution du journal qui les relate. Un tel choix ne va évidemment pas sans risque : inutile de rappeler la ridicule polémique qui a suivi la publication de La Campagne de France il y a dix ans... Marc-Édouard Nabe, lui, veillait à ce qu'une dizaine d'années se soit écoulée avant que ne paraissent ses journaux : « le temps d'une prescription » ! La précaution, qui n'allait pas d'ailleurs sans quelque goût de la provocation, était judicieuse, Nabe prenant un malin plaisir à nommer précisément chaque individu dont il parlait, et à les joindre à un index monumental qui tenait à la fois de la liste des opposants au régime nabien et du bottin mondain...


À un journaliste qui lui demandait en 1994 s'il comptait « rattraper le retard », diminuer le décalage qui séparait le dernier jour écrit de la publication en volume, Nabe avait répondu : « C'est une sorte de fantasme. D'ailleurs ce n'est pas moi qui l’ai, d'autres personnes l'ont pour moi, mais je ne pense pas... À moins de publier son journal intime dans un journal quotidien, ce qui serait, pourquoi pas, une expérience intéressante pendant un temps, et qui permettrait d'ailleurs décrire sur ça dans un temps futur. »


Le journal en temps réel


Avec Internet, ce « fantasme » est aujourd'hui devenu réalité, grâce aux journaux intimes et autres blogs, sur lesquels écrivains en herbe ou auteurs confirmés livrent, au jour le jour, en temps réel, leurs réflexions personnelles. La masse de ces écrits est si monumentale qu'un tri est à faire, évidemment, pour séparer le bon grain de l'ivraie. Philippe Lejeune avait déjà évoqué le phénomène il y a quelques années dans un ouvrage intitulé Cher écran...

Les écrivains bénéficiant d’un éditeur sont toutefois plus réticents à user de la nouvelle technologie pour écrire leurs journaux, préférant encore la bonne vieille publication en volume… C’est le cas, pourtant, de Jérôme Attal, chanteur qui est parvenu à se faire connaître en tant qu’écrivain grâce à son journal publié sur le Net (comme certains musiciens se font connaître grâce à Myspace ou Youtube…). C’est le cas aussi de Xavier Houssin, ou encore de Hubert Nyssen, écrivain quadragénaire qui depuis quelques années diffuse son journal sur Internet avant de le publier ensuite en volumes. On peut évoquer également Éric Chevillard et son blog, « L’autofictif », où à raison de trois paragraphes par jour, il décortique le quotidien sous forme d’aphorismes cocasses : « Sa vie l’ennuie. Il en tient pourtant la chronique scrupuleuse dans son journal en se disant que peut-être elle l’intéressera davantage plus tard, à la relecture », ou encore : « Elle me tourna le dos pour composer son code à l’abri de mon regard indiscret, lequel donc se reporta sur ses fesses. » Mais comme le titre l’annonce, on n’est plus tout à fait dans le domaine du journal intime, plutôt dans celui de l’autofiction, où l’auteur transpose son quotidien sans souci d’exactitude ni d’authenticité.


On voit que la question de l'intime, de l'honnêteté du diariste devant ses cahiers ou son écran, est née avec le genre et n’a plus cessé de se poser depuis. Internet ne fait que la renouveler : comment parler de soi et de ses proches, du monde qui nous entoure, et livrer aux regards le soir même le résultat de ses tergiversations ? Plus de période de prescription : le journal intime se tient désormais en direct, au beau milieu d'une place publique. Voilà réalisé le rêve de nombreux diaristes, avec ce que cela comporte de jeu : utilisation de pseudonymes, omission de certains détails comme le lieu de l'action ou la biographie trop évidente, trop transparente, de l'auteur...


Internet est parvenu à rendre possible la publication immédiate du journal intime. Dès lors, l’éternelle question revient comme un boomerang : que lui reste-t-il d’intime ? L’adjectif est devenu trompeur, puisque le diariste, derrière son écran, arrange son style et n’oublie pas qu’il est entouré de lecteurs. Son intimité, il s’agit de la montrer en costume cravate, certainement pas ébouriffée et en charentaises… Pour qu’un journal intime le soit réellement, encore faudrait-il que l’auteur n’ait jamais songé que ses carnets seraient un jour publiés. L’intimité ne va jamais de fait dans un journal, dès lors que son auteur en projette une publication à plus ou moins long terme – l’intimité est un but, celui vers lequel le diariste doit tendre, en cherchant à se montrer le plus honnête possible, avec lui-même et avec son lecteur. On ment toujours au lecteur, comme on se ment à soi-même. On arrange les choses. L’intimité est un travail : on ne la touche jamais vraiment, mais on tourne autour en essayant de l’atteindre. Il y a ceux qui s’en approchent au point de se brûler, et ceux qui recomposent leur texte pour apparaître sous un jour meilleur… Le lecteur de journaux « intimes » doit se contenter de ça, et saluer les efforts de vérité du diariste.



(1) Eugène Ionesco, Notes et contre-notes, Gallimard, 1966.

(2) Paul Léautaud, Journal littéraire, tome 1, Mercure de France, 1986. 22 mars 1901.

(3) Marie Bashkirtseff, Journal 1877-1879, L’Âge d’Homme, 1999.

(4) Edmond et Jules de Goncourt, Journal. Mémoire de la vie littéraire, tome I, Robert-Laffont.

(5) Cité dans Les journaux de la vie littéraire, sous la dir. de Pierre-Jean Dufief, Presses universitaires de Rennes, 2009.

(6) Journal de l’abbé Mugnier, 1879-1939, Mercure de France, 1985. 20 novembre 1896.

(7) Jules Renard, Journal, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965. 13 mars 1906.

(8) Matthieu Galey, Journal 1974-1986, Grasset, 1989. 27 août 1985.

(9) Mireille Havet, Journal 1924-1927. « C’était l’enfer et ses flammes et ses entailles », Claire Paulhan, 2008. 27 septembre 1926.

(10) Cesare Pavese, Le Métier de vivre, Gallimard, 1958. 10 avril 1936.

(11) Léon Bloy, Journal I, 1892-1907. Robert Laffont, collection « Bouquins », 1999.

(12) Id., 23 octobre 1906.

(13) Paul Léautaud, op. cit., 22 juillet 1922.

(14) Marc-Édouard Nabe, Kamikaze, Journal intime IV, Éditions du Rocher, 7 août 1990.

(15) André Gide, Journal 1887-1925, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1996.

(16) Henri-Frédéric Amiel, Journal intime, tome III, L’Âge d’Homme, 1979. 13 juillet 1860.

(17) Marc-Édouard Nabe, op. cit., 23 mai 1988.

(18) Gabriel Matzneff, Carnets noirs 2007-2008, Léo Scheer, 2009.