lundi 16 novembre 2015

Journal


Dimanche 15 novembre 2015.

            Ça y est, toutes les victimes ont été identifiées, la France vit une espèce de gueule de bois ininterrompue depuis vendredi soir. Il semble tout de même que le mot d’ordre soit : « Même pas peur ! » Les terroristes ont visé des lieux culturels et des quartiers populaires, ce sont des terrasses de cafés et de restaurants qui ont été arrosées à la kalachnikov, et la réponse la plus spontanée à ces attentats semble être, sur le mode du slogan Je suis Charlie qui a été lancé dès le 7 janvier : Je suis en terrasse. Pierre a posté sur son mur, sous la sentence : « Nos soirées ne sont pas négociables ! » une photo d’Anne B., dont on ne voit que les jambes (sublimes et bottées), dans une très courte robe noire, un verre de rouge à la main. Puisque les djihadistes nous ont pris pour cible dans ces moments de joie, de convivialité, de fête, de musique, nous n’avons à leur opposer que cette résistance là : continuer à s’installer en terrasse, à faire la fête, à s’amuser entre amis. Je trouve une formule à la con, comme toujours : « Dans apéro, il y a “héros” ! » C’est dérisoire, c’est absurde, bien sûr, c’est exactement le genre de comportement dont un Philippe Muray se moquerait – et pourtant, à ce moment, c’est ce qui semble le comportement le plus juste. L’apéro comme acte de bravoure, il fallait y penser ! Parce que nous avons grandi dans un pays libre, que nous n’avons pas connu la peur, le couvre-feu, le risque d’essuyer une rafale de mitraillette à chaque fois qu’on traverse la rue, et que nous ne voulons pas renoncer à cette liberté, à cette insouciance là. Prétendre que l’on continuera à s’installer à la terrasse des cafés, à se rassembler, c’est refuser la peur. Refus puéril, naïf, bien sûr : la peur est bien présente, palpable, et la foule rassemblée place de la République à Paris a vécu un grand mouvement de panique quand des crétins se sont amusés avec des pétards – la peur est là, donc, mais nous n’en voulons pas.


vendredi 13 novembre 2015

Une splendide désolation

           

Je suis démodé.
            À l’heure où ceux qui s’intéressent un peu à l’espace ont les yeux tournés vers Mars où l’on a découvert des traces d’eau à l’état liquide, Mars que le robot Curiosity arpente tranquillement et qui pourrait bien être la prochaine destination des astronautes, Mars où Matt Damon a déjà réussi à faire pousser des patates en les attendant ; à l’heure où ceux qui s’intéressent vraiment beaucoup à l’espace suivent les pérégrinations de la sonde New Horizons autour de Pluton ou placent tous leurs espoirs d’un monde meilleur dans l’exoplanète Kepler-452b ; à l’heure où les astrophysiciens s’arrachent les cheveux (ou ce qui se rapproche le plus du concept de cheveu chez les astrophysiciens) sur des questions d’énergie noire, de boson de Higgs et de matière noire ; à l’heure où je suis sur le point de me prendre les pieds dans le tapis de cette phrase si je ne la conclus pas rapidement, j’ai décidé de relire Bivouac sur la Lune (Of a Fire on the Moon) de Norman Mailer, grand reportage consacré à la mission Apollo 11 et au petit pas de Neil Armstrong sur notre bon vieux satellite. Oui, je suis démodé. Il n’y a qu’à voir comment je m’habille.
            C’était donc en 1969 et cet été-là, l’été de la Lune, Norman Mailer couvrait l’événement avec une multitude d’autres journalistes, piégé avec eux par l’actu brûlante, entre la salle de commandes de Houston et les télévisions du monde entier, rediffusant en boucle les images floues, fantomatiques, du premier pas de l’homme sur un sol extraterrestre.
            « That’s one small step for a man ; one giant leap for mankind. »
            Une phrase qui vaut bien le début de ce roman de je ne sais plus qui : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre »… Parce qu’il y a de la mystique dans ce livre qui fait des machines des êtres surnaturels, des Dieux adaptés à notre époque technologique. Et il y a de la science-fiction dans cet essai consacré à un événement réel, à une expérience humaine qui, filmée, archivée, analysée, demeure d’une certaine manière inconcevable, impossible à assimiler…
            Buzz Aldrin lui-même, devant le spectacle de l’astre lunaire qu’il s’apprêtait à fouler du pied, n’en revenait pas : « Un ciel noir de minuit et pourtant sur le sol lunaire, “on pourrait presque retrousser ses manches de chemise et se faire bronzer, devait dire Aldrin. Je me rappelle avoir pensé : ‘Bon sang, si je ne savais pas où j’étais, je pourrais croire que quelqu’un a créé ce paysage quelque part dans l’Ouest pour nous faire effectuer encore une simulation.’” » Une incrédulité qui fera recette : peut-être que tout a été filmé par Stanley Kubrick dans le désert du Nevada…

Qu’il y ait eu des sceptiques en 69 peut se comprendre, mais que les théoriciens du complot, aujourd’hui encore, mettent en doute le fait que des hommes soient allés sur la Lune, est fascinant. Non seulement ils y sont allés, mais ils y sont retournés six fois entre 1969 et 1972 ! Au vu du nombre de missions spatiales effectuées depuis les années 60, sachant qu’à 400 kilomètres au-dessus de nos têtes naviguent en permanence l’ISS et son équipage, il serait tout de même très étonnant qu’en 2015, on n’ait toujours pas réussi à poser les pieds sur cette foutue Lune !… Mais que des gens continuent à en douter ne fait que confirmer l’aspect irréaliste de l’expérience. Devant ces images mille fois revues de Neil Armstrong et Buzz Aldrin marchant avec légèreté sur le sol lunaire, plantant le drapeau américain maintenu par une tige de fer pour donner une impression de flottement, on a encore l’impression d’assister à un rêve. Au fond, ces images n’ont guère plus de réalité pour nous que les planches de l’album de Hergé On a marché sur la Lune, ou que le Voyage dans la Lune de Méliès ! L’expérience réelle de l’exploration lunaire par les astronautes de la NASA n’a rien enlevé au potentiel fictionnel de la Lune : une autre théorie du complot prétend que si l’homme a bien marché sur la Lune, il n’était pas seul, et qu’on y a retrouvé des infrastructures prouvant l’existence des aliens ! La photo floue est l’arme de prédilection du « complotiste » : plus on l’ausculte, moins on y voit, et moins on y voit, plus on peut bâtir de théories imaginaires… On peut déjà parier que lorsque, dans quinze ou vingt ans, des astronautes fouleront le sol de Mars, les images qu’ils nous enverront n’enlèveront rien à la magie des Chroniques martiennes de Bradbury ou du Cycle de Mars d’Edgar Rice Burroughs…

Norman Mailer est pleinement conscient de la démesure de l’événement, qui dépasse d’avance tout ce que les images télévisées pourront en montrer, de même que le visionnage en boucle des Boeing s’encastrant dans les tours du World Trade Center finit par déréaliser le réel. Quand la réalité dépasse la fiction, la fiction peine à s’en emparer. Trop formidable, la réalité déçoit. « C’était l’événement de sa vie, et pourtant ç’avait été un événement morne. Le langage dans lequel on allait désormais chanter cet extraordinaire bond promettait d’être aussi plat que la musique d’une harpe sans cordes. Le siècle avait ôté les mots à toutes les mélodies. »
Cette semaine qui allait voir l’homme, aidé de la machine, voler le feu divin et se propulser hors de l’attraction terrestre, faire du ciel son domaine, avait quelque chose d’apocalyptique – une gigantesque hérésie. « Car l’idée que l’homme partait pour accomplir le désir de Dieu était ou bien le cœur même de la vision ou bien un anathème envers cet authentique ange du ciel dont les feux dans leur ascension allaient violer le sanctuaire. Un vaisseau de flammes était en route pour la Lune. »
            Alors, puisque les images sont impuissantes à saisir l’événement dans son ampleur, puisque la réalité déborde le cadre, Norman Mailer décortique cette semaine de juillet de long en large, à deux reprises, dressant d’abord la psychologie des astronautes, puis celle des machines ; décrivant le lancement de Saturn V et l’alunissage du point de vue des journalistes, puis de celui des trois membres d’équipage de la fusée.
            « Personne ne pouvait être préparé à ça. Les flammes se déversaient en cataractes contre la pointe du bouclier protecteur, puis ruisselaient sur le sol pavé par les deux caniveaux opposés creusés dans le béton, deux rivières souterraines de flammes qui débouchaient à l’air libre de chaque côté à une trentaine de mètres plus loin, puis coulaient encore sur une trentaine de mètres. Deux formidables torches, comme les ailes d’un oiseau de feu jaune, couvraient tout un champ de l’épanouissement jaune vif des flammes, et au milieu de tout cela, blanc comme un fantôme, blanc comme le blanc du Moby Dick de Melville, blanc comme l’autel de la Madone dans la moitié des églises du monde, ce svelte vaisseau à trois étages, angélique et mystérieux, s’élevait sans un bruit au-dessus de son incarnation de flammes et commençait à s’élever lentement dans le ciel, aussi lentement que pourrait nager le Léviathan de Melville, aussi lentement qu’on pourrait nager en rêve quand on veut remonter à la surface. »
            Ces images vues et revues de Neil Armstrong descendant l’échelle du LM, flou et presque translucide, comme un fœtus vu en échographie, ces photos de Buzz Aldrin saluant le drapeau américain ou faisant face à l’objectif d’Armstrong, en viennent à nous faire oublier que tout, ce 20 juillet 1969, était nouveau, était pour-la-première-fois. Comment savoir si le LM, le module lunaire, conçu exprès pour cette fonction, allait réussir à se poser sur le satellite et s’il allait pouvoir repartir ? Comment savoir ce qui allait attendre les trois hommes perdus en orbite autour de la Lune ? Les longues hésitations, les mouvements flottants et malhabiles des astronautes, comme un bambin qui effectue ses premiers pas et se rattrape in extremis aux barreaux de son parc, ont quelque chose de risible, et Mailer décrit les éclats de rire des journalistes assistant à ce spectacle devant la télé. N’empêche que tout était nouveau, même l’ancien – même le fait de remarquer que poser le pied dans la poussière imprime sur le sol une empreinte de botte. « Il aurait peut-être été plus extraordinaire d’apprendre qu’aucune empreinte ne se marquait dans la fine poussière de la Lune, ou bien que cette poussière était phosphorescente, mais c’était quand même un émerveillement de constater que la poussière de la Lune réagissait comme la poussière sur la Terre. Voilà au moins une question à laquelle on avait trouvé une réponse. » Malgré tout, c’était un spectacle qui portait en lui-même son épuisement, son insatisfaction : l’extraordinaire transformé en émission de télé. Et les bondissantes allées et venues des astronautes, leurs expérimentations, leur écoute religieuse du discours de Nixon – « C’est certainement le coup de téléphone le plus historique que l’on ait jamais donné » avait dit le président. « Ricanement dans l’assistance. Le coup de téléphone le plus coûteux que l’on ait jamais donné ! » – tout cela finit par ringardiser le sublime. « Tout compte fait, c’était un public du XXe siècle, et pour qui tout se démodait rapidement. Au bout d’une heure et demie de marche sur la Lune, ils commencèrent à s’ennuyer : certains même filaient discrètement. Dans toute la salle on sentait le désir unanime des journalistes d’aller se réconforter en prenant un verre. L’ennui s’épaississait. L’humeur maintenant était celle qui peut régner lors du dernier quart d’heure d’un match de football dont on attendait beaucoup et dont le résultat s’est révélé décevant. »
            Reste l’expérience intime des trois hommes les plus seuls du moment (prix spécial de la Solitude décerné à Michael Collins, le seul des trois qui n’aura pas l’occasion de marcher sur la Lune) que Norman Mailer s’emploie alors à ausculter avec minutie. Leur voyage est relaté quasiment heure par heure, au rythme des échanges entre l’équipage d’Apollo et la base de Houston, des échanges incompréhensibles pour le commun des mortels mais aussi des plaisanteries, des répétitions de données techniques ou de pures banalités.
Surtout, Norman Mailer excelle une fois de plus dans la description des machines. Ses pages consacrées au LM, ce véhicule purement fonctionnel, conçu sans le moindre souci d’esthétique, sont parmi les plus belles du livre. « C’était aussi la première fois dans l’histoire qu’on avait conçu un véhicule habité qui ne fonctionnerait jamais dans l’atmosphère. Le LM était la machine transportant le pionnier dans les profondeurs du vide de l’espace : il était conçu pour ne travailler que dans le vide, il se serait effondré aussitôt s’il avait été obligé de voyager sans protection dans l’atmosphère ; bien mieux, on l’avait apporté de la Terre comme un embryon dans la matrice du SLA, on l’avait relié seulement plus tard au module de commande puis injecté en trajectoire lunaire comme un bébé au sein. » Plus loin, ce bébé prend « l’air d’un chat dément, d’une araignée qui aurait pris du LSD ou d’une nouvelle espèce de tourteau ». Puis c’est un scarabée, un vieux canasson malade : « Comme la chaleur du Soleil allait le cuire durant l’alunissage et d’autres périodes où le contrôle thermique passif serait impossible, le LM était protégé par des isolants, noir, orange, argent, aluminium, jaune, rouge et or, qui le faisaient étinceler comme un scarabée, dans la lumière, étinceler comme une vieille haridelle dans un carnaval de mendiants. »
Lorsque, s’étant décroché du module de commande resté en orbite, le LM se pose sur la Lune, Buzz Aldrin, qui a apporté un kit de communion, prend le pain, le vin et le calice, et consacre l’événement. « “J’aurais voulu observer comment le vin coulait dans cet environnement, mais le moment n’était vraiment pas approprié. La façon dont il coulait dans le calice n’avait pas d’importance ; ce qui importait c’était que le vin fût dans le calice.” – Et aussi on peut le supposer de ne pas renverser ce saint sang du Seigneur. »
Neil Armstrong d’abord, puis Buzz Aldrin, s’extraient du LM avec difficulté, encombrés de leurs combinaisons, « le corps de l’homme de l’espace s’en allant dans le monde lunaire comme un piano droit à qui des déménageurs font négocier un tournant de l’escalier », et sont alors partagés entre l’émotion de l’instant et le rappel dépassionné de la raison de leur présence ici. Si Armstrong ne perd pas de vue sa mission et se lance rapidement dans la collecte des échantillons à rapporter sur Terre, Buzz est plus lyrique :
« Quand il atteignit le sol, Aldrin fit un grand bond pour remonter l’échelle, comme pour goûter les plaisirs d’une pesanteur d’un sixième. “Merveilleux, c’est merveilleux !” s’exclama-t-il. Armstrong : “Extraordinaire, hein ? Quelle vue splendide !”
Aldrin : “Une splendide désolation.” [Magnificent desolation] »
Buzz Aldrin a plus tard confié, dans un film consacré à la mission Apollo 11, que si Armstrong a été le premier à marcher sur la Lune, il a été, lui, le premier à y pisser, dans le réservoir de sa combinaison, alors qu’il faisait une pause sur l’échelle du LM. Il y a toujours un moment où la poésie se prend une rafale de chevrotine…


Il y avait eu les grands explorateurs du XVe siècle ; il y avait eu les premiers colons qui s’installèrent dans les treize États fondateurs de l’Amérique ; il y avait eu la Conquête de l’Ouest – et la Terre finit par ne plus avoir de véritables secrets pour ses habitants. Les nouveaux continents inexplorés se trouvaient dans l’espace. Les fusées remplacèrent les caravelles, et les astres au-dessus de nos têtes devinrent autant de territoires à conquérir. Évidemment, il fallait que le premier drapeau à flotter sur un sol extraterrestre fût américain : c’est aussi un peu John Wayne qui a marché sur la Lune le 20 juillet 1969 ! Comme Christophe Colomb s’attendait à rencontrer des hommes de douze coudées combattant contre des griffons quand il entreprit son premier voyage vers les Indes, s’inspirant de l’Imago Mundi de Pierre D’Ailly, on a voulu peupler l’espace d’êtres extraordinaires, proches de nous mais plus intelligents, souvent plus dangereux… En tout cas, on ne manquerait pas d’espace pour nos futures expéditions. Dans ses Chroniques martiennes, Ray Bradbury fait des Martiens de nouveaux Indiens d’Amérique, que des cow-boys modernes avides de nouvelles terres viennent exterminer sans le moindre scrupule. On peut en conclure que les Martiens ont bien fait de ne pas exister, et la Lune d’être parfaitement inhabitable. Ce qui ne l’empêche pas, finalement, d’être devenue, durant quelques années, un boulevard sur lequel douze paires de bottes ont marché…

lundi 2 novembre 2015

Vers le fantastique, 8

- Atelier n° 8 : par le trou de la serrure.
Le défi, pour cette proposition, va être d’organiser une suite de lanceurs d’écriture alors même qu’on n’a pas visibilité globale sur une possible histoire, qu’on n’a pas de plan ni de scénario. (…) Dans cette obscurité de l’intuition on va aller planter autant de minuscules fils qu’il sera possible. Et c’est l’empreinte cumulée de tous ces liens partiels qui vous autorisera à vous saisir du corps invisible de l’histoire par définition impensable. (…)

Et si vous numérotiez ? Ça facilitera amplement. Attention : non pas 1, 2, 3, 4 etc., là ça paralyserait. Mais, votre histoire ou votre livre ou votre film ou votre rêve fantastique, par exemple le numéroter de 1 à 100. Puis, chaque mini-fragment que vous écrirez, le situer dans cette numérotation. Peut-être allez-vous écrire le 47 puis le 64 puis le 18 ou le 5 et le 20 ou le 95. C’est très important pour ce qu’on tente, probablement c’est même décisif. C’est ce qui va autoriser que chaque fragment soit autonome, et n’ait pas besoin de bord avant ni de bord arrière.

Par le trou de la serrure

16. – Après tout, si les murs ont des oreilles, pourquoi n’auraient-ils pas aussi des bouches ? 3. – Dans la lumière des phares on finissait par se demander si ce n’étaient pas les essuie-glaces eux-mêmes qui provoquaient la pluie, si leur balai incessant n’était pas ce qui projetait ces trombes d’eau devant la voiture. L’averse, en tout cas, semblait avoir une motivation propre. C’était comme si le mouvement régulier de ces baguettes, minuscules au milieu de la tempête, avait le don d’irriter celle-ci, de décupler sa fureur, comme le vol d’une mouche pourrait rendre fou un individu déjà peu enclin à la patience. 19. – Tout, ici, hurlait. 87. – « Ça fait un moment que t’es parti, on espérait quand même que tu reviendrais pas les mains vides », lança le plus costaud des deux, avec un regard mauvais. 53. – Cette fois, il était vraiment sûr de ne pas être seul ici. Et ça ne le rassurait pas du tout. A priori, la présence qu’il ressentait quelque part autour de lui n’était pas là pour faire un Scrabble. 22. – Tout hurlait. 14. – C’était comme si les murs, les couloirs, les plaques du faux-plafond, les portes des chambres, la poussière, le papier peint, les quelques appareils qu’ont trouvait abandonnés ici ou là, potence médicale, table roulante, fauteuil défoncé, pot de fleurs sans fleurs, scène en carton d’un théâtre de marionnettes, bout de guirlande encore scotché sur un mur, comme si tout cela n’en pouvait plus du silence qui régnait ici, même à l’époque où il y avait encore de la vie, ce silence d’hôpital, ce silence qui enveloppait le bâtiment, chacune de ses ailes, ce silence que tout l’asile semblait suer comme un corps dévoré par la fièvre. 35. – Il souleva le plateau métallique et découvrit, gravé au couteau dans le bois de la table, en majuscule resserrées, minutieuses : JE SERAI DE RETOUR À 17 h 15. DIS-MOI BONNE CHANCE. BÉA. Instinctivement, il regarda sa montre et constata qu’il était 17 h 14. Il en ressentit une légère inquiétude. Bien sûr, ce message avait été écrit il y a longtemps, mais c’est comme s’il s’attendait à voir surgir cette Béa. Qui était-elle ? Et d’où revenait-elle à 17 h 15 ? Pourquoi fallait-il lui souhaiter bonne chance ? Et à qui s’adressait ce message gravé en secret sur un coin de table ? Il n’avait aucune envie de se préoccuper de ça. C’était de l’histoire ancienne. Il fallait que ce soit de l’histoire ancienne. Alors pourquoi, bon Dieu, pourquoi s’en préoccupait-il ? 36. – Il était 17 h 15. 27. – Tout hurlait. 7. – Le type de l’hôtel lui avait dit que personne ne l’accompagnerait à l’ancien asile. 93. – « Vous croyez quand même pas que j’vais vous faire cadeau des réparations, si ? »

jeudi 15 octobre 2015

Bag of Bones [épisode 15]



La grande différence entre Björk et les Bag of Bones, tu vois, c’est que nous, si on devait jouer dans un grand festival de rock, on n’annulerait pas notre tournée au dernier moment. Dans les Bones, on a le respect du public, on est comme ça, le cœur sur la main, on donne tout ce qu’on a dans le ventre, on fout pas toute une orga dans la merde une semaine avant le concert. Y’a des choses qui se font pas, c’est tout.
            Bon, il faut dire que nous, pour l’instant, on en est encore au stade où jouer dans un festoche d’été, c’est le rêve, quoi. Forcément, si on nous en donne l’occase, on va pas se barrer juste avant pour se faire remplacer par Foals, ils seraient capables d’être meilleurs que nous !
            Tout ça pour dire qu’à partir du moment où on a réussi à s’inscrire pour le off des Trois Ef, il était hors de question que l’un de nous tombe malade, se blesse ou se fasse enlever par des aliens. Ce genre de faute professionnelle, t’oublies tout de suite. C’est encore grâce à Florian qu’on a pu jouer. Entre deux bières au 6par4 il a réussi à tanner Jeff Foulon et à lui refiler notre démo, et nous voilà programmés avec les autres, avec le nom du groupe sur les affiches, notre photo dans la brochure officielle du machin, tout ça… Y’a pas à dire mais Florian, depuis qu’il a quitté le groupe, il est devenu vachement utile !
            Évidemment, on a répété comme des bêtes pour le grand jour. Moi, je voulais prouver au monde entier, à commencer par la presse locale, que mon jeu de batterie n’était pas pourri du tout. J’ai quasiment pris des cours particuliers avec Steven à la basse, et vas-y qu’on s’accorde, et vas-y qu’on joue bien bien ensemble, bien carré, impec. J’étais chaud bouillant. Du coup j’ai chopé un rhume pile poil pour le grand jour, mais j’ai quand même fait le show, moi, je suis pas une vulgaire chanteuse islandaise…

            On n’est pas encore les pros de l’organisation, on met en moyenne deux fois plus de temps qu’un groupe normal à s’installer et à faire nos balances, mais bon, on se débrouille comme on peut. Noémie avait le vent de face, quand elle chantait toute sa voix lui revenait dans la gorge, si bien que le public a dû croire qu’on était un groupe instrumental. Heureusement que Noémie, c’est comme une haleine mentholée dans un champ de tulipes (ouais, je sais pas trop bien ce que ça vaut, comme image, ça), sinon les gens auraient sûrement fini par se demander ce qu’elle foutait là. Adrien n’a même pas cassé de cordes, et il était presque encore bien accordé à la fin du concert. Autant dire qu’on a mis le feu. J’ai même vu des gens danser, c’est plutôt bon signe. Notre musique devait y être pour quelque chose, on peut pas tout mettre sur le dos de l’alcool non plus…

Tranzistor n°57, octobre 2015.

lundi 14 septembre 2015

Vers le fantastique, 7

Depuis le début de l’été, je participe à l’atelier d’écriture hebdomadaire que propose François Bon sur son site Le Tiers Livre. Un atelier qui tombait très bien, son thème étant le récit fantastique, juste au moment où, lisant les nouvelles de Richard Matheson et revoyant même des épisodes de La Quatrième dimension, je baignais dans le fantastique.
L’ambition finale de François Bon étant de composer un livre numérique à partir de tous les textes proposés, une consigne a été imposée dès le départ sur l’ensemble des futures contributions : que chacune d’entre elles soit constituée d’un paragraphe unique.

- Atelier n° 7 : distensions du temps.

Construire un exemple de compression ou de distension du temps, choisi à votre gré (mais c’est cette distorsion du temps qui sera l’enjeu du récit) et de la marquer fictionnellement en y intégrant un élément appelé par cette distorsion même, et si possible le faire passer inaperçu, le rendre acceptable, comme l’âge d’Odette à la fin de la Recherche.

Syuho Sato, Say hello to Black Jack
Distensions du temps

J’ouvre les yeux et le soleil m’éblouit, des gens sont penchés sur moi et je comprends que je suis allongé, je les entends dire : « Il ouvre les yeux », un type s’approche encore plus de moi, masse noire, son buste immense me cache le soleil, je constate qu’il est à genoux devant moi, il regarde derrière lui, geste de la main comme pour chasser les mouches, il dit : « Poussez-vous ! Il lui faut de l’air ! », tourne le visage vers moi, son air rassurant m’inquiète, il me demande : « Est-ce que ça va ? », je crois que ça va, je ferme les yeux. J’ai l’impression étrange de tomber en arrière, sans savoir si ma chute est lente ou rapide. Je sens confusément qu’on me déplace, eh là ! Qu’est-ce qu’ils font ? J’ouvre à nouveau les yeux : je suis allongé sur une civière, on me hisse dans un fourgon, je ne veux pas, j’essaie de bouger, j’ai quelque chose sur le visage, un masque en plastique, des hommes me maintiennent allongé, d’une main sur mes épaules, presque nonchalamment, me disent : « Restez tranquille, ça va bien se passer… » Mais je ne veux pas rester tranquille, moi, j’ai des choses à faire, ça me frappe d’un coup : je vais être en retard au boulot ! Pourquoi on m’embarque ? Où est mon vélo ? Est-ce qu’ils ont au moins pensé à récupérer mon vélo ? Et ma sacoche ? Bon Dieu, ma sacoche ! J’ai tous mes papiers dedans ! Je m’agite, je veux leur dire de me foutre la paix, de me laisser partir, mais avec ce masque, je ne réussis à produire que des gémissements incompréhensibles, et ils m’empoignent plus durement, en me parlant toujours avec gentillesse : « Chhht… Allez, calmez-vous… » Je ne sais pas pourquoi, j’ai envie de leur faire confiance, je n’arrive pas à me souvenir de ce qu’il s’est passé, mais je crois que ces gens sont là pour m’aider. Je ne vois pas vraiment les traits de leur visage, dans l’ombre du fourgon dont les portes se sont refermées. Je discerne un halo de lumière bleue qui semble parcourir l’habitacle d’un bout à l’autre, c’est comme une danse, ça m’apaise, encore cette sensation de chute, et soudain j’ai changé d’endroit. Des murs blancs, des femmes en blouse blanche. Tout est encore un peu cotonneux, je ne comprends pas bien. Une chambre d’hôpital ? Je tourne la tête vers la droite, vois une potence chargée de poches de plastique transparentes contenant un liquide que je prends pour de l’eau. Les femmes me sourient gentiment : « Comment vous sentez-vous, monsieur Gourmel ? » Je crois comprendre que j’ai un tuyau dans le nez, quelque chose comme ça. D’accord, je suis dans un hôpital. Il est arrivé quelque chose. Est-ce que ma femme est au courant ? Il faut que je prévienne mon patron, aussi. Je ne suis pas encore assez en forme, je sens bien que j’ai encore envie de dormir. J’ai l’impression que du temps a passé et j’ouvre à nouveau les yeux. Sophie est là, assise, et je comprends qu’elle a pleuré en même temps que je vois un immense soulagement s’afficher sur son visage. « Ah ! Tu te réveilles ! » Son exclamation est couverte par la voix de mon fils, que je n’avais pas vu. « Bonjour papa ! » Je ne comprends pas : il devrait être à l’école, quelle heure il est ? J’essaie de poser la question, j’ai l’impression de ne plus avoir ouvert la bouche depuis des siècles, je bredouille quelque chose d’incompréhensible où Sophie et Baptiste ont peut-être, bravo à eux, reconnu le mot « école » quelque part. Baptiste me fait les yeux ronds et une sorte de petit rire gêné : « Y’a pas école aujourd’hui, papa. C’est samedi ! » Comment ça, samedi ? Ta mère t’a déposé à l’école ce matin avant de partir travailler, au moment même où je prenais mon vélo pour en faire autant… Bon Dieu, mais qu’est-ce qu’il s’est passé ? J’ai le vague souvenir d’un choc, oui, voilà, une voiture. J’ai eu un accident ? Mais quand ? Quel jour on est ?

vendredi 11 septembre 2015

La voix de Pauline





         

Au moment où Pauline est mise en terre et le trou recouvert d’une simple dalle, sans croix, sans nom, sans la moindre inscription, comme elle l’a demandé, je me rends compte, je ne sais pourquoi seulement maintenant, que si j’ai peut-être appris, à peu près, qui elle était, si je sais certaines choses sur elle, importantes ou non, il y en a une que je ne connaîtrai jamais, c’est le son de sa voix.
Philippe Jaenada, La petite femelle.



            Ne cherchez plus, il est là, le livre de la rentrée. Le seul.
            Philippe Jaenada a toujours dit qu’il ne savait pas inventer. Ses premiers romans étaient principalement inspirés par sa propre vie, et depuis qu’il ne connaît plus que le train-train de la vie de famille, il est bien obligé de parler d’autre chose – d’autres vies que la sienne, comme dirait Emmanuel Carrère. Cela, il l’a expliqué dans pas mal d’interviews, je n’ai pas les sources en tête, vous chercherez si vous voulez.
            En 2013, Jaenada avait raconté – brillamment – la vie de Bruno Sulak, le gentleman-braqueur. Certains lecteurs lui avaient fait remarquer qu’il s’était montré un peu trop élogieux dans son portrait d’un homme qui, certes, n’avait jamais eu de sang sur les mains, mais n’en était pas moins un voyou. Alors, l’auteur s’était dit que pour son prochain livre, il parlerait d’une personne beaucoup plus sombre, qu’il serait beaucoup plus difficile d’aimer. Et il est tombé, dans un ouvrage sur les femmes criminelles, sur l’histoire de Pauline Dubuisson. Celle qu’on a appelée « la hyène », « la ravageuse », qu’on a qualifiée de « démon », d’« hystérique »… Bon, là, au moins, Jaenada était tranquille : pas de risque d’éprouver de l’affection pour une femme pareille !
            Caramba ! Encore raté !
            Parce que Philippe Jaenada a un défaut : il ne se contente pas de recopier ce qui a été écrit avant lui. Il veut retourner aux sources, avoir dans les mains les documents d’origine, faire des recherches aux archives, retrouver les rapports de police de l’époque… Noble choix, seulement voilà : en agissant de la sorte, il s’est aperçu que tout ce qui avait été écrit sur Pauline Dubuisson était faux, que lors de son procès, les magistrats avaient menti, que ce « démon » était fabriqué de toute pièce… et qu’il était finalement plutôt facile d’éprouver de l’affection pour elle, et même d’en tomber carrément amoureux.
            Rappelons les faits : le 17 mars 1951, Pauline Dubuisson a tué son ancien amant, Félix Bailly, de trois balles de pistolet, avant de tenter de se suicider au gaz. Arrivés sur les lieux, les secours auront toutes les peines du monde à la ranimer. Deux ans plus tard, au procès, ils auront toutes les peines du monde à convaincre les juges que cette tentative de suicide était des plus sérieuses : l’opinion générale sera que l’accusée est une simulatrice. Maître René Floriot, avocat de la partie civile, aura un mot resté célèbre : « Il est fabriqué, votre drame passionnel, Pauline Dubuisson. Il est raté. Raté ! Comme sont ratés vos suicides. Vous ne réussissez que vos assassinats ! » Une réplique digne d’un film, et que reprendra Henri-Georges Clouzot quelques années plus tard dans La Vérité.
            C’est que Pauline Dubuisson est belle, intelligente et libre. Elle a vraiment tout contre elle. Au début des années cinquante, on attend d’une femme qu’elle soit, bon allez, jolie si possible, ça fait jamais de mal, mais surtout docile, et qu’elle sache tenir correctement sa maison et élever ses enfants. Une femme cultivée, qui donne son avis sur tout, et puis quoi encore ?


            Née le 11 mars 1927 à Malo-les-Bains, dans l’agglomération de Dunkerque, Pauline Dubuisson est élevée par un père qui la forme comme un petit soldat, lui faisant lire Nietzsche à dix ans et lui apprenant à mépriser les faibles… et par une mère dépressive, évanescente, qui est une sorte d’allégorie de la faiblesse.
            Arrivent la guerre et l’Occupation, juste au moment où Pauline entre dans l’adolescence. Le père, André Dubuisson, fait des affaires avec les Allemands, sa fille lui sert d’interprète. Et finalement, il décide qu’elle peut bien rencontrer l’occupant sans lui… ça l’occupera. Un jour de 1941, elle a à peine quatorze ans quand elle est surprise dans un square en compagnie d’un jeune soldat allemand qui lui offre un bouquet de fleurs. Un fait insignifiant, relevé par un policier, et qui prendra dix ans plus tard des proportions démesurées. Tout le monde sera convaincu qu’elle a été surprise en plein coït, les journaux s’en régaleront. Toute la vie de Pauline Dubuisson sera ainsi transformée, défigurée, pour mieux la détruire. À la Libération, elle est selon toute vraisemblance tondue et humiliée dans les rues de Dunkerque. La rumeur d’un viol collectif n’apparaîtra que dans les années 1990, sans guère de fondement. En tout cas, elle tente pour la première fois de se suicider. Se rate. Pas de problème : la société, elle, ne la ratera pas.
            Après la guerre, fin 1946, elle entame des études de médecine à Lille et rencontre un étudiant de quatre ans son aîné, Félix Bailly. Un pur, celui-là, « élevé dans la religion, l’amour et la bonne morale, couvé par sa mère et guidé par son père, adoré par sa sœur, préparé pour une existence confortable, toute tracée dès sa naissance, bourgeoise et sans histoires », nous dit Jaenada. Après leur première nuit ensemble, tout est clair pour Félix : il veut l’épouser.
            Pour Pauline, ce n’est pas aussi clair. Elle veut devenir médecin, à une époque où c’est encore au mari de décider si sa femme peut travailler ou pas. Pauline aime bien Félix, mais de là à l’épouser… S’ensuit une relation chaotique, elle refuse toutes les propositions de mariage qu’il lui fait (il est opiniâtre), ils rompent plus ou moins, elle fréquente un professeur d’anatomie, Félix continue à la poursuivre, souffre le martyre, se lasse. Et rencontre une jeune femme très bien, une anti-Pauline, bien élevée, et qui ne couchera qu’après le mariage. C’est à ce moment-là, quand il lui échappe, que Pauline réalise qu’elle tient à Félix. Ignorant qu’il s’est engagé avec une autre, encouragée par des rumeurs, elle part le rejoindre à Paris, le 6 mars 1951. D’après elle, ils font l’amour (sous les photos de la fiancée), et le lendemain matin, il la plante là, en lui apprenant qu’il va se marier. Anéantie, Pauline se rend dans une armurerie pour acheter un pistolet. Pour se tuer, elle, sous les yeux de Félix. L’arme est trop coûteuse pour elle, elle renonce. Au procès, on refusera de croire qu’elle a couché avec Félix cette nuit-là – impossible qu’un homme aussi pur se comporte comme un tel mufle – et on ne croira pas non plus qu’elle a cherché à se procurer une arme le lendemain. Pourquoi ? Parce que cela voudrait dire qu’elle a réagi sous le coup de la déception, et qu’il s’agit bien d’un crime passionnel. Or on ne veut pas de cette thèse, trop noble pour la « ravageuse »
            Après avoir enfin obtenu ce pistolet, elle retourne à Paris le 17 mars. Là, les versions divergent, personne d’autre que Pauline ne sait ce qu’il s’est passé – et Pauline, c’est l’accusée. Philippe Jaenada, à son tour, propose sa version « qui ne s’appuie pas que sur les déclarations sujettes à caution de Pauline (elle n’a pas dit grand-chose, de toute manière), mais sur des trucs de poètes rêveurs comme le rapport d’autopsie ou la balistique, de petites choses évidentes et concrètes qui auraient dû sauter aux yeux de quiconque en a deux, mais que les artistes officiels de la Société Bien Protégée, dans leurs belles robes de scène rouges ou noires, ont habilement dissimulées sous leurs foulards soyeux et colorés de magiciens. » Une version qui démontre que, selon toute vraisemblance, Pauline Dubuisson est de bonne foi : qu’elle a réellement tenté de diriger l’arme contre elle, pour se suicider devant Félix, que celui-ci s’est interposé, qu’elle a tiré et qu’il a été touché. Trois fois.
            On pourrait admettre que la thèse de l’accident laisse les enquêteurs sceptiques. Qu’une balle parte par maladresse, passe encore, mais trois, et toutes mortelles, c’est plus difficile à avaler. Pourtant, ce n’est pas ce qui intéressera le plus les magistrats, qui évacueront d’emblée l’accident et refuseront également de croire au crime passionnel, pour parler de meurtre avec préméditation. Pas par amour, non : par orgueil. Vexée que Félix l’ait remplacée, elle serait allée, purement et simplement, lui régler son compte. Et simuler une gentille petite asphyxie au gaz de rien du tout, pour donner le change.

            Ce que révèle Philippe Jaenada dans La petite femelle, c’est qu’un tribunal, au fond, n’est rien d’autre qu’une scène de théâtre. Dès son arrivée dans le box des accusés, Pauline est la cible de dizaines de photographes qui se croient au festival de Cannes, jusqu’à ce que des voix excédées crient « Assez ! » C’est elle la vedette, et pourtant elle n’a pas le droit de jouer. C’est elle qu’on traite de « comédienne », mais les véritables acteurs, ce sont ces hommes en robe. Pauline n’a pas de chance : elle a contre elle un véritable tueur, maître René Floriot, face auquel l’avocat de la défense, maître Baudet, fait pâle figure. Ce sont eux les stars, et suivant le rôle qui leur est confié – avocat général (Raymond Lindon), de la défense (Paul Baudet) ou de la partie civile (René Floriot) – ils doivent s’emparer de ce rôle et se montrer assez convaincants pour bouffer la partie adverse. L’accusée n’est qu’un accessoire : son rôle est de sublimer le jeu des seuls véritables acteurs. On ne pense plus au fait qu’elle risque sa tête ou sa liberté : seul compte le show !
            La vie de Pauline ne lui appartient plus, on refuse de la croire, et Floriot comme le président Raymond Jadin manipulent les pièces à conviction à la manière de prestidigitateurs, déforment les différents rapports de police, ajoutent ou suppriment des détails à leur convenance, mais c’est évidemment Pauline qui ment, puisque c’est elle l’accusée. « Floriot fait son boulot, il joue avec ses cartes, peu importe qu’elles soient truquées. Le meilleur moyen de faire croire que quelqu’un ment, c’est de mentir soi-même. » La cour s’est fait sa petite idée : elle est orgueilleuse, arrogante, vénale, froide, « même pas touchante », c’est une marie-couche-toi-là, une fille à soldats, et à soldats allemands. Une femme un peu trop libre, jugée par une société d’hommes. (En général, quand un homme traite une femme de salope, ce n’est pas d’avoir couché avec un grand nombre d’amants, qu’il lui reproche, mais de ne pas avoir couché avec lui. Intolérable d’être dans le train qui ne lui est pas passé dessus !) C’est presque comique – et ce n’est pas le moindre des talents de Jaenada que de réussir à faire sourire son lecteur avec des faits aussi sordide – de voir comment les témoins susceptibles de présenter un portrait un peu différent de Pauline (ou de Félix) sont évacués d’office, ou comme on fait peu de cas de leur témoignage. La nuance, ça complique les débats.
            La comédie, le drame, la romance : il y a tout dans ce procès. Le plus hilarant (sinistrement hilarant) étant de voir les magistrats parler d’amour à l’accusée, prétendre ne rien comprendre à ses revirements, à ses doutes, au fait que, tout en conservant l’espoir de retrouver un jour Félix, elle ait eu une liaison avec un autre homme. C’est pathétique comme un mauvais vaudeville. « Comme ils ne comprennent rien aux hésitations, aux changements de sentiments (on aime ou on n’aime pas, c’est quand même pas sorcier) et aux agissements de Pauline, ils n’envisagent pour les expliquer que les seuls motifs qui leur viennent à l’esprit : l’orgueil démesuré ou le fric. Car ils sont eux-mêmes obsédés par le pouvoir et l’argent. » Dans la salle, le jeune Jacques Vergès, pas encore avocat, assiste à cette curée : « Bouvard et Pécuchet, assistés de M. Homais, interrogeaient Juliette. » (Dictionnaire amoureux de la justice, p. 22)
            Pauline Dubuisson sortira brisée de ces trois jours de procès. Entre-temps, tout de même, l’opinion de la presse aura évolué : il est évident qu’on s’est acharné sur elle, qu’ils y sont allés trop fort. Condamnée aux travaux forcés à perpétuité, Pauline sera libre après neuf ans de prison, son comportement exemplaire durant sa détention ayant joué en sa faveur. Il n’empêche que, remis dans le contexte de l’époque, cette condamnation est d’une sévérité démesurée : elle a échappé de peu à la guillotine ! Comme à son habitude, Philippe Jaenada n’est pas avare en digressions, et celles-ci en disent long sur la justice de l’époque. Peu avant le procès de Pauline, Yvonne Chevallier, une femme modeste et sans éducation, a tué son mari député qui voulait divorcer, dans des circonstances très proches de la future affaire Dubuisson. Elle sera acquittée. Le président du tribunal était Raymond Jadin et l’avocat général Raymond Lindon. On peut supposer que leur extrême bienveillance envers l’accusée leur aura été reprochée et qu’ils auront juré, il n’est jamais trop tard, qu’on ne les y reprendrait plus…
            S’il ne voulait pas éveiller l’empathie du lecteur pour son héroïne, oui, c’est donc encore un échec pour Jaenada. C’est peu dire qu’on s’y attache, à Pauline Dubuisson : on voudrait la prendre dans ses bras, la réconforter, on enrage entre les pages de ce gros livre qui se lit très vite, on voudrait gifler ces juges odieux, on voudrait enfin la voir défendue correctement ! Et elle l’est, par Jaenada. La petite femelle est, il faut bien le dire, un sale coup porté à Jean-Luc Seigle, qui a publié lui aussi cette année un roman sur Pauline Dubuisson, Je vous écris dans le noir. Un roman dans lequel, pourtant, il prend la défense de Pauline, et parle par sa voix. Un roman dans lequel elle s’exprime à la première personne. Un roman que La petite femelle a ringardisé d’un coup. Parce que Jaenada n’a pas eu besoin de se mettre dans la peau de son personnage ni de la faire parler pour la rendre vivante, et pour lui rendre sa voix, cette voix dont il réalise, alors qu’il décrit l’enterrement de son personnage, qu’il ne l’entendra jamais. On l’entend, la voix de Pauline, à toutes les pages, parce que justement, l’auteur n’a pas cherché à romancer sa vie. « Ce qu’il faut surtout, pour parler technique, c’est que je n’invente, ne truque rien, là aussi elle a eu sa dose. Que je m’efforce d’être le plus précis, le plus juste, le plus fidèle qu’on puisse être si loin dans son futur. »
            Quand on referme le livre de Philippe Jaenada, après avoir suivi les derniers instants de Pauline Dubuisson, exilée à Essaouira et suicidée à trente-six ans le 22 septembre 1963, on éprouve le sentiment étrange d’avoir perdu une amie très chère, qui n’a pas eu de chance, et qu’on aurait voulu aider…

lundi 31 août 2015

Vers le fantastique, 6

Depuis le début de l’été, je participe à l’atelier d’écriture hebdomadaire que propose François Bon sur son site Le Tiers Livre. Un atelier qui tombait très bien, son thème étant le récit fantastique, juste au moment où, lisant les nouvelles de Richard Matheson et revoyant même des épisodes de La Quatrième dimension, je baignais dans le fantastique.
L’ambition finale de François Bon étant de composer un livre numérique à partir de tous les textes proposés, une consigne a été imposée dès le départ sur l’ensemble des futures contributions : que chacune d’entre elles soit constituée d’un paragraphe unique.

- Atelier n° 6 : juste avant, tout juste.

À l’intuition, on choisit le lieu qui pour soi-même serait susceptible d’induire ce basculement fantastique. (…) Le basculement vers le fantastique (…), on ne le regarde pas, on ne s’en préoccupe pas. On fait seulement confiance au fait que ça guette derrière notre épaule, que c’est cette possibilité de bascule qui nous a fait choisir ce lieu précis, et que c’est lui, ce lieu précis, juste avant la bascule fantastique, qui la rendra crédible quand elle adviendra. Qu’il va donc se charger malgré nous de tout ce que nous ne savons pas encore y voir.


Juste avant, tout juste

Le soleil perce la cime des arbres en froufroutant dans les branches, à moins que ce ne soit le vent. De face comme ça, dans la clarté aveuglante des fins d’après-midi, il a l’air tout à fait capable, le soleil, de remuer les tilleuls qui encerclent le coin des enfants, le séparant nettement du reste du jardin public. Vraiment, c’est dans ses cordes. Du banc sur lequel je suis assis, le front baigné de sueur, j’ai sous les yeux une sorte de petit théâtre, bien délimité. Au centre de la scène, la grande structure vaguement sphérique, rouge vif, qui sert aux enfants de mur d’escalade, et de laquelle ils s’expulsent eux-mêmes dans des gloussements de bonheur par le biais d’un long toboggan jaune. Ils sont une bonne dizaine à grimper là-dessus comme des petits singes, se prenant pour des pirates, des super-héros ou je ne sais quoi, et une poignée aussi à courir autour – « Touché ! C’est toi le loup ! » – alors qu’un peu plus loin, le portique à balançoires et le trébuchet n’intéressent plus personne. Les cris, les rires, les bousculades me confirment une fois de plus que je ne supporte pas les enfants. Sur les bancs qui encadrent la structure et son bac à sable, les adultes sont assis, les parents des petits chérubins. Un couple avec un landau sur le premier banc à gauche, un groupe de quatre femmes sur le deuxième, et je me demande si elles sont toutes mères, ou s’il s’agit d’un groupe d’amies dont une ou deux seulement ont des enfants parmi le tas braillard et désordonné qui ne cesse d’aller et venir autour de la sphère rouge. À droite, je compte encore deux couples, et un homme et deux femmes ont rejoint leur progéniture autour de la structure, pour les encourager, ou les soutenir moralement dans ce moment difficile et un peu humiliant qu’est l’enfance. Et moi qui viens régulièrement sur ce banc, je réalise seulement aujourd’hui que cette structure, dont je ne vois la plupart du temps que le dos, est censée représenter un dragon, dont le toboggan jaune serait, si je comprends bien, les flammes qui sortent de sa gueule.


jeudi 27 août 2015

Vers le fantastique, 5

Depuis le début de l’été, je participe à l’atelier d’écriture hebdomadaire que propose François Bon sur son site Le Tiers Livre. Un atelier qui tombait très bien, son thème étant le récit fantastique, juste au moment où, lisant les nouvelles de Richard Matheson et revoyant même des épisodes de La Quatrième dimension, je baignais dans le fantastique.
L’ambition finale de François Bon étant de composer un livre numérique à partir de tous les textes proposés, une consigne a été imposée dès le départ sur l’ensemble des futures contributions : que chacune d’entre elles soit constituée d’un paragraphe unique.
  
- Atelier n° 5 : pour un dictionnaire.
Un seul mot par paragraphe (et un paragraphe par contribution), longueur à votre gré. Les contributions seront classées par ordre alphabétique du mot choisi.

Charles-Louis Verboeckhoven, Le Naufrage de la goélette

Pour un dictionnaire

GOÉLETTE – Une goélette à la dérive sur une mer déchaînée. Un bâtiment russe, le Déméter, parti de Bulgarie et avançant toutes voiles dehors au creux des vagues gigantesques. À son bord, un tas de cadavres. Dans ses cales, des caisses remplies de terre. L’une d’elles a servi de couche à cet homme en noir, long et pâle, que mentionne le journal du capitaine. Quand on s’en va pour une traversée au long cours, éviter de mener la Mort en bateau. Les océans sont remplis de sombres histoires, l’équipage est isolé pendant des semaines sur une coque de noix : la peur et la folie sont des bagages dont on se passerait bien. Ô combien de Dracula, combien d’idoles d’argile, partis hanter de braves marins, dans l’aveugle océan leur ont fait perdre la raison ? Krakens et Léviathans peuplant les superstitions des matelots, vaisseaux fantômes et disparitions mystérieuses, depuis toujours les navires prennent le large dans un paysage fantasmagorique, et les femmes attendent leurs marins de maris en priant pour que la mer les ramènent sains et saufs. Iseut attend Tristan : voile blanche bonne nouvelle, voile noire mauvaise nouvelle. Et beaucoup de marins, partis joyeux pour leurs courses lointaines, ne sont jamais revenus au port. Et les légendes ont continué à s’alimenter, et le globe terrestre peut bien ne plus avoir de secrets, l’Autre Monde est toujours de l’autre côté de la mer, avec ses créatures. Et elles sont prêtes à embarquer.


lundi 24 août 2015

Vers le fantastique, 4

Depuis le début de l’été, je participe à l’atelier d’écriture hebdomadaire que propose François Bon sur son site Le Tiers Livre. Un atelier qui tombait très bien, son thème étant le récit fantastique, juste au moment où, lisant les nouvelles de Richard Matheson et revoyant même des épisodes de La Quatrième dimension, je baignais dans le fantastique.
L’ambition finale de François Bon étant de composer un livre numérique à partir de tous les textes proposés, une consigne a été imposée dès le départ sur l’ensemble des futures contributions : que chacune d’entre elles soit constituée d’un paragraphe unique.


- Atelier n° 4 : compter jusqu’à cinq (rêves). 

M.C. Escher, Reptiles
Compter jusqu'à cinq (rêves)

1, on me tire dessus et la sensation des impacts de balles est si réelle que c’est la douleur qui me réveille. 2, j’entre nu dans une baignoire remplie d’eau, que je dois vider pour ouvrir une trappe conduisant à une chambre dont je fouille la bibliothèque. 3, une artiste m’expose ses tableaux composés de centaines de mouches collées ensemble sur la toile, et qui bourdonnent à l’unisson. 4, un dogue monstrueux s’approche de moi et tandis que je veux fermer la porte de ma chambre, ses crocs se referment doucement sur ma main. 5, perdu dans un pays étranger, le soir, le sol se couvre de larges cercles blancs qui me rappellent la lune et les voitures ressemblent à de gros caméléons qui tirent des langues multicolores. 

jeudi 20 août 2015

Vers le fantastique, 3



Depuis le début de l’été, je participe à l’atelier d’écriture hebdomadaire que propose François Bon sur son site Le Tiers Livre. Un atelier qui tombait très bien, son thème étant le récit fantastique, juste au moment où, lisant les nouvelles de Richard Matheson et revoyant même des épisodes de La Quatrième dimension, je baignais dans le fantastique.
L’ambition finale de François Bon étant de composer un livre numérique à partir de tous les textes proposés, une consigne a été imposée dès le départ sur l’ensemble des futures contributions : que chacune d’entre elles soit constituée d’un paragraphe unique.

- Atelier n° 3 : aller perdu dans la ville.
Un travail sur paragraphe monobloc fait d’une seule phrase, en réexplorant un moment où on a réellement été perdu dans une ville, et ce que ça changeait aux signes.

Jean-François Rauzier, Vedute
 Aller perdu dans la ville



Les façades coude à coude dégringolent depuis le haut de la rue jusqu’en bas, en ligne sinueuse, zigzagante et étroite – elles ont l’air de s’affronter, les façades, trottoir de gauche contre trottoir de droite, les Jets contre les Sharks, certaines bombant le torse, un torse 1900, gonflé par les années et la rareté des réfections, le lierre couvrant leur poitrail comme des médailles militaires, d’autres façades plus timides mais moins ventrues, plus athlétiques, et elles dévalent comme ça la rue du haut de laquelle on aperçoit un paquet de toits d’ardoise, avec cheminées, antennes et paraboles, et quelques arbres aussi, taches vertes crevant le noir des toits, et tout au bout le clocher d’une église, perdu entre le vert et le noir, balafré par les lignes à haute tension ; une église ! c’est un point de ralliement, un but à atteindre, le signe que l’on n’est pas perdu, une église c’est un centre, une place, le retour à la civilisation – prochaine étape donc, trouver cette église : rien de compliqué là dedans, un peu de marche, bien sûr, mais je l’ai en ligne de mire, droit devant, cap au nord, je descends la rue vide de monde, me faufile sous les regards des façades qui continuent à se la jouer dur à cuire, les bruits de la circulation montent vers moi, des moteurs qui démarrent dès que le feu est vert, je passe un marché couvert, légumes de saison, autochtones à sacs Écomarché soupesant les laitues avec l’air de s’y connaître drôlement, cris, conversations mêlées, moteurs qui démarrent dès que le feu est vert, j’arrive au bas de la rue et là, dilemme, j’arrive sur une longue rue perpendiculaire, mon église a été avalée par les bâtiments, aucun moyen de savoir comment la retrouver, aller à gauche ou à droite, tout est toujours plus simple à vol d’oiseau, mais même depuis Blériot, l’homme n’est pas foutu de voler quand ça lui chante, il faut avancer à l’aveugle, allez, à gauche, on verra bien, et je m’enfonce dans l’humanité grasse et suante, les parents à landau les gamins qui courent les ados qui postillonnent et fument et crachent et tous le nez dans leur téléphone mobile et je slalome au milieu de tout ça, Jean-Claude Killy contre le reste du monde, passant d’une boutique de vêtements à une boulangerie, d’un bureau de tabac à une boutique de vêtements, d’une bijouterie à une pharmacie, d’une boutique de vêtements à une librairie sans jamais, jamais perdre de vue l’essentiel : dès que je retrouve sur ma droite une rue qui semble se diriger vers mon église, je m’y engouffre, en attendant bien sûr je pourrais toujours demander mon chemin, mais que voulez-vous, on a sa fierté, je veux y arriver seul, éprouver le plaisir, quand j’aurai atteint cette église, de me dire : j’ai réussi ; en attendant, donc, d’une boutique de vêtements à une agence de voyage, d’une banque à un kebab, d’un bureau de tabac à une épicerie, j’avance, j’avance, et je me retrouve enfin à un croisement, allez, je prends à droite, je vais finir par retrouver mon église et manque de chance, pas moyen, le prochain tournant est à gauche encore, toujours à gauche, je m’éloigne de mon but, je lui tourne le dos, virage à gauche encore, me voilà dans de petites rues, bruyantes, des cris, des engueulades, des marmots qui jouent dehors, devant les portes de leurs maisons, petites rues étroites, maisons anciennes, limites moyenâgeuses, un nouveau tournant, je ne sais plus, allez au pif je prends à droite, la lumière a changé, le soleil donne en plein sur les façades, agressif soleil du soir, l’inquiétude monte, si le soleil se couche comment je fais, être égaré en plein jour c’est une chose, mais à la lueur des réverbères, ça n’a plus rien à voir, et puis qu’est-ce que c’est que ce cirque, maintenant, des maisons à pans de bois, voilà que je me retrouve dans le quartier historique de la ville, manquerait plus qu’ils n’aient pas l’électricité, tous ces ploucs, qu’est-ce que je fous là, est-ce qu’il faut que je hèle un cocher, ou quoi ?


lundi 17 août 2015

Vers le fantastique, 2

Depuis le début de l’été, je participe à l’atelier d’écriture hebdomadaire que propose François Bon sur son site Le Tiers Livre. Un atelier qui tombait très bien, son thème étant le récit fantastique, juste au moment où, lisant les nouvelles de Richard Matheson et revoyant même des épisodes de La Quatrième dimension, je baignais dans le fantastique.
L’ambition finale de François Bon étant de composer un livre numérique à partir de tous les textes proposés, une consigne a été imposée dès le départ sur l’ensemble des futures contributions : que chacune d’entre elles soit constituée d’un paragraphe unique.


- Atelier n° 2 : marcher dans la maison vide.
"Ce qui est important, c'est que le lieu - qu'il s'agisse d'un lieu d'autrefois, d'un lieu où on revient parfois, d'un souvenir précis mais fugace, ou d'un lieu qui fait encore partie de notre présent, mais transposé la nuit ou dans l'instant où on le vide (maison qu'on prépare pour l'hiver) - soit vraiment traité en tant que tel. Et qu'on soit à l'intérieur. Pas de description du dehors, sinon on n'arriverait pas à entrer."



Marcher dans la maison vide

C’est le temple de la poussière, ici. Par des interstices entre les volets, les rais de lumière zèbrent les murs, rappelant que dehors, il fait encore jour. On pourrait en douter, dans cette vaste pièce que la crasse a colorée d’un gris uniforme, épais, tenace. Une poussière que l’on dirait vivante, lourdement posée sur tous les meubles, sur le plancher, sur les murs, mais qui volette aussi dans l’air, dansant dans les trous de lumière. Une poussière qui a su conserver sa jeunesse. Elle crisse sous les pas, un crissement qui accompagne le grincement du plancher. La même sensation désagréable qu’au retour de la plage, quand en rentrant chez soi, on répand par maladresse du sable sur le sol. Difficile ici, pourtant, de songer à la plage. Ici, la poussière prend à la gorge, se pose sur les visages, s’insinue dans les narines, dans les oreilles. On ferme la bouche. La tapisserie devait tirer vers le saumon, à une époque. Sa couleur a pris la même teinte de cendre que tout le reste. Elle tombe en lambeaux, mais elle le fait discrètement, sans perturbation chromatique : les crevasses dans la tapisserie se distinguent à peine sur le mur, comme un psoriasis sur une momie. Au coin d’une imposante bibliothèque désormais vide, un rideau reste pendu à un crochet, un peu loqueteux, un peu ridicule. Les meubles, ici, ont l’air de trop. On les sent gênés. Une table aux dimensions très honorables, faite d’un bois qui a dû être luxueux, s’est transformée, comme le reste, en pauvre chose oubliée. Autour d’elle, les chaises ne la ramènent pas. Au plafond lézardé, un lustre a perdu une bonne partie de ses dents : des débris de verre sur la table et le sol témoignent de ses blessures. Au fond, un escalier mène à d’autres pièces. Le brouillard de poussière semble se dissiper, par ici. Les marches les plus hautes sont baignées de lumière, le pan de mur qu’on aperçoit au premier étage rayonne presque : il y a un trou dans la toiture.

jeudi 13 août 2015

Vers le fantastique, 1

Depuis le début de l'été, je participe à l'atelier d'écriture hebdomadaire que propose François Bon sur son site Le Tiers Livre. Un atelier qui tombait très bien, son thème étant le récit fantastique, juste au moment où, lisant les nouvelles de Richard Matheson et revoyant même des épisodes de la Quatrième Dimension, je baignais dans le fantastique.
L'ambition finale de François Bon étant de composer un livre numérique à partir de tous les textes proposés, une consigne a été imposée dès le départ sur l'ensemble des futures contributions : que chacune d'entre elles soit constituée d'un paragraphe unique.

- L'atelier démarrait en douceur, par une proposition sur le thème des peurs. "il ne s’agit pas de développer une peur. Il s’agit d’effectuer dans un seul et unique paragraphe, à chacun d’en décider le format – mais en pensant qu’il doit s’insérer dans la dynamique des autres – l’ensemble des plus anciens souvenirs liés aux peurs, et sans hésiter à remonter à l’enfance."



Les peurs

Il y a un homme qui me surveille. Invisible à la lumière, il apparaît seulement dans le reflet du globe terrestre lorsque j’éteins la lampe. L’une de mes plus anciennes peurs d’enfant. Je demandais chaque soir à mes parents si la porte d’entrée était bien fermée. Pas de monstres sous mon lit, la menace était toujours bien humaine. Enfant encore, je revois ce type en voiture qui était passé à ma portée, alors que je me baladais. Il avait poursuivi sa route jusqu’au premier rond-point et je l’avais vu passer à nouveau, dans l’autre sens. Puis, après un nouveau demi-tour, le voilà revenu, ralentissant en approchant de moi, me lançant par la vitre ouverte : « Eh, petit ! N’aie pas peur, je vais rien te faire ! » Sans doute la phrase la plus effrayante que j’aie jamais entendue. Un homme que j’ai un peu trop dévisagé, dans un centre commercial, qui s’est approché de moi menaçant jusqu’à ce que je détourne la tête. J’ai toujours eu peur de recevoir des coups. Pas besoin d’autrui, pourtant, pour que naisse la terreur : je suis un trouillard encyclopédique. Je n’ai jamais pu apprendre à nager par peur de la noyade, ni à conduire par peur de l’accident. Atteint de vertige alors que je grimpais les marches de pierre d’un immense clocher, j’ai cru devenir fou quand les cloches se sont mises à sonner. Partout, toujours, j’ai peur de m’engager, de parler, d’exister un peu trop. J’ai peur qu’on me repousse, qu’on me veuille du mal. Pourquoi ne m’en voudrait-on pas ?

mercredi 15 juillet 2015

Exégèse de La Chenille

Interprétation œcuménique d’une œuvre exaltant
l’Amour inconditionnel de notre Seigneur Jésus-Christ

ou

Exégèse de La Chenille




Mes frères, mes sœurs,

            Nous sommes réunis en cette assemblée pour rendre hommage à Stanislas Ferron. Stanislas Ferron, un homme de foi, un homme de convictions, qui a toujours su s’investir sans compter pour notre paroisse. Stanislas Ferron, un homme de culture aussi.
            Bien sûr, nous sommes là pour fêter le quarantième anniversaire et demi de notre frère Stanislas. Mais j’aimerais, si vous le permettez, insister sur la place de la religion dans son sacré cœur. D’aucuns parmi vous diront qu’elle n’est pas si visible que ça, tout de même – d’autres iront jusqu’à ricaner doucement en se disant que pfff, hin hin, portnawak la religion l’autre, et puis quoi encore.
            Et pourtant, oui, la religion.
            Car la religion est entrée dans le cœur de Stanislas, oui, forant son poitrail d’un vilebrequin d’amour, par la grâce d’une chanson. Une simple chanson, d’apparence profane, et qui pourtant lui a ouvert en grand les Portes du Ciel, et lui a tendu le Tabouret de bar de la Jérusalem céleste, à portée de main de la Tireuse de nectar et d’ambroisie.
            Cette chanson, vous l’avez tous compris, c’est « La Chenille ».
            Vous riez ! « La Chenille », une chanson religieuse ? Portnawak, pfff, et puis quoi encore.
            Pourtant, quelle plus belle invitation au partage, à la paix, à l’amour inconditionnel ? J’aimerais revenir avec vous sur les paroles de ce poème sacré, faire l’exégèse de ce catéchisme queuleuliste[1].
            Les Chevaliers de l’Ordre de Saint-Basile, qui se sont rebaptisés « la Bande à Basile » parce que c’était plus vendeur, font admirablement passer leur message œcuménique – il suffit d’être attentif aux paroles…

            Pose les deux pieds en canard
            C’est la chenille qui se prépare
            En voitur’ les voyageurs
            La chenille part toujours à l’heure

            Oui, la foi est un voyage, la foi est un abandon. Elle est une ouverture, comme ces deux pieds ouverts « en canard », prêts à recevoir l’offrande de la route qui s’étend devant eux. Le croyant est un voyageur, et cette chanson n’est rien d’autre qu’une invitation à la communion, la communion qui unira le croyant avec ses frères, tous ensembles, « en voitur’ les voyageurs ». L’homme de foi est partie d’un tout, non pas maillon d’une « chaîne », abominable image des fers, de l’emprisonnement – mais segment d’une chenille. Et qu’est-ce qu’une chenille, sinon une larve destinée à devenir papillon ? Nous ne sommes rien, au départ de ce voyage. Nous sommes larve, nous rampons misérablement sur cette terre – mais nous nous révèlerons papillon au bout du chemin, quand nous illuminera la Lumière du Christ. Je n’invente rien, tout est dit dans la chanson. Tenez, vous savez comment s’appellent les petits orifices qui permettent à la chenille de respirer ? Des « stigmates ». Intéressant, non ? Je continue.

            Accroch’ tes mains à ma taille
            Pour pas que la chenille déraille
            Tout ira bien et si tu veux
            Prie la chenille et le Bon Dieu

            Dois-je vous faire un dessin ? On retrouve l’idée de communion, d’union des âmes en un seul corps, celui de la chenille : « accroch’ tes mains à ma taille ». « Pour pas que la chenille déraille » ? Qu’est-ce que saint Basile veut nous dire par là ? Bien sûr, c’est l’idée du péché. Nous sommes pécheurs. Nous sommes faillibles. Mais c’est en acceptant l’autre, en s’abandonnant à l’Amour de Dieu, que nous sommes forts. Alors, oui, « tout ira bien ». Il suffit de « prier le Bon Dieu ». Mais aussi « la chenille », car accepter Dieu, c’est accepter tous les hommes, c’est s’accepter soi-même. On passe aux couplets.

            Si tu crois qu’j’t’ai pas vue
            Faire la p’tite ingénue
            Avec Pierrot dans le tunnel
            Allez sois pas jalouse
            C’est un copain, c’est tout
            Tu sais qu’nous deux c’est pas pareil

            Exercice difficile que l’exégèse de ce passage. Que faut-il comprendre ? Il est question de jalousie, de soupçon, d’un acte honteux et adultère commis dans un tunnel… Mais il est question de confiance, surtout : « Allez sois pas jaloux (…) Tu sais qu’nous deux c’est pas pareil » Pourquoi c’est pas pareil ? Parce que l’amour nous protège. L’amour de Dieu, bien sûr, pas celui du facteur. On continue.

            Eh ! Vous deux les pip’lettes
            Lâchez-nous les baskets
            Avec vos histoires de nanas
            On va être en retard
            Voici le chef de gare
            Qui nous fait sign’ pour le départ

            Évocation de deux « nanas ». Rien de plus biblique que cela, évidemment ! Il y a deux modèles de femmes dans la Bible : la Pécheresse et la Vierge. Eve et Marie. Ou Marie-Madeleine et Marie, pour le Nouveau Testament. Les voilà réunies toutes les deux dans cette chenille, impossible de savoir qui est qui. Peu importe : bientôt la Pécheresse sera une Sainte, elle aussi. À noter que nous sommes désormais dans un train, dans l’attente du signal du chef de gare – un détail déjà suggéré auparavant par le « tunnel », et plus loin par le terme « wagon ». Alors, chenille ou train ? L’explication est difficile, peut-être faut-il y voir une erreur du traducteur. L’araméen, c’est quand même un peu du chinois.
            Vous êtes prêts pour le Grand Flash, l’Illumination divine ? Vous êtes prêts à en prendre plein les mirettes, de la Jérusalem céleste ? Accrochez-vous, c’est parti :

            Regarde l’éléphant bleu
            Qui dans’ sur l’arc-en-ciel
            Sous les bravos des hirondelles

            Ah ! Ça c’est de l’hallucination mystique ! Bernadette Soubirous peut aller se rhabiller ! On n’a pas vu la Vierge, mais il s’en est fallu de peu ! À croire qu’elle était indisposée…

            Viens là le troubadour
            Je vais lire dans ta main
            Tes joies, tes chagrins, tes amours

            Je vois bien les mécréants parmi vous, qui hausseront les épaules et ne verront là dedans qu’une bête chanson de carnaval. Oui, l’éléphant bleu, l’arc-en-ciel, ça doit être un char, le troubadour, la diseuse de bonne aventure, le Pierrot, ce sont des déguisements… Bien sûr, que c’est le carnaval ! Mais qu’est-ce que le carnaval, sinon la fin du Carême, ce moment où, après avoir fait maigre durant quarante jours, on peut enfin se desserrer la ceinture et s’en, pardonnez-moi l’expression, foutre jusque là ?
            Dernier couplet :

            Eh ! Vous les amoureux
            Remuez-vous un peu
            C’est pas l’moment de roucouler
            À la prochaine station
            Restez dans le wagon
            Et n’essayez pas d’en profiter !

            « La prochaine station »… Le Calvaire du Christ a duré quatorze stations. Ce voyage est moins long : c’est une ligne directe vers le Ciel, terminus Paradis, pension complète, tous frais payés. Non, les amoureux, le « moment de roucouler » n’est pas encore venu : il ne faut pas descendre avant l’arrêt complet du véhicule. Mais l’heure de la Délivrance approche, et là, vous ne serez pas les seuls à en profiter. Alléluia !
            Voilà à quel voyage nous invite notre frère Stanislas sitôt qu’après avoir pratiqué l’Eucharistie (et même plutôt deux fois qu’une qu’il en boira du sang du Christ, on va quand même pas rester sur une patte), sitôt qu’après avoir bien picolé, donc, il entonne ce cantique. Il a cette force là, Stanislas : celle de nous permettre de communier religieusement, les pieds en canard et les mains sur la taille, lombric humain rempli de doutes, d’inhibitions et d’incertitudes. Il nous rassure, il nous pousse vers le haut, il fait de nous des papillons, dans la Paix du Christ.
            Amen.


Discours prononcé à l'occasion des 40 ans 1/2 de Stanislas Ferron, 11 juillet 2015.



[1] Queuleuliste : adjectif formé sur la locution à la queue leu leu, bien sûr