"Je n'écris pas seulement de la main,
Mon pied lui aussi veut toujours faire le scribe.
Ferme, libre et vaillant, il se met à courir
Tantôt à travers champ, tantôt sur le papier."
Nietzsche, Le Gai Savoir.
Mon pied lui aussi veut toujours faire le scribe.
Ferme, libre et vaillant, il se met à courir
Tantôt à travers champ, tantôt sur le papier."
Nietzsche, Le Gai Savoir.
Comme tous ceux qui ne sortent jamais de chez eux, j'aime les voyages. J'écris ça comme pour m'en convaincre. Mais comme tous ceux qui ne sortent jamais de chez eux, je ne peux m'empêcher de penser que les voyages, ce n'est pas pour moi. Qu'au mieux, je ne peux que les rêver devant mon écran de télé, me contentant des explorations d'un autre, filmées par un autre, avec toutes les frustrations que cela suppose (et ce sentier perdu de la province du Ratanakiri, pourquoi le cadreur ne l'a-t-il pas emprunté ? Pourquoi s'en est-il détourné au bout de trois pas ?). Les rêver dans les livres, aussi, bien sûr : j'en ai fait des kilomètres dans les Cévennes, avec Stevenson et son âne ! Et il ne m'a pas fallu quatre-vingt jours pour lire le périple de Phileas Fogg ! Et la Loire, et la Garonne, je les ai suivies dans leurs méandres avec Henri Calet... Je ne sais pas si c'est l'âge, ou plutôt la conscience que mon dernier véritable voyage remonte à une éternité et que le prochain ne s'annonce pas pour tout de suite, mais j'en suis arrivé à suivre les étapes du Tour de France simplement pour jouir du paysage. Les "duels" entre Alberto Contador et Andy Schleck qui semblent passionner les commentateurs ne me font ni chaud ni froid, mais je parviens même à supporter l'exécrable voix asphyxiée de Laurent Fignon s'il m'est permis d'apercevoir la belle cathédrale romane d'Oloron-Sainte-Marie (Pyrénées Atlantiques) ou les sommets du Tourmalet emmitouflés sous les nuages... Je file un mauvais coton.
Pourtant, il me semble que j'ai l'âme d'un voyageur. Pas d'un grand voyageur, le genre qui abandonne tout derrière lui pour s'évader durant des mois, non - un petit voyageur modeste, qui aime voir un peu de quoi le monde a l'air, mais qui apprécie tout autant de rentrer chez lui et de retrouver ses habitudes, de poser ses bagages un peu plus riche de sensations et d'émotions qu'il l'était en partant.
Mais comment partir quand on n'a pas le permis de conduire, qu'on ne possède pas de vélo, qu'on n'est pas particulièrement débrouillard et que l'idée même de demander l'heure à un inconnu nous intimide ? Ne parlons même pas de lui demander le gîte et le couvert... J'en suis réduit à m'imaginer dans la peau d'un voyageur sans quitter mon appartement. J'ai l'habitude de ces petites impostures : je m'imagine aussi souvent avec une femme, moi qui ne sais pas toucher les femmes... Je joue même à l'écrivain, parfois. Un jour, il faudra bien que j'arrête de rêver ma vie pour la vivre réellement...
Il a fallu que je baisse la tête pour comprendre que mon amaxophobie n'était pas un problème : j'avais des pieds ! C'est le B.A.ba du voyageur : deux pieds, une paire de chaussures, et la route s'ouvre à lui. Il suffit de passer la porte.
Bizarre que ça ne me soit pas venu à l'esprit plus tôt. Il y a pourtant des années que je suis un piéton ! Il est vrai que j'ai marché tard : à vingt mois. Ma grand-mère allait même brûler des cierges à l'église pour que je me lève et marche, comme Lazare... Mais alors, une fois que j'ai compris le mécanisme de placer un pied devant l'autre et de recommencer, je n'ai plus cessé de le mettre en application ! Je n'utilise presque jamais les transports en commun à Laval : il n'y a que la semelle de mes chaussures que j'use. Mes collègues sont toujours surpris d'apprendre que je fais plusieurs fois par jour le trajet pour me rendre au travail à pied. Eux ne pourraient pas, la voiture les a rendus fainéants - c'est ce qu'ils me disent. Oui, j'avais à ma disposition le véhicule idéal pour m'envoyer promener, et je ne m'en rendais même pas compte.
L'aventure commence sitôt franchi le seuil de mon immeuble de la rue Guynemer, à Laval, donc. Pour une fois, je marcherai sans but précis, sans volonté de me rendre au boulot, ni d'aller traîner d'une librairie à l'autre, ni d'entrer dans l'épicerie la plus proche. Mon seul but, pour une fois, ne sera pas une destination quelconque mais le chemin pour y parvenir. Je descends la raide rue de l'Ermitage, celle où je suis né, et qui accouche une nouvelle fois de moi devant le passage pour piétons de la rue du Vieux-Saint-Louis. Tous les passages pour piétons du monde m'appellent : ils me sont destinés ! Depuis un ponton de bois, à l'ombre du viaduc, des ados plongent dans la Mayenne sans se soucier des panneaux "BAIGNADE INTERDITE". Je traverse la passerelle qui longe les arcades majestueuses du viaduc, qui ressemblent aux anneaux d'un serpent de mer gigantesque et docile.
Pourquoi éviterai-je les sentiers battus, puisque je ne cherche qu'à marcher ? Le chemin de halage est une institution à Laval, au même titre que l'entreprise Lactalis, le Musée du Vieux-Château et le quart d'heure mayennais (qui consiste à arriver à tout rendez-vous avec au moins un quart d'heure de retard (de mauvaises langues prétendent que dans bien des domaines, on devrait parler de "quart de siècle" mayennais - mais il faut les ignorer)).
Le chemin de halage, donc. Ici, sur le quai de Bootz, il s'accroche à la rive gauche de la Mayenne, qu'il suit fidèlement sur des kilomètres. La famille d'Alfred Jarry a vécu un moment juste à côté d'ici, au 13 de la rue de Bootz. Lui est né plus loin, sur la rive d'en face, en 1873.
Le long de la rivière, les habitations prennent des airs de châteaux ou de villas, alanguies et ventrues sous le soleil d'été. Des familles en vacances glissent sur l'eau dans des bateaux de plaisance ; on croirait que l'océan va apparaître au prochain tournant.
Mais devant, il n'y a que l'écluse de Bootz. Les écluses jalonnent la Mayenne et sont comme des bornes pour le promeneur, des étapes à franchir. Etapes symboliques, bien sûr, puisque encore une fois, on ne va nulle part... Pas à pas, on s'approche d'elles, on a le temps de les voir arriver, minuscules chutes d'eau coudées avec leur barrage miniature sur la droite... En voiture ou en train, le paysage n'a pas le temps de s'imprimer en vous. À peine voyez-vous un pont se dessiner à l'horizon, vous êtes déjà en train de le franchir, vous l'avez déjà dépassé, le temps de vous retourner, il a déjà été avalé dans un virage. À pied, vous apercevez le pont longtemps à l'avance, enjambant la rivière, il vient à vous tranquillement, parfois des arbres le cachent, et il réapparaît un peu plus proche, encore un peu plus familier. Lorsque vous passez dessous, vous l'avez adopté, il fait partie de vous. Il restera encore un moment derrière vous, s'éloignant peu à peu.
Le pont de Pritz me tourne le dos, il s'enfonce peu à peu dans le vert des arbres. À pied, les noms les plus familiers deviennent des invitations au voyage : Pritz et sa chapelle romane du XIe siècle, L'Huisserie, Entrammes, Ahuillé, Saint-Jean-sur-Mayenne, Saint-Germain-le-Fouilloux... Des noms sans gloire, à quelques kilomètres de Laval, mais qui pour le marcheur deviennent aussi exotiques que Valparaiso, Oulan-Bator ou le Cap Horn : des terres étrangères de proximité.
Le sentier continue, j'y croise des coureurs à pied et des familles à vélo. Un père menace pour rire sa fille qui le suit avec peine : "Si tu continues, je fais des zigzags!" Et la petite, horrifiée : "Oh non, papa, s'te plaît ! PAS DE ZIGZAGS ! PAPAAA !..." Parfois, des cyclistes qui m'avaient dépassé repassent devant moi après avoir fait demi-tour plus loin.
Sur la rive d'en face, le paysage n'est jamais le même. Les villas au bord de l'eau ont disparu, remplacées par une végétation très dense, qui elle aussi s'est faite oublier, laissant la place à des hectares de bocages faisant le dos rond. Puis les arbres à nouveau s'amoncellent, forment un mur, la rivière en devient vert épinard, comme si la couleur avait dégouliné. D'ici, le bois le plus modeste prend des allures de forêt amazonienne. Seuls le bruit de la circulation et les chromes reflétant le soleil en flashes rapides trahit la route derrière les arbres. Encore un changement, un parc apparaît, on aperçoit des lanceurs de frisbee, et c'est le pont de Changé qui s'annonce. L'église du village passe la tête par-dessus les branches. Autour d'elle, quelques nuages blancs s'accrochent au ciel bleu, comme des post-it sur un écran d'ordinateur.
Je continue. J'ai l'impression que je ne peux plus faire que ça, continuer. La rivière me suit fidèlement, j'avance. Elle aussi se cache parfois derrière les arbres. Le sentier recherche l'ombre, ma tête aussi, mais droit devant, le soleil tombe en pluie. L'autre rive se fait vallonnée, des saules pleureurs hésitent entre se pendre au ciel ou se jeter à la flotte. Finalement ils restent là, au bord du gouffre, indécis, comme vous et moi. À ma droite, côté terre, des vaches broutent une herbe jaune et sèche. À gauche, de l'autre côté, des rochers émergent de la verdure comme un os d'une fracture ouverte. J'arrive à l'écluse de Belle-Poule, avec son moulin à blé dévoré par le lierre. Je continue.
Un peu plus loin s'avance le château du Ricoudet, carré, un air d'hôtel quatre étoiles, construit en 1864 par le comte d'Elva, déjà propriétaire du château de Changé. Je passe encore sous un pont. Une nouvelle étape. Est-ce que je continue ? Allez, je continue. Quand je regarde droit devant, j'ai l'impression qu'on s'enfonce, moi et la rivière, dans une immense forêt. En fait, derrière les arbres, la sauvagerie a été domestiquée. Tous les reliefs, bosses et accidents du terrain, ont l'air d'avoir été étudiés de près : c'est un golf. Des quadragénaires en bermuda poussent leurs caddies remplis de clubs. Et toujours des sonnettes de vélo pour me prévenir : je me range sur le côté. Des familles toujours, le père, la mère et les enfants. Parfois, de jolies jeunes filles en shorts microscopiques, leurs cuisses longues et brunes s'activant sur le pédalier.
Un vieux chaland rouillé est amarré sur la Mayenne. Son nom : Florence. Encore une invitation au voyage ? Ou un rappel mesquin des voyages ratés ? Quand l'horizon s'élargit, la rivière prend de nouveaux aspect. Elle n'est pas la même, entourée d'arbres en fleurs, ou cernée de champs aux courbes douces. Ses méandres ne sont pas les mêmes. Elle semble moins sauvage, plus calme.
J'arrive à l'écluse de Boisseau, dernière "étape" avant Saint-Jean-sur-Mayenne. Je ne vais pas m'arrêter en si bon chemin ! Je poursuis ma route. Très vite, je vois le pont de Saint-Jean. Cette fois, j'y suis. Mais le sentier continue, je pourrais continuer...
Voilà presque deux heures que je marche, et il va bien falloir que je rebrousse chemin : ça fera quatre heures en tout. Le soleil de cinq heures du soir, intense, fait scintiller la rivière. Allez, je rentre. Je reviens sur mes pas en suivant toujours la Mayenne dans sa robe à paillettes. Mes pieds vont commencer à me faire mal - c'est ça qui est bon. Je ne pense à rien en marchant, ou je pense à tout. Mes réflexions vont et viennent au fil de mes pas, sans s'accrocher, sans insister. Et plus je marche, plus j'ai envie d'écrire. Ecrire sur ce vide, sur rien : les promenades d'un rêveur solitaire...
Pourtant, il me semble que j'ai l'âme d'un voyageur. Pas d'un grand voyageur, le genre qui abandonne tout derrière lui pour s'évader durant des mois, non - un petit voyageur modeste, qui aime voir un peu de quoi le monde a l'air, mais qui apprécie tout autant de rentrer chez lui et de retrouver ses habitudes, de poser ses bagages un peu plus riche de sensations et d'émotions qu'il l'était en partant.
Mais comment partir quand on n'a pas le permis de conduire, qu'on ne possède pas de vélo, qu'on n'est pas particulièrement débrouillard et que l'idée même de demander l'heure à un inconnu nous intimide ? Ne parlons même pas de lui demander le gîte et le couvert... J'en suis réduit à m'imaginer dans la peau d'un voyageur sans quitter mon appartement. J'ai l'habitude de ces petites impostures : je m'imagine aussi souvent avec une femme, moi qui ne sais pas toucher les femmes... Je joue même à l'écrivain, parfois. Un jour, il faudra bien que j'arrête de rêver ma vie pour la vivre réellement...
Il a fallu que je baisse la tête pour comprendre que mon amaxophobie n'était pas un problème : j'avais des pieds ! C'est le B.A.ba du voyageur : deux pieds, une paire de chaussures, et la route s'ouvre à lui. Il suffit de passer la porte.
Bizarre que ça ne me soit pas venu à l'esprit plus tôt. Il y a pourtant des années que je suis un piéton ! Il est vrai que j'ai marché tard : à vingt mois. Ma grand-mère allait même brûler des cierges à l'église pour que je me lève et marche, comme Lazare... Mais alors, une fois que j'ai compris le mécanisme de placer un pied devant l'autre et de recommencer, je n'ai plus cessé de le mettre en application ! Je n'utilise presque jamais les transports en commun à Laval : il n'y a que la semelle de mes chaussures que j'use. Mes collègues sont toujours surpris d'apprendre que je fais plusieurs fois par jour le trajet pour me rendre au travail à pied. Eux ne pourraient pas, la voiture les a rendus fainéants - c'est ce qu'ils me disent. Oui, j'avais à ma disposition le véhicule idéal pour m'envoyer promener, et je ne m'en rendais même pas compte.
L'aventure commence sitôt franchi le seuil de mon immeuble de la rue Guynemer, à Laval, donc. Pour une fois, je marcherai sans but précis, sans volonté de me rendre au boulot, ni d'aller traîner d'une librairie à l'autre, ni d'entrer dans l'épicerie la plus proche. Mon seul but, pour une fois, ne sera pas une destination quelconque mais le chemin pour y parvenir. Je descends la raide rue de l'Ermitage, celle où je suis né, et qui accouche une nouvelle fois de moi devant le passage pour piétons de la rue du Vieux-Saint-Louis. Tous les passages pour piétons du monde m'appellent : ils me sont destinés ! Depuis un ponton de bois, à l'ombre du viaduc, des ados plongent dans la Mayenne sans se soucier des panneaux "BAIGNADE INTERDITE". Je traverse la passerelle qui longe les arcades majestueuses du viaduc, qui ressemblent aux anneaux d'un serpent de mer gigantesque et docile.
Pourquoi éviterai-je les sentiers battus, puisque je ne cherche qu'à marcher ? Le chemin de halage est une institution à Laval, au même titre que l'entreprise Lactalis, le Musée du Vieux-Château et le quart d'heure mayennais (qui consiste à arriver à tout rendez-vous avec au moins un quart d'heure de retard (de mauvaises langues prétendent que dans bien des domaines, on devrait parler de "quart de siècle" mayennais - mais il faut les ignorer)).
Le chemin de halage, donc. Ici, sur le quai de Bootz, il s'accroche à la rive gauche de la Mayenne, qu'il suit fidèlement sur des kilomètres. La famille d'Alfred Jarry a vécu un moment juste à côté d'ici, au 13 de la rue de Bootz. Lui est né plus loin, sur la rive d'en face, en 1873.
Le long de la rivière, les habitations prennent des airs de châteaux ou de villas, alanguies et ventrues sous le soleil d'été. Des familles en vacances glissent sur l'eau dans des bateaux de plaisance ; on croirait que l'océan va apparaître au prochain tournant.
Mais devant, il n'y a que l'écluse de Bootz. Les écluses jalonnent la Mayenne et sont comme des bornes pour le promeneur, des étapes à franchir. Etapes symboliques, bien sûr, puisque encore une fois, on ne va nulle part... Pas à pas, on s'approche d'elles, on a le temps de les voir arriver, minuscules chutes d'eau coudées avec leur barrage miniature sur la droite... En voiture ou en train, le paysage n'a pas le temps de s'imprimer en vous. À peine voyez-vous un pont se dessiner à l'horizon, vous êtes déjà en train de le franchir, vous l'avez déjà dépassé, le temps de vous retourner, il a déjà été avalé dans un virage. À pied, vous apercevez le pont longtemps à l'avance, enjambant la rivière, il vient à vous tranquillement, parfois des arbres le cachent, et il réapparaît un peu plus proche, encore un peu plus familier. Lorsque vous passez dessous, vous l'avez adopté, il fait partie de vous. Il restera encore un moment derrière vous, s'éloignant peu à peu.
Le pont de Pritz me tourne le dos, il s'enfonce peu à peu dans le vert des arbres. À pied, les noms les plus familiers deviennent des invitations au voyage : Pritz et sa chapelle romane du XIe siècle, L'Huisserie, Entrammes, Ahuillé, Saint-Jean-sur-Mayenne, Saint-Germain-le-Fouilloux... Des noms sans gloire, à quelques kilomètres de Laval, mais qui pour le marcheur deviennent aussi exotiques que Valparaiso, Oulan-Bator ou le Cap Horn : des terres étrangères de proximité.
Le sentier continue, j'y croise des coureurs à pied et des familles à vélo. Un père menace pour rire sa fille qui le suit avec peine : "Si tu continues, je fais des zigzags!" Et la petite, horrifiée : "Oh non, papa, s'te plaît ! PAS DE ZIGZAGS ! PAPAAA !..." Parfois, des cyclistes qui m'avaient dépassé repassent devant moi après avoir fait demi-tour plus loin.
Sur la rive d'en face, le paysage n'est jamais le même. Les villas au bord de l'eau ont disparu, remplacées par une végétation très dense, qui elle aussi s'est faite oublier, laissant la place à des hectares de bocages faisant le dos rond. Puis les arbres à nouveau s'amoncellent, forment un mur, la rivière en devient vert épinard, comme si la couleur avait dégouliné. D'ici, le bois le plus modeste prend des allures de forêt amazonienne. Seuls le bruit de la circulation et les chromes reflétant le soleil en flashes rapides trahit la route derrière les arbres. Encore un changement, un parc apparaît, on aperçoit des lanceurs de frisbee, et c'est le pont de Changé qui s'annonce. L'église du village passe la tête par-dessus les branches. Autour d'elle, quelques nuages blancs s'accrochent au ciel bleu, comme des post-it sur un écran d'ordinateur.
Je continue. J'ai l'impression que je ne peux plus faire que ça, continuer. La rivière me suit fidèlement, j'avance. Elle aussi se cache parfois derrière les arbres. Le sentier recherche l'ombre, ma tête aussi, mais droit devant, le soleil tombe en pluie. L'autre rive se fait vallonnée, des saules pleureurs hésitent entre se pendre au ciel ou se jeter à la flotte. Finalement ils restent là, au bord du gouffre, indécis, comme vous et moi. À ma droite, côté terre, des vaches broutent une herbe jaune et sèche. À gauche, de l'autre côté, des rochers émergent de la verdure comme un os d'une fracture ouverte. J'arrive à l'écluse de Belle-Poule, avec son moulin à blé dévoré par le lierre. Je continue.
Un peu plus loin s'avance le château du Ricoudet, carré, un air d'hôtel quatre étoiles, construit en 1864 par le comte d'Elva, déjà propriétaire du château de Changé. Je passe encore sous un pont. Une nouvelle étape. Est-ce que je continue ? Allez, je continue. Quand je regarde droit devant, j'ai l'impression qu'on s'enfonce, moi et la rivière, dans une immense forêt. En fait, derrière les arbres, la sauvagerie a été domestiquée. Tous les reliefs, bosses et accidents du terrain, ont l'air d'avoir été étudiés de près : c'est un golf. Des quadragénaires en bermuda poussent leurs caddies remplis de clubs. Et toujours des sonnettes de vélo pour me prévenir : je me range sur le côté. Des familles toujours, le père, la mère et les enfants. Parfois, de jolies jeunes filles en shorts microscopiques, leurs cuisses longues et brunes s'activant sur le pédalier.
Un vieux chaland rouillé est amarré sur la Mayenne. Son nom : Florence. Encore une invitation au voyage ? Ou un rappel mesquin des voyages ratés ? Quand l'horizon s'élargit, la rivière prend de nouveaux aspect. Elle n'est pas la même, entourée d'arbres en fleurs, ou cernée de champs aux courbes douces. Ses méandres ne sont pas les mêmes. Elle semble moins sauvage, plus calme.
J'arrive à l'écluse de Boisseau, dernière "étape" avant Saint-Jean-sur-Mayenne. Je ne vais pas m'arrêter en si bon chemin ! Je poursuis ma route. Très vite, je vois le pont de Saint-Jean. Cette fois, j'y suis. Mais le sentier continue, je pourrais continuer...
Voilà presque deux heures que je marche, et il va bien falloir que je rebrousse chemin : ça fera quatre heures en tout. Le soleil de cinq heures du soir, intense, fait scintiller la rivière. Allez, je rentre. Je reviens sur mes pas en suivant toujours la Mayenne dans sa robe à paillettes. Mes pieds vont commencer à me faire mal - c'est ça qui est bon. Je ne pense à rien en marchant, ou je pense à tout. Mes réflexions vont et viennent au fil de mes pas, sans s'accrocher, sans insister. Et plus je marche, plus j'ai envie d'écrire. Ecrire sur ce vide, sur rien : les promenades d'un rêveur solitaire...
2 commentaires:
C'est une belle invitation à la promenade (à défaut de voyage) !
Elle donne envie de suivre tes pas ! Moi qui ne connais pas (ou si peu) Laval et ses alentours, qui n'ai pas non plus de permis (mais je ne suis pas atteinte de... quoi déjà ? amaxophobie, j'dormirai moins bête ce soir) et bien je suis rassurée en te lisant : je quitte Paris pour une bien belle région...
Merci !
Il y a des serpents de mer à Laval ? moi qui croyais que sa seule bête fabuleuse c'était le grand Juldé !
iPidiblue n'est pas de Laval malgré tous ses mérites
Enregistrer un commentaire