jeudi 12 avril 2012

Pessoa dans l'ombre


Je voudrais que la lecture de ce livre vous laisse l’impression d’avoir traversé un cauchemar voluptueux.

Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité.


Il y a des livres qui ne vous touchent vraiment qu’à la relecture. La première fois, ce n’était pas le bon moment, vous étiez trop jeune, il faisait trop chaud, allez savoir : c’était un coup pour rien. Et quelques années plus tard, vous tentez à nouveau l’expérience, et c’est comme si vous n’aviez jamais lu ça. Cette fois-ci, c’est la bonne : le livre est venu à votre rencontre comme vous êtes venu à la sienne, vous vous êtes mutuellement reconnus. Ce livre, c’est vous.

J’avais lu Le Livre de l’intranquillité il y a une dizaine d’années, à la suite des œuvres d’Álvaro de Campos et de Ricardo Reis. Je venais de découvrir Fernando Pessoa, je voulais connaître tous ses hétéronymes dans la foulée. J’ai lu trop vite, je me suis laissé bercer par les phrases, je n’ai rien retenu. Ou pas grand-chose.

Je ne pouvais pourtant que comprendre intimement un auteur qui proclame : « Je cultive la haine de l’action comme une fleur de serre. Je me flatte moi-même de ma dissidence envers la vie. » L’inaptitude à vivre, ça me connaît. Ce qui m’échappait peut-être, lors de ma première lecture, c’était l’univers sensible, purement poétique, du Portugais aux cent visages. Rendu myope par mon propre dégoût juvénile de la vie, je n’avais vu que cette déclaration de haine, laissant de côté ce qui crevait les yeux : la promotion du rêve, de la vie imaginaire, pas moins concrète, pas plus absurde que la vie « réelle » des autres. « Face à la réalité suprême de mon âme, tout ce qui est utile, tout ce qui est extérieur me paraît frivole et trivial, comparé à la pure et souveraine grandeur de mes rêveries les plus originales, les plus souvent rêvées. »

Certes, Bernardo Soares n’est pas Fernando Pessoa. Encore un hétéronyme, un autre personnage imaginé par l’auteur, modeste aide-comptable de la rue des Douradores, à Lisbonne. Mais lui-même le considérait comme l’hétéronyme qui lui était le plus proche, et comment en douter, si l’on songe à sa passion du dédoublement, lorsqu’il prétend attacher autant d’importance aux êtres rencontrés dans ses rêves qu’aux individus réels qu’il côtoie chaque jour, ou qu’il affirme : « Je songe parfois combien il me plairait, unifiant mes rêves, de me créer une vie seconde et ininterrompue, où je passerais des jours entiers avec des convives imaginaires, des gens créés de toutes pièces, et où je vivrais, souffrirais, jouirais de cette vie fictive » ?

La vie fictive aussi importante que la vie quotidienne (et combien plus noble, plus passionnante, plus riche), l’œuvre rêvée plus réelle que l’œuvre achevée… Ce Livre de l’intranquillité n’est même pas un livre ! Masse de papiers épars entassés dans la malle de Pessoa, rassemblés après sa mort, qu’il a fallu déchiffrer et ordonner autant que possible, c’est l’ouvrage posthume par excellence – le non-livre. L’œuvre qui n’existe que pour avoir été pensée, rêvée, construite sans plan ni but précis par son auteur, au jour le jour… Bernardo Soares : l’artiste sans œuvre laissant après sa mort un livre sans auteur, orphelin ayant dû grandir sans « cadre », mal poussé, mal éduqué, solitaire et monstrueux.

Ce livre crépusculaire, dont chaque fragment semble opposer au monde un « non » catégorique, est un hymne au monde sensible, à l’imagination, à l’« espace du dedans » cher à Henri Michaux. Le Livre de l’intranquillité chante la poésie en acte. Un coucher de soleil décrit par un poète romantique, brossé par un petit maître de la peinture, ou simplement envisagé dans les méandres de la réflexion distraite d’un promeneur quelconque, n’a rien à envier à un véritable coucher de soleil sur le Bosphore, entre Europe et Asie. Il coûte moins cher et est tout aussi réel. « L’expérience directe est le subterfuge, ou bien le refuge, des gens dépourvus d’imagination », rappelle Pessoa. « Que peut me donner la Chine que mon âme ne m’ait déjà donné ? Et si mon âme ne peut me le donner, comment la Chine me le donnera-t-elle, puisque c’est avec mon âme que je verrai la Chine, si je la vois jamais ? »

Le voyageur, selon Pessoa-Soares, va chercher au bout du monde ce qu’il possède déjà au fond de lui. La plus grave erreur de l’homme, c’est cette ignorance. L’individu sans imagination, celui qui méprise la rêverie pour lui préférer l’action, ne peut promener sur la vie qui l’entoure qu’un regard vide. Ainsi, lorsque Pessoa proclame sa haine de l’action, il ne s’agit pas d’un discours nihiliste, d’un appel à la destruction – comme peut-être j’avais pu le comprendre lorsque j’étais jeune et con – mais au contraire, d’un hymne à la construction mentale, d’un acte poétique. Le « rien » de Pessoa, ce n’est pas rien !

Le Livre de l’intranquillité, en ce sens, a valeur de manifeste. Bernardo Soares parle pour Fernando Pessoa, comme il parle pour tous ses hétéronymes. Homme de l’ombre, insignifiant employé de bureau qui ne peut se décrire qu’en négatif quand il se voit entouré de ses collègues sur le portrait de groupe de son agence, il parvient à faire de cette ombre la seule véritable lumière. Cette vie imaginée ne va pas sans frustration ni souffrance, mais comme toute vie est faite de frustrations et de souffrances, il n’est pas plus malheureux qu’un autre. Et s’il l’est, c’est par orgueil, parce qu’il s’agit de son malheur, qu’il est le seul à l’éprouver et qu’il l’éprouve totalement. De même que ses compagnons imaginaires sont plus réels que son patron, puisqu’il les a choisis. Soares, personnage de papier, qui n’existe que parce qu’il écrit, et qui, au fur et à mesure qu’il s’écrit, s’efface, perd de sa substance en se démultipliant… Pessoa, personnage réel, dont le nom lui-même formerait le pseudonyme le plus révélateur de son ambition littéraire – « Pessoa » signifiant « une personne » – et qui disparaît lui aussi derrière tous ces autres lui-même… Ce « cauchemar voluptueux » devenu Livre de l’intranquillité est bien une œuvre souterraine, une œuvre de l’ombre, mais créée par un homme à la solitude si peuplée, à l’individualité si fourmillante de paysages, de couleurs et de sensations, qu’elle craque de partout, contenant en elle le monde entier, et d’autres encore...

Le Magazine des Livres, février-mars-avril 2012.

vendredi 6 avril 2012

Bag of Bones [épisode 4]


C’est vrai qu’on a un peu débarqué dans le monde du rock comme des danseurs de claquettes sur la lune. Pas un pour relever l’autre, aussi innocents que des chiards au biberon, j’avoue. Mais quand on s’y est mis, on s’y est mis. Tous les soirs après les cours, et avant de rentrer chez moi faire mes leçons (si on veut), j’allais faire une heure de batterie chez Florian. Le reste du temps, je potassais « La Batterie pour les Nuls » ou des trucs comme ça. Ça me changeait de Platon et des identités remarquables !

Un soir que j’étais chez Florian, il m’a appris que Steven avait eu une basse pour son anniversaire. Être un gosse de riches, c’est quand même le bon plan.

- Je l’ai pas vue, il m’a dit Florian, mais il paraît qu’elle est super classe. Il m’a dit que c’était une basse libyenne, j’crois bien.

- Ils font des basses, en Libye ? j’ai demandé. C’est quelle marque ? Genre Ibanez ?

- Ah oui, c’est ça : libanaise. Moi tu sais, la géo…

Des claquettes sur la lune, je vous dis !

Et alors tous les mercredis et les samedis après-midi, on répétait dans le garage de Florian. On pensait plus qu’à ça. On avait tapissé les murs du garage avec des boîtes d’œufs, comme on avait vu sur des photos de groupes. Ça empêchait pas le père de Florian de venir gueuler de temps en temps parce qu’on jouait trop fort (ou trop mal). Nous, on se prenait juste pour le meilleur groupe du monde. D’ailleurs c’est pas dur, citez-moi un seul groupe de rock actuel qui tabasse ?

Ah ! Vous voyez ?

Bon, comme on ramait un peu question rythmique, au début on a surtout bossé le concept. Il fallait qu’on se mette d’accord sur notre style. Niveau influences, dans le groupe, c’était un peu le bordel. Genre Florian, son truc c’était plutôt le rock pour dépressif en phase terminale. En gros, Marilyn Manson. C’est moi qui lui ai fait découvrir Joy Division ! Adrien est tombé dans le métal quand il était petit. Steven, je crois bien que son rockeur préféré, c’était Jean-Paul Sartre. Noémie, elle est si merveilleuse et tout que ses goûts musicaux sont forcément hyper pointus, et moi, je m’y connais pas mal dans tout ce qui fait du bruit et qui date, grosso modo, d’avant ma naissance. Je suis le vieux con du groupe.

Du coup, on s’est dit que Bag of Bones, ça devait refléter un peu tout ça, et on n’était pas beaucoup plus avancés. Mais quand même Adrien, qui dessine super bien, et pas que les guitares, avait fini par nous faire des putains de visuels. On n’avait pas de compos, on savait à peine jouer, on n’avait aucune idée de ce qu’on allait faire, mais on savait déjà à quoi ressembleraient les affiches des concerts. Tout à l’envers : c’était ça, notre style.

Tranzistor, n°46, printemps 2012.