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vendredi 30 septembre 2016

Bag of Bones [épisode 17]


C’est marrant comme on peut s’éclater en répèt’ en se prenant pour des stars et se sentir piteux dès qu’un mec qui s’y connaît un peu décortique votre musique. On s’était jamais vraiment pris la tête pour les pains qu’on multipliait dans notre pauvre local (de vrais p’tits Jésus !), et voilà que pour notre CD quatre titres, on a passé des heures à retravailler chaque piste avec l’impression qu’on ressortirait pas vivants du studio – ou alors très vieux.
            Normalement, c’est le moment où je vous fais un couplet sur le fait que l’expérience du studio, ça te donne une putain de leçon d’humilité t’as vu, et que tu en ressors en te disant que t’as appris plein de trucs et que genre ça t’a fait grandir, un peu. Nous, comme on est des petits cons, on va pas vraiment dire ça.
            Nous, l’impression qu’on a eue, c’est d’entrer en studio avec, mettons, l’idée d’un truc qui serait rouge, et qu’on en est ressortis avec un truc bleu, et bien contents quand même. Parce que l’ingé son a réussi à nous convaincre que c’était un truc bleu qu’il nous fallait.
            Alors bon, nous, c’est sûr, on s’est ramenés avec nos idées, on voulait que ça sonne comme du Motörhead, et le mec nous a tout de suite dit : « Déjà, commencez par jouer comme Lemmy, après on en reparle. » Je pense qu’il a fait ce qu’il a pu aussi, ce brave homme.
            Leçon d’humilité je sais pas, mais en tout cas, quand tu commences à t’enregistrer avec un pro, c’est là que tu vois la distance qui sépare tes ambitions de la réalité. Et donc finalement, ton truc rouge est devenu bleu, mais ça te convient. Parce qu’à la fin, tout ce qui compte, c’est de ressortir de ce studio, de revoir la lumière du jour et de pouvoir goûter à nouveau aux lasagnes de maman. Perso, je manque de patience. Je vaudrais que dalle comme otage.
            Et donc, pour bien faire la différence entre ce quatre titres et la pauvre démo qu’on avait avant, on s’est creusés la tête pour chercher un titre et un visuel un peu classe. Comme on n’est pas connus, Steven a pensé à Not on TV, ou Never seen on TV, mais j’ai dit la télé, y’a plus que les vieux qui la regardent. Alors finalement, Adrien a tranché : Not on YouTube, le voilà, notre titre.
            Pour le visuel, on avait déjà notre petite idée. On est allés à la fête des Angevines avec nos instruments. Moi, j’avais réduit ma batterie à une caisse claire et une cymbale (autant dire un symbole). On a demandé la permission au forain, entre deux tours de manèges, de se prendre en photos sur le carrousel. C’est Florian qui tenait l’appareil, Noémie était au premier plan sur le cheval, Adrien jouait de la guitare sur la moto, Steven se crispait sur sa basse dans la jeep et je jouais des baguettes, les genoux coincés par la caisse claire dans le camion de pompiers. Comme ça, même pas besoin d’écouter le disque pour qu’on soit ridicules.
 Tranzistor, n°59, septembre 2016.

lundi 26 septembre 2016

Bag of Bones [épisode 16]


            Florian, comme manager, il est hyperactif. Je suis sûr que ses parents auraient aimé qu’il mette même moitié moins d’application dans ses études… Comme son père est fan de rock et qu’il suit notre groupe attentivement (même s’il est un peu déçu que le fiston ait mis un terme à sa carrière de chanteur), il s’est mis en tête qu’on devait ab-so-lu-ment enregistrer un ep. Enfin lui, il disait « un 45 tours », mais Florian lui a dit que ça s’appelait plus comme ça putain papa, arrête, tu m’fous la honte là !
            Nous, évidemment, sortir un ep, ça nous intéressait grave, tu penses ! Florian avait quand même fait remarquer à son père qu’on avait déjà une démo pas trop crade, mais le côté fait à la maison, ça le faisait doucement rigoler, le daron, et il disait qu’on valait mieux que ça. Il était même prêt à nous aider financièrement pour le studio d’enregistrement. Ah ben là d’accord, fallait le dire tout de suite !
            D’autant plus que nous, à force de fricoter avec le milieu musical lavallois, on commence à connaître du monde et des bonnes adresses. Entre deux bières au 6par4, il nous arrive de dire salut aux frères Sauvé ou même carrément à Jeff Foulon ! On a donc trouvé un studio en Mayenne, à un prix abordable, et on a choisi parmi nos titres ceux qui avaient le plus de succès parmi un panel représentatif d’à peu près douze personnes. À nous la gloire et les microsillons !
            Bon. Une fois dans le studio, le gars nous a dit comment ça allait se passer. D’abord, on allait enregistrer la batterie. Ça m’a mis un coup de pression direct, mais en même temps je me suis dit qu’après ça, j’allais être quitte pendant que les copains bosseront comme des dingues. Alors je me suis mis derrière ma batterie et le gars m’a dit : « Je vais te mettre un clic. »
            Un clip ? je me suis dit. Pourquoi il veut me mettre un clip ? Je suis venu là pour m’enregistrer, pas pour regarder D8 ! Et puis non, y’avait pas de clip, juste un tic-tac bizarre, alors il m’a dit « Vas-y ! » et j’ai commencé à jouer à fond, comme en répèt’, brada-bang brada-bang, roulements de caisse claire et martelage de fûts et là il m’a fait un signe avec les mains comme au hand-ball : temps mort. J’ai arrêté.
            « Par contre, il faut que tu joues sur le clic ! »
            Et là, j’ai fait un lien avec le tic-tac super chiant que j’entendais pendant que je jouais. « Ah ! Mais il faut que je m’en occupe, de ce truc-là ?
            ‒ Non non, il m’a dit. J’ai juste mis ça pour la déco. » (Le mec qu’a un putain d’humour, sans déconner, MDR.)
Alors je me suis concentré sur le clic et j’ai recommencé, et là j’ai senti la sueur couler sur mon front. Dès que j’entamais un roulement, je me retrouvais aux fraises, obligé de recommencer. Ce truc m’a forcé à décomposer tous mes plans de batterie, j’avais l’impression de faire des maths, pas de la musique ! L’impression de courir un marathon dans des chaussures trop petites ! Elle allait être longue, cette session d’enregistrement…

 Tranzistor n° 58, janvier 2016.

jeudi 15 octobre 2015

Bag of Bones [épisode 15]



La grande différence entre Björk et les Bag of Bones, tu vois, c’est que nous, si on devait jouer dans un grand festival de rock, on n’annulerait pas notre tournée au dernier moment. Dans les Bones, on a le respect du public, on est comme ça, le cœur sur la main, on donne tout ce qu’on a dans le ventre, on fout pas toute une orga dans la merde une semaine avant le concert. Y’a des choses qui se font pas, c’est tout.
            Bon, il faut dire que nous, pour l’instant, on en est encore au stade où jouer dans un festoche d’été, c’est le rêve, quoi. Forcément, si on nous en donne l’occase, on va pas se barrer juste avant pour se faire remplacer par Foals, ils seraient capables d’être meilleurs que nous !
            Tout ça pour dire qu’à partir du moment où on a réussi à s’inscrire pour le off des Trois Ef, il était hors de question que l’un de nous tombe malade, se blesse ou se fasse enlever par des aliens. Ce genre de faute professionnelle, t’oublies tout de suite. C’est encore grâce à Florian qu’on a pu jouer. Entre deux bières au 6par4 il a réussi à tanner Jeff Foulon et à lui refiler notre démo, et nous voilà programmés avec les autres, avec le nom du groupe sur les affiches, notre photo dans la brochure officielle du machin, tout ça… Y’a pas à dire mais Florian, depuis qu’il a quitté le groupe, il est devenu vachement utile !
            Évidemment, on a répété comme des bêtes pour le grand jour. Moi, je voulais prouver au monde entier, à commencer par la presse locale, que mon jeu de batterie n’était pas pourri du tout. J’ai quasiment pris des cours particuliers avec Steven à la basse, et vas-y qu’on s’accorde, et vas-y qu’on joue bien bien ensemble, bien carré, impec. J’étais chaud bouillant. Du coup j’ai chopé un rhume pile poil pour le grand jour, mais j’ai quand même fait le show, moi, je suis pas une vulgaire chanteuse islandaise…

            On n’est pas encore les pros de l’organisation, on met en moyenne deux fois plus de temps qu’un groupe normal à s’installer et à faire nos balances, mais bon, on se débrouille comme on peut. Noémie avait le vent de face, quand elle chantait toute sa voix lui revenait dans la gorge, si bien que le public a dû croire qu’on était un groupe instrumental. Heureusement que Noémie, c’est comme une haleine mentholée dans un champ de tulipes (ouais, je sais pas trop bien ce que ça vaut, comme image, ça), sinon les gens auraient sûrement fini par se demander ce qu’elle foutait là. Adrien n’a même pas cassé de cordes, et il était presque encore bien accordé à la fin du concert. Autant dire qu’on a mis le feu. J’ai même vu des gens danser, c’est plutôt bon signe. Notre musique devait y être pour quelque chose, on peut pas tout mettre sur le dos de l’alcool non plus…

Tranzistor n°57, octobre 2015.

lundi 11 mai 2015

Bag of Bones [épisode 14]


Après notre première tournée mondiale dans le nord Mayenne, la gloire est venue nous serrer la louche et partager quelques bières avec nous. La gloire, vous avez bien lu, avec son petit attaché-case et sa tablette dernier cri, allez les petits gars, signez là, vous faites partie du gratin maintenant.
            Bon en fait, la gloire, elle s’est matérialisée un peu autrement : par un article dans la presse locale. Notre premier article de presse ! Avec notre première photo où Adrien arrive à se confondre avec son manche de guitare, où Noémie est à fond mais cachée par ses cheveux, et où tout le reste est admirablement flou. On a tous acheté le journal, du coup, et on l’a ouvert tous ensemble, dans un grand bruit de papier chiffonné, dans le garage des parents à Florian, entre les cymbales et le synthé, sur la banquette complètement rock’n’roll aussi, c’est-à-dire défoncée. On en avait les larmes aux yeux, c’était trop beau…

            Soirée rock à Évron avec les Bagues of bonnes

Samedi soir, c’était rock dans les bars d’Évron ! Tout a commencé avec un petit groupe de Laval, les Bac of Bounes. Ces gamins turbulents, à peine sortis du lycée, étaient bien décidés à enflammer la scène. Hélas pour eux, ils ont commencé leur prestation un peu tôt, alors que le lieu était aux trois quarts vide. Difficile, dans ces conditions, de chauffer l’ambiance ! Surtout qu’il faut bien l’avouer, le groupe manque de professionnalisme. Des enchaînements laborieux, des morceaux qui finissent en queue de poisson, des fausses notes et des problèmes techniques… Tout ce qu’on peut dire, c’est que ces Gag of Bonze poussent remarquablement loin l’art de l’approximation ! Il se dégage pourtant une belle énergie chez ces quatre jeunes gens (cinq, si l’on compte l’ingé son, que les musiciens considèrent comme un membre à part entière du groupe, sans doute parce qu’il est aussi inefficace qu’eux). Une belle énergie, donc, et il faut bien reconnaître que la chanteuse est charmante. Elle est même probablement dotée d’une très jolie voix, mais pour s’en rendre compte, il faudrait faire abstraction de la batterie, lourde comme un cheval mort, dont les coups tombent avec la régularité d’un métronome en pleine crise d’épilepsie. Le synthé et la guitare essayaient bien de suivre, et il y avait même des moments où les trois s’accordaient, mais ça sentait le coup de chance… Le résultat donnait un peu trop l’impression d’assister à une répétition. Heureusement que le deuxième groupe a su, blablabla…

            Bizarrement, après la lecture, on n’était plus aussi fiers de notre premier article. La gloire a fini sa bière avec un petit air gêné et nous a laissés plantés là genre bon les gars, on se rappelle, hein. J’ai voulu émettre un petit ricanement, de toute façon ils y connaissent rien, ces crétins de journalistes, mais ça a plutôt ressemblé au grincement d’un vieux portail rouillé dans un film d’épouvante. Qu’est-ce qu’il a, mon jeu de batterie ?

Tranzistor n° 56, mai 2015.

samedi 24 janvier 2015

Bag of Bones [épisode 13]


Ouais, je crois que la vie d’un groupe de rock, c’est d’abord beaucoup de travail, tu vois, mais aussi de grands moments de plaisir. Si un jour les mecs de Rock & Folk viennent m’interviewer, je crois que je leur dirai à peu près ça. Dernièrement, avec les Bones, on a découvert une nouvelle facette de la vie wackènewoll : on est partis en tournée.
            Bon, alors bien sûr, quand je dis tournée, on n’est pas non plus les Rolling Stones ! On est partis faire deux dates en Mayenne, quoi. Une à Évron et une à Pré-en-Pail. Mais bon, puisque c’était deux soirs d’affilée et à quelques bornes de chez nous, on peut dire que ça fait un genre de tournée.
            Alors c’est vrai qu’Évron et Pré-en-Pail, même dans notre département (qu’est quand même pas franchement reconnu sur la scène internationale), c’est pas non plus les patelins les plus rock. Je veux dire, Saint-Denis-de-Gastines, à la rigueur, ou même Montenay, ça fait plus sérieux. Mais bon, nous, on n’a trouvé que ça. Évron, c’est le père à Florian qui nous a dégoté le plan. Le patron du bar où on a joué, c’est un pote à lui. Pré-en-Pail, c’est parce que Steven, à la base, il est de là-bas, et ses parents connaissent encore pas mal de monde. Enfin j’ai pas trop suivi comment ça s’est fait, mais on s’est donc retrouvés avec deux dates coup sur coup, et loin de chez nous. Je sais pas si vous voyez, mais Pré-en-Pail, à notre échelle, hein, c’est quand même un peu le bout du monde ! Au-delà c’est terminé, y’a plus rien, même Google Map veut pas s’aventurer dans ce coin là.
            La tournée, c’est l’apogée de la vie rock. Tous les musiciens vous le diront, même sans forcément savoir ce que ça veut dire, « apogée ». On the road again, vous voyez le truc… On voit bien les photos des mecs, dans leur car privé, les pieds sur les banquettes parce qu’on est des stars, ou en train de roupiller la joue contre la vitre parce qu’on est bien naze quand même. Et le soir après le concert on va vider le minibar de l’hôtel et foutre un peu en l’air la chambre parce qu’il faut bien se détendre.

            Nous, bon, c’était pas ça quand même. Déjà, on n’a pas de car privé : c’est le père à Adrien qui nous a emmenés, dans le Berlingo de sa boîte. Y’avait juste assez de place pour caser la batterie, les amplis, nos instruments et nous, en se serrant bien. J’ai bien essayé de dormir la joue contre la vitre pour faire le mec bien naze, mais bon, Laval-Pré-en-Pail, y’a une heure de route, alors c’est pas hyper crédible. Et après le concert à Évron (trois cordes cassées, dont une vocale), on est tous rentrés chez nous. Du coup les hôtels du coin n’ont pas eu à se plaindre. On est juste repartis le lendemain pour Pré-en-Pail (trois baguettes cassées, dont une de pain parce que le père à Adrien était passé à la boulangerie), et puis voilà : c’était la première tournée de Bag of Bones.

Tranzistor n°55, janvier 2015.

mardi 30 septembre 2014

Bag of Bones [épisode 12]



Ce qu’il y a de bien, quand on veut être un groupe local, c’est qu’il suffit d’habiter dans une ville. N’importe laquelle, au hasard, hop : du moment que vous montez votre groupe dans une ville, vous êtes un groupe local. Pratique. Ensuite, pour devenir le meilleur groupe local du monde, c’est plus compliqué. Ça facilite les choses si vous êtes le seul groupe du coin ou que tous les autres sont des gros nuls.
            On pourrait croire que Laval, c’est une petite ville et que ça doit pas être trop difficile de se faire remarquer à partir du moment où vous avez une guitare dans les mains et juste ce qu’il faut d’électricité. Eh bien, détrompez-vous. Des mecs qui font de la zique, il y en a un paquet à Laval et dans les environs, faut pas croire. Justement, avec les potes, on s’est dit qu’on irait un peu voir jouer tout ce monde-là, histoire de rencontrer un peu les collègues, serrer des mains et parler boutique. « Et toi, t’utilises quoi comme médiator ? Et sinon vous êtes plutôt Marshall ou Peavey ? » Des trucs de professionnels, quoi.
            Bon, des groupes lavallois, on en a déjà vu jouer. Des métalleux, des rockeurs, des électro, des jazzeux, des musiques du monde. Mais du coup, quand on a su que Tranzistor organisait une soirée spéciale pour la sortie de son n°53, avec tout le gratin des gratouilleurs du département, on s’est dit que ce serait un bon moyen de voir tout le monde d’un coup. Et si possible, de faire signe qu’on est là aussi, et que si on nous laisse un petit peu de temps pour nous préparer, on pourrait bien être les futurs Birds in Bridge ou Throw Me Off The Row. Après tout, on n’en sait rien.
            Alors le concept de la soirée, c’est que les grosses vedettes, c’étaient les Bajka, et qu’ils faisaient monter sur scène plein d’invités, des zicos de la région. Et des zicos de tous les styles, justement, les Jack & Lumber, les Bretelle et Garance, les Joy Squander, les Quentin Sauvé, les Claude Renon, les Mad Lenoir… C’était un peu le vide-grenier de la musique, le tout-à-huit-balles des décibels. Nous, le trip Balkans-tsigane-machintruc de Bajka, c’est pas vraiment notre rayon, faut bien dire ce qui est. Mais du coup, écouter ça mélangé à du rock, des samples ou des rythmes africains, ça nous a donné une bonne idée de la tambouille qu’on peut faire en plongeant plusieurs musiciens dans la même marmite. Faut quand même bien remuer pour pas laisser de grumeaux… Bon, ça nous a surtout donné une idée du chemin qu’il nous reste à faire, parce que pour pouvoir s’accorder avec les trompettes de Bajka, il faudrait déjà qu’on s’accorde entre nous !
            Et qu’on se mette à aimer la trompette…

Tranzistor, n° 54, septembre 2014.

lundi 29 septembre 2014

Bag of Bones [épisode 11]



            Je sais pas si c’est parce qu’il se sent coupable d’avoir laissé tomber le groupe, mais Florian a pris son rôle de manager grave au sérieux. Il nous a dit comme ça que si on voulait faire des concerts, il fallait qu’on se vende. Et que si on voulait se vendre, y’avait pas 36 solutions, il nous fallait une démo.
            Ouais, sauf que nous, on n’a pas les moyens d’enregistrer une vraie bonne démo qui arrache ! En répèt’, pour se souvenir de nos morceaux d’une semaine sur l’autre, vu qu’on sait pas écrire la musique, on s’enregistre sur nos portables. D’après Florian, c’est déjà pas mal. D’après nous tous, ce serait mieux si la batterie couvrait pas tous les autres instruments. L’avantage, c’est qu’on entend bien mes pains. Evidemment, le top du top, ce serait de louer un studio pour quelques jours, histoire d’enregistrer quatre ou cinq morceaux dans des conditions de ouf. Mais on n’a pas assez de thunes pour ça, ou pas assez de relations…
            Donc, si je résume : pour faire des concerts, il nous faut une démo, mais pour faire une démo, il faudrait qu’on multiplie les concerts. Et qu’on se fasse payer pour ça, en plus. Pour l’instant, c’est pas gagné. On était déjà bien contents l’autre jour qu’un patron de bar accepte de nous faire jouer et nous paye le repas et les boissons. Ça aide d’avoir des relations de bistrot.
            Du coup, on s’est posés comme ça et on a étudié sérieusement la question. On est allés comparer sur Google les différents logiciels audio, et finalement on en a trouvé un gratuit. Restait plus qu’à revoir nos branchements, nos micros, on était prêts. Le Florian il était tout fou, le plus enthousiaste de nous tous, je crois bien : en plus, il disait, on va avoir un vrai enregistrement live ! Et nous, on est quoi ? Un groupe qui joue en live ! Ouais, okay. Enfin lui il joue plus trop en live, quoi. Moi, j’étais sceptique : le coup de la gratuité, ça m’inquiétait. Je me disais que c’était un peu trop facile, je m’attendais à un son foireux, mais même pas ! On arrivait même parfois à comprendre ce que chantait Noémie.
            Ce qu’il y a de bien, c’est que l’enregistrement de la démo, ça a pas trop changé nos habitudes. Il suffisait qu’on répète plusieurs fois le même morceau, et une fois qu’on avait réussi à faire un truc pas trop crade, c’était dans la boîte. La seule différence, c’est qu’une fois qu’on a eu les quatre morceaux enregistrés live, on les a gravés sur CD, et Adrien a fait un joli dessin sur la pochette, avec le nom du groupe en grand juste au-dessus. Et on a tous voulu en avoir un exemplaire, et on avait l’impression d’avoir dans les mains un truc en métal précieux, vachement rare, le genre de truc que tu chopes dans World of Warcraft seulement après avoir explosé un boss de niveau 90. Je sais pas ce que les patrons de bar en feront, de notre démo, mais nous, putain, on l’a écoutée en boucle !

Tranzistor, n° 53, mai 2014.

jeudi 6 février 2014

Bag of Bones [épisode 10]


Maintenant, on est comme les Beatles : on a notre cinquième membre, celui qui aurait pu faire partie de la grande aventure, devenir une star comme les autres, mais qui s’est barré trop tôt. Perso, je sentais bien depuis un moment qu’il y avait dinosaure sous gravillon. C’est facile à dire maintenant qu’on sait, mais bon : ça se voyait bien que Florian, être sur scène, c’était pas son truc. Il avait l’air de chanter comme si il s’excusait de quelque chose, je sais pas… S’il avait pu se cacher derrière Noémie, il l’aurait fait. Pas de bol, il la dépasse d’au moins quinze centimètres. Sur scène, il avait comme qui dirait la nostalgie des coulisses.
            Il faisait pas le fier, le Florian, quand il nous a expliqué que ça lui foutait trop la trouille, qu’il était pas taillé pour ça, qu’il avait juste envie de rester dans l’ombre, bien à l’abri… Nous, on était emmerdés pour lui, forcément, et puis surtout ce qui nous gênait c’est qu’au fond, on pouvait pas lui dire qu’il prenait la mauvaise décision, vu que Florian sur scène, c’était un peu comme si on avait filé un micro à un cintre…
            Je rigole, mais là où c’était vraiment gênant, cette histoire, c’est que plus de Florian, pour moi, ça voulait dire plus de batterie. Lui parti, je me voyais mal continuer à jouer sur la batterie de son oncle. Et pour le groupe, ça voulait dire plus de local, puisqu’on répétait dans le garage de ses parents. La dure réalité venait nous filer de méchantes pichenettes derrière les oreilles…
            Heureusement, Florian, qui a le sens des responsabilités, a décidé de dire adieu à la scène, mais pas au groupe. Il continuera à promener son look gothique en backstage : il compte bien être aux premières loges, fan de la première heure et tout le bordel, le mec qui gueule plus fort que tout le monde dès que son groupe fait son entrée. Surtout, il a bien insisté là-dessus : il se rendra utile. Il est déjà vachement utile, je trouve, avec la batterie et le garage, mais genre encore plus utile. Genre utile dans le style manager, quoi. Le type qui prend rendez-vous avec les salles de concert, les producteurs, les télés, qui distribue l’oseille et tout ça. Bon, on n’en est pas là, mais vous voyez le truc. C’est parfait, cette idée : Florian, c’est sûrement le plus organisé du groupe. Même que pour le bac, il avait fait des fiches.

            Ça nous a quand même foutu un coup au moral, cette histoire. Maintenant, on n’est plus qu’un groupe de quatre avec une chanteuse. Noémie s’est mise à pleurer et c’était comme voir un gros nuage noir sur le plus beau coucher de soleil du monde. Les filles, c’est fragile. J’avais envie de la prendre dans mes bras mais les potes m’auraient charrié. J’ai préféré rester rock’n’roll jusqu’au bout et j’ai demandé : « Quelqu’un veut une bière ? »

Tranzistor, n° 52, janvier 2014.

samedi 28 septembre 2013

Bag of Bones [épisode 9]

            Répéter entre nous, c’est bien sympa, mais c’est pas comme ça qu’on va entrer dans l’Histoire. C’est Florian qui nous a fait remarquer que maintenant qu’on a un groupe, il y a un truc qu’on peut pas louper, c’est la fête de la musique. Après tout, le 21 juin, n’importe quel nul qui s’est acheté un djembé peut faire chier ses voisins jusqu’à pas d’heure, alors je vois pas pourquoi on se gênerait.
            Moi j’ai pensé quand même : c’est pas mal comme idée, ça nous fera une raison supplémentaire d’angoisser, en plus du bac…
            Surtout qu’on s’y est pris au dernier moment, évidemment. On savait même pas qu’il fallait d’abord aller se renseigner à la mairie pour obtenir un emplacement. On pensait qu’il suffirait de demander poliment aux patrons de bars, et qu’avec nos sourires de beaux gosses, ça allait passer sans problème… Ouais. Sauf que début juin, les patrons de bars avaient déjà une liste de groupes longue comme le bras ! Et des groupes pas beaucoup plus mauvais que nous, en plus. Honnêtement, certains avaient même l’air presque aussi bons.
            On a quand même fini par obtenir l’autorisation de jouer à la terrasse d’un troquet du centre-ville lavallois, à égale distance des enceintes d’une discomobile tonitruante et d’une chanteuse s’époumonant sur tout ce que la chanson française a pu commettre de plus criminel. De Michel Sardou à Michel Fugain, en passant par Michel Cabrel et Michel Nougaro… Au moins, perdus au milieu de tout ce bruit, on était tranquilles : nos fausses notes passeraient inaperçues !
            Installation du matériel et test de la sono en fin d’après-midi, sandwichs avalés viteuf à côté de notre emplacement, de peur qu’un type vienne chourrer la gratte d’Adrien (ou pire : la désaccorder !), et à 20 heures, on était au taquet, chauds comme des mamelons, prêts à envoyer du super lourd.
            Sauf Florian, qui n’a rien trouvé de mieux que de se faire une extinction de voix la veille. Une extinction de voix en plein été. Ce mec est un miracle ambulant.
            Du coup, il nous a regardés jouer depuis le banc de touche, et Noémie a assuré au micro comme une pro. C’est pas pour nous jeter des fleurs, mais on a été grandioses. Adrien n’a même pas cassé de cordes, et moi je vous ai enchaîné de purs roulements de caisse claire que même Lars Ulrich il aurait halluciné.

            Bon. C’est vrai que la fête de la musique, c’est l’occasion de jouer devant plein de monde… mais la plupart des gens ne font que passer. C’est un peu comme si on remplissait le Grand Stade, mais qu’il se vidait avant qu’on ait pu jouer. Heureusement que les copains étaient là. Et aussi quelques curieux qui n’avaient visiblement rien de mieux à faire que nous écouter. Ils ont peut-être aimé, si ça se trouve…

Tranzistor n° 51, automne 2013.

vendredi 31 mai 2013

Bag of Bones [épisode 8]





            C’est quand même la super éclate, la vie rock’n’roll ! On peut bien transpirer pendant les heures de cours sur des fonctions logarithmes, on sait bien entre nous, les copains du groupe, qu’on a la musique dans le sang et qu’on va tout déchirer en répèt’ et que les maths ne s’en relèveront pas. On se jette des coups d’œil en diagonale à travers la salle de classe, genre toi-même tu sais, et dès la sonnerie, on n’a qu’un seul sujet de conversation : la musique.
            Depuis que le groupe existe, je passe des heures sur Spotify. Fini Call of Duty et Minecraft, les jeux vidéo c’est dépassé. Moi, j’aime bien revenir aux origines des choses, et je me suis mis à rechercher des vieux groupes de rock, les pionniers vous savez, et avec les copains, on n’arrête pas de s’envoyer des fichiers de musique, complètement excités, et les Sonics, tu connais ? Et Led Zep ? Les Ramones ? Les Stooges ? Sur ce sujet aussi, on fait nos devoirs, mais alors avec vachement plus de passion ! S’il y avait une épreuve d’histoire du rock au bac, ce serait fingers in the nose ! Comme dirait le père de Florian, qui lui a fait connaître les Doors et Jimi Hendrix, on a bien de la chance (nous les jeunes) d’avoir Internet et de pouvoir découvrir tout ça sans dépenser de la thune dans les disques !
            La thune, quand on en gagnera avec nos jobs d’été, on a décidé de la placer dans un pot commun pour se payer du matos. Limite, on devient sérieux, on économise et tout ! En attendant, avec le peu de matos qu’on a, on se défoule sur nos instrus dans le garage de Florian, et désormais on joue nos propres morceaux.
            Ça aussi, c’est énorme ! Le moment où on s’est pointés, Noémie et moi, avec nos textes, on avait un peu peur que les autres trouvent ça nul, et puis Adrien a commencé à tester un riff qu’il avait trouvé, pas trop sûr de lui non plus, j’ai commencé à battre le rythme, Steven m’a suivi sur la basse, Florian et Noémie ont regardé, sur les quatre chansons qu’on avait écrites, s’il y avait un texte qui pouvait coller, ils se sont lancés timidement, et bingo, ça collait carrément ! Il a fallu couper un mot par ci, en rajouter par là, mais ça le faisait ! Restait plus qu’à améliorer tout ça, à bosser le morceau à fond, mais en tout cas, ça existait ! On l’avait notre morceau, notre tout premier morceau ! Et plus on le répétait, plus on trouvait des arrangements, et plus notre couple vedette, au micro, était à l’aise et donnait de la voix. Derrière mes fûts, tout en tabassant mes toms et mes cymbales, j’avais l’impression d’être au spectacle et je me disais : putain, ce groupe, il envoie du lourd !

Tranzistor n° 50, été 2013.

vendredi 25 janvier 2013

Bag of Bones [épisode 7]



Après notre premier concert catastrophique, on s’est sentis nuls et pitoyables un quart d’heure ou deux, et puis à force d’entendre les copains et même ceux qui nous connaissaient pas nous dire que c’était trop mortel ce qu’on avait fait, on a fini par croire qu’on avait peut-être attrapé le génie par hasard, comme on chope une gastro. En tout cas, on avait trop envie de remettre ça ! Mais cette fois, en amenant notre univers et tout. Plus question de faire des reprises, ce coup-ci on allait arriver avec nos compos ! 

On a mis là-dedans plus d’organisation qu’on n’en mettra jamais pour nos révisions du bac. On a fait deux ateliers : Steven et Adrien allaient bosser ensemble la musique, à moi de caler la rythmique de la batterie par dessus, et pour les paroles, comme je suis le meilleur en français (le meilleur du groupe, hein, pas de la classe) et que Noémie est la meilleure en anglais, on s’est dit que ce serait pas mal qu’on travaille les textes ensemble. Florian aurait qu’à faire ses vocalises pendant ce temps-là. Autant dire que j’ai trouvé que c’était une idée géniale, Noémie et moi, le duo d’enfer – les Bonnie & Clyde des lyrics !

Alors entre deux cours on est allé bosser dans notre coin, moi j’avais acheté exprès un cahier Clairefontaine et je suis passé vite fait dans les chiottes du lycée pour réajuster ma mèche devant le miroir. On s’est mis à une table à part au CDI, yeux dans les yeux, et de temps en temps j’essayais de me concentrer sur mon cahier. Noémie, qui est comme une fée en mieux foutue, essayait de trouver des rimes en anglais. On s’était dit que ce serait pas mal de faire des chansons en français et en anglais, genre Noir Désir, mais j’avais du mal à trouver des idées. Je regardais les yeux de Noémie et j’avais du bleu plein la tête, et mon cahier ne se remplissait pas. Rien à foutre, moi je voulais juste qu’on reste comme ça jusqu’à la fonte totale de la banquise. Là, j’ai commencé à comprendre que le bonheur et l’amour, ça valait rien comme sujet de chanson. Je veux dire, Bag of Bones, faudrait pas que ce soit de la guimauve, quand même, alors au lieu d’écrire je faisais mon malin à essayer de la faire marrer en imitant le prof de maths ou de la choquer avec des blagues de cul et on n’avançait pas à grand-chose. Et puis à un moment son portable a vibré, elle a regardé l’écran, elle m’a dit esscuse, c’est mon copain, et elle s’est mise à textoter comme une furieuse.

Et tout d’un coup, je sais pas si c’est la lumière qui a changé, mais je l’ai trouvée super banale, cette meuf, avec sa frange et son Nokia rose, et je me suis focalisé sur mon cahier et d’un coup j’ai trouvé plein de thèmes de chansons sur la guerre, la violence, la maladie et les gens qui se jettent d’un pont.

Tranzistor, n° 49, hiver 2012-2013

vendredi 21 septembre 2012

Bag of Bones [épisode 6]



Et le grand jour est arrivé. On allait faire notre baptême de la scène, et on était tous flippés à mort. Du genre à regretter d’être nés. Mais qu’est-ce qui nous a pris de vouloir jouer à cette putain de fête de fin d’année ? On n’était pas bien, planqués peinards comme des élèves ordinaires, non ?

Au fil des semaines, le projet de Chassagne, le CPE du lycée, a pris de l’ampleur. Un DJ, des jongleurs, un guitariste solo – il y avait même un mini spectacle de danse au milieu de tout ça. Et nous – nous, les Bag of Bones – on était censés être la cerise sur le gâteau, le clou du spectacle, le moment inoubliable de la soirée. Rien que ça. J’attendais ce moment aussi sereinement que si on m’avait demandé d’aller en Afghanistan régler le conflit à mains nues.

On est montés à l’échafaud vers 22 heures, j’avais l’impression d’avoir oublié mon estomac à la maison. Je me suis recroquevillé derrière mes fûts comme si c’était une barricade, attendant l’assaut sans savoir comment calmer le tremblement de mes jambes. Mais qu’est-ce que je foutais là, vous pouvez me dire ? Le père Chassagne a fait une petite introduction au micro, le genre bien grandiloquent, « les Bag of Bones vont vous remuer les tripes », ce genre de truc (c’étaient plutôt les miennes, de tripes, que je sentais flageoler comme de la gelée anglaise). Ça devait lui rappeler sa jeunesse, faut croire : Elvis Presley, les Chaussettes noires et tout le bordel…

Bref. On avait choisi d’attaquer avec un morceau un peu costaud, le genre qui montre la couleur tout de suite : « Anarchy in the UK ». J’étais censé lancer le truc, compter 1, 2, 3, 4 – j’ai oublié. Ça commençait très fort : pendant deux bonnes minutes, tout le monde me regardait, Adrien, Noémie, Steven et Florian, genre c’est quand tu veux mec, et moi je me demandais ce qu’ils avaient, tous. Pourquoi personne joue ?

Finalement, j’ai repris mes esprits, j’ai compté, et vlan, on a joué. Et là, c’est comme si un mur de bruit s’était dressé devant nous, un truc incompréhensible. Comme c’était Chassagne qui avait loué une sono pour la soirée, il s’occupait plus ou moins des réglages. C’est-à-dire qu’on avait branché nos micros et nos instruments, et qu’on avait testé chaque branchement séparément. On ne savait pas encore ce que c’était que des balances, ni même à quoi servaient les retours. En gros, personne ne s’entendait. Oui, c’était un peu l’Afghanistan. J’étais au beau milieu d’un bombardement, j’avais de la sueur qui me tombait dans les yeux, je voyais plus rien, j’attendais juste que ça se termine. Je n’insisterais pas sur le moment épique où Adrien a cassé une corde qu’il a mis trois plombes à changer, ni sur le micro de Florian qui a préféré démissionner (on le comprend) : quand ça s’est terminé, on avait tous perdu dix kilos. Plein de gens nous ont dit que le concert était génial. On doit pas avoir vu le même.

Tranzistor, n° 48, automne 2012.

dimanche 1 juillet 2012

Bag of Bones [épisode 5]


Il était tout fier d’avoir vendu la mèche, le Steven. Comme un bon élève, il était allé voir le CPE du lycée pour lui dire qu’il jouait dans un groupe de rock. Coup de bol, ça tombait pile poil pour la fête de fin d’année. Cette fois, on ne se contenterait pas d’un goûter avec la chaîne laser qui gueule du Eminem ou du Orelsan : on aurait un vrai groupe amateur ! Je voyais bien le père Chassagne se frotter les mains dans la tête, limite ému de voir ses petits lycéens se lancer dans des projets personnels – et puis n’est-ce pas, ce sera un bon exemple pour les autres… D’ailleurs, entre le moment où Steven nous a vendus à Chassagne et le jour de la fête, il y a eu un type qui a proposé de faire le DJ, un qui jouerait de la gratte sèche et un autre qui voulait se ramener avec du matos de jonglage et des tenues de clown. C’était plus la fête du lycée, c’était carrément Woodstock. Woodstock version Zavatta.

Bon, faut reconnaître qu’on se la jouait tous un peu rockstars depuis qu’on réussissait à aligner deux mesures à peu près dans le tempo. Alors quand le CPE nous a proposé de jouer devant tout le monde, on s’est pas fait prier. Un peu, qu’on allait leur montrer, aux autres ! Et après, quand on a réfléchi à ce qu’on venait de dire, qu’on a compté les semaines qui nous séparaient de la date du concert et qu’on a VRAIMENT écouté ce qu’on faisait (en s’enregistrant sur un magnéto pourrave), on a gentiment commencé à flipper.

Dans la panique générale où on était, genre les femmes et les enfants d’abord, on n’arrivait plus vraiment à réfléchir. Heureusement que Noémie avait un peu plus de sang-froid, à croire que rien ne l’atteint : elle a tout organisé pour que l’accouchement se passe en douceur. Sur ses conseils, on a commencé à recenser les morceaux qu’on savait jouer sans trop se planter. C’était vite vu, y’en avait quatre ou cinq. De quoi tenir vingt minutes, ce qui était amplement suffisant pour une fête de fin d’année. Eh bien, à partir de maintenant et jusqu’au jour J, on n’allait plus répéter que ces morceaux-là.

Vu comme ça, ça paraissait si facile qu’on en était tout rassurés, d’un coup. Je l’aurais embrassée, Noémie ! (Remarquez, je l’aurais embrassée même sans ça). On s’est mis au boulot tout de suite, et en répétant nos cinq morceaux on avait l’impression d’être le meilleur groupe du monde en train de préparer une tournée mondiale. Je passais bien un quart d’heure à disposer mes fûts correctement, à évaluer la distance entre mes bras et les cymbales, à frotter mes peaux comme si j’allais en faire jaillir un génie. Complètement malade. Mais quand je voyais le temps que mettait Adrien à s’accorder et à s’échauffer les doigts, je me trouvais plutôt normal…

Tranzistor n°47, été 2012.

vendredi 6 avril 2012

Bag of Bones [épisode 4]


C’est vrai qu’on a un peu débarqué dans le monde du rock comme des danseurs de claquettes sur la lune. Pas un pour relever l’autre, aussi innocents que des chiards au biberon, j’avoue. Mais quand on s’y est mis, on s’y est mis. Tous les soirs après les cours, et avant de rentrer chez moi faire mes leçons (si on veut), j’allais faire une heure de batterie chez Florian. Le reste du temps, je potassais « La Batterie pour les Nuls » ou des trucs comme ça. Ça me changeait de Platon et des identités remarquables !

Un soir que j’étais chez Florian, il m’a appris que Steven avait eu une basse pour son anniversaire. Être un gosse de riches, c’est quand même le bon plan.

- Je l’ai pas vue, il m’a dit Florian, mais il paraît qu’elle est super classe. Il m’a dit que c’était une basse libyenne, j’crois bien.

- Ils font des basses, en Libye ? j’ai demandé. C’est quelle marque ? Genre Ibanez ?

- Ah oui, c’est ça : libanaise. Moi tu sais, la géo…

Des claquettes sur la lune, je vous dis !

Et alors tous les mercredis et les samedis après-midi, on répétait dans le garage de Florian. On pensait plus qu’à ça. On avait tapissé les murs du garage avec des boîtes d’œufs, comme on avait vu sur des photos de groupes. Ça empêchait pas le père de Florian de venir gueuler de temps en temps parce qu’on jouait trop fort (ou trop mal). Nous, on se prenait juste pour le meilleur groupe du monde. D’ailleurs c’est pas dur, citez-moi un seul groupe de rock actuel qui tabasse ?

Ah ! Vous voyez ?

Bon, comme on ramait un peu question rythmique, au début on a surtout bossé le concept. Il fallait qu’on se mette d’accord sur notre style. Niveau influences, dans le groupe, c’était un peu le bordel. Genre Florian, son truc c’était plutôt le rock pour dépressif en phase terminale. En gros, Marilyn Manson. C’est moi qui lui ai fait découvrir Joy Division ! Adrien est tombé dans le métal quand il était petit. Steven, je crois bien que son rockeur préféré, c’était Jean-Paul Sartre. Noémie, elle est si merveilleuse et tout que ses goûts musicaux sont forcément hyper pointus, et moi, je m’y connais pas mal dans tout ce qui fait du bruit et qui date, grosso modo, d’avant ma naissance. Je suis le vieux con du groupe.

Du coup, on s’est dit que Bag of Bones, ça devait refléter un peu tout ça, et on n’était pas beaucoup plus avancés. Mais quand même Adrien, qui dessine super bien, et pas que les guitares, avait fini par nous faire des putains de visuels. On n’avait pas de compos, on savait à peine jouer, on n’avait aucune idée de ce qu’on allait faire, mais on savait déjà à quoi ressembleraient les affiches des concerts. Tout à l’envers : c’était ça, notre style.

Tranzistor, n°46, printemps 2012.

dimanche 29 janvier 2012

Bag of Bones [épisode 3]


Dans le genre groupe de rock, j’avoue, on ferait difficilement plus amateur que nous. Du coup, on avait décidé que pour notre première répèt’, on arriverait hyper pro. La consigne : on s’entraîne avant chacun de son côté sur le même morceau. Le lieu du crime, c’était dans le garage des parents à Florian. Le jour, un mercredi après-midi. Florian avait déjà installé la batterie de son oncle, qui était finalement moins pourrave que dans mes cauchemars. Adrien avait donc acheté sa gratte, une ESP noire, et un ampli Marshall à 150 euros. Pour débuter (sachant qu’il y connaît rien), il se disait que c’était bien. Steven était censé acheter une basse, mais il s’est pointé avec son synthé. Je commençais à me lancer dans la description d’une basse, pour qu’il sache faire la différence la prochaine fois, mais il a dit que pour l’instant, il ferait les parties de basse au synthé, que ça allait bien se passer et tout, et qu’il fallait pas que je m’inquiète. Ouais, bon. J’ai pas insisté : moi, tout ce que j’ai eu à acheter, c’est un micro et un pauvre ampli pour la voix…

De toute façon, on s’était dit que la première répèt’, ce serait le tour de chauffe, pour voir un peu de quoi on était capables. Noémie voulait venir nous encourager, personne n’était trop partant, sauf moi qui ai insisté. J’avais trop envie qu’elle vienne m’admirer ! Total, le jour J, j’avais les jambes en Nutella et les intestins en cavale. Surtout qu’entre-temps, Adrien avait commencé à bosser un peu la guitare de son côté, et Florian la batterie, alors que moi, gros malin, je m’étais dit que chanter, c’était pas sorcier : tout le monde sait le faire. Et quand on a essayé pitoyablement de s’accorder sur « Come As You Are », Florian était aux fraises et Adrien mettait à peu près trois heures pour passer d’un accord à l’autre (trop de doigts), mais en ce qui me concerne, c’était clair que j’étais chanteur comme Ribéry est danseuse étoile. Il y a des moments dans la vie où on est confronté à la dure réalité… Mais merde, pas devant Noémie, quoi !

Même si ça me fait mal aux seins, je dois reconnaître que c’est Steven qui s’en sortait le mieux, et qui a su redresser la barre. Vu que j’avais l’air d’avoir un peu plus le sens du rythme que Florian, il nous a proposé d’échanger nos places. J’étais un peu dég’ de me retrouver derrière la batterie, mon charisme en a pris un coup, mais bon, c’est vrai que mes boum-boum-paf étaient un peu plus calés que ceux de Florian. La cacophonie commençait à ressembler à quelque chose. Le plus dur pour mon ego, je crois, c’est quand Noémie a proposé de chanter avec Florian. Si de groupie elle devient chanteuse, comment je peux me la jouer rock star, moi ? J’ai bien tenté de faire remarquer qu’une gonzesse dans un groupe de rock, ça craignait complètement, mais Adrien m’a répondu Blondie, Pretenders, Joan Jett, Patti Smith et Superbus (non, pas Superbus), alors j’avais plus rien à dire. En plus, Noémie a une voix qui vous déchiquète l’âme façon dentelle et de ma place, pendant les concerts, je pourrai mater son cul à volonté. Faut voir le bon côté des choses…

Tranzistor, n°45, hiver 2011-2012.

mardi 11 octobre 2011

Bag of Bones [épisode 02]


C'est bien joli de vouloir monter un groupe de rock, mais il suffit pas de lui donner un nom. Je veux dire, honnêtement, y'a pas vraiment de musiciens parmi nous. Bon, à part le Steven, mais lui son truc c'est le piano. Essayez de jouer l'intro de "Smoke On The Water" au piano, à mon avis vous risquez de vous faire courser par le fantôme de Kurt Cobain armé d'une tronçonneuse ! On a voulu faire le tour des instruments de musique qu'on avait, et d'abord on s'est dit qu'on en avait à peu près zéro virgule deux à nous quatre. C'est-à-dire qu'Adrien doit avoir un harmonica, et moi une demie flûte à bec. Les voisins peuvent pas se plaindre.

Steven a quand même fait remarquer qu'il avait un synthé chez lui, je lui ai dit : "Tu veux pas plutôt faire le mec qui court partout sur la scène pour ramasser les pieds de micro et les cymbales ?", et c'est là que Florian a dit qu'à propos de cymbales, son oncle avait une batterie qu'il pourrait peut-être nous prêter. Il paraît qu'il a fait du balloche quand il était jeune, ou je sais pas quoi, et que c'était même un fan de Phil Collins. Ouais, je sais, moi aussi ça m'a fait bizarre : wow ! y'a peut-être un fan de Phil Collins dans le monde, et c'est l'oncle à Florian, dis donc !

Mais en tout cas, ça a réglé la question de la batterie. Du coup, comme Adrien bosse toutes les vacances chez ses parents qui tiennent un restau et qu'il a un peu de thunes de côté, on s'est dit qu'on irait voir un peu les guitares et les amplis dans un magasin de musique. Ça se goupillait pas mal du tout, notre affaire. Florian serait à la batterie, Adrien à la gratte (en plus il les dessine super bien) et moi derrière le micro. Logique qu'on ait les meilleures places, celles qui font craquer les filles, puisque le groupe, c'est notre idée ! C'est pas planqué derrière une grosse caisse que je pourrai éblouir Noémie...

Un mercredi après-midi, Adrien et moi on s'est pointé dans un magasin de musique et on a commencé à baver devant les espèces de mitraillettes à cordes qu'il y avait là, et un type chevelu est sorti du magasin en bousculant un peu Adrien avec un vague "désolé", et Adrien s'est retourné vers moi genre livide, et il m'a dit : "T'as vu ce mec ?" Moi, j'avais pas gaffe, j'étais resté bloqué devant une Fender blanche. "Non, mais t'as pas vu ? C'était le guitariste d'Homestell !" Ah bon ? J'ai jeté un oeil dans rue voir s'il était encore dans le coin, mais que dalle. Alors là, je me suis dit ouaaah, dans quelques mois peut-être, y'aura des mecs comme nous qui nous croiseront dans les rues et qui se retourneront : "Eh, ce s'rait pas les gars de Bag of Bones ?" Bon, j'ai dit à Adrien qu'était encore à dix mètres du sol, tu l'achètes, ta guitare ? A l'heure qu'il est, on devrait déjà être des stars !

Tranzistor, N° 44, automne 2011.

mercredi 13 juillet 2011

Bag of Bones [épisode 01]


Illustration : Matthias Picard.


[Voici le premier épisode d'un feuilleton à suivre chaque trimestre dans le magazine Tranzistor, feuille d'info des musiques actuelles en Mayenne.]

Si vous voulez tout savoir, c'est en cours de philo qu'on l'a eue, l'idée du siècle. Ça faisait déjà un moment qu'on tournait autour de la question, à se refiler des mp3, et le dernier Gojira tu l'as écouté, et BB Brunes c'est vraiment trop d'la merde, ce genre de trucs, et puis on commençait à se saper avec des purs tee-shirts Slipknot ou Guérilla Poubelle, et en plein cours sur la liberté, Adrien s'est arrêté de dessiner des grattes sur son cahier - il les fait super bien - et il m'a donné un coup de coude et mon stylo a lacéré la page en diagonale et sur son cahier il avait écrit : "Envie de monter un groupe ?"

Alors là, je vous raconte même pas l'excitation ! J'aurais pu recharger tous les iPhone de la classe rien qu'en les touchant ! J'ai plus rien compris à ce que racontait la prof, j'ai cru que l'intercours arriverait jamais, et puis finalement ça a sonné et on était déjà dehors et les autres étaient du genre euh, quelle mouche vous pique et tout, alors on leur a dit : "On fait un groupe de rock, les mecs !"

Y'avait Florian avec son pur look gothique tout en noir des rangers aux cheveux, Adrien donc qui dessine super bien les grattes et qui avait ce jour-là un tee-shirt System of a Down, et Steven qu'on sait pas trop ce qu'il foutait là, avec sa pauvre mèche sur l'œil et son tee-shirt Pepe Jeans. Et puis est arrivée Noémie, qui est comme un soleil après trois semaines de pluie. Et puis moi évidemment, Alex, je m'étais pas présenté. Alors Steven qu'on n'avait pas sonné nous a dit que c'était une pure idée et que ça tombait bien parce qu'il a fait trois ans de piano. Je voyais pas bien le rapport, peut-être qu'il croyait qu'on allait faire des reprises de Chopin.

Et on s'est mis à réfléchir au nom du groupe. Le style, c'était trop pas compliqué : du bon gros rock qui envoie, bien crade, on n'est pas là pour rigoler. Alors les noms se sont mis à venir de partout : Kalachnikov (on n'était pas d'accord sur l'orthographe), Trompe la Mort (non, ça c'est pourri), Fukushima Dolls (j'étais content de moi), Prolégomènes à la destruction (ta gueule, Steven, va réviser), les Bâtards, les Morveux, les Morbacs, et alors j'ai dit stop les gars, on oublie tout de suite les noms qui commencent par "les", les Vermines, les Furoncles, les Blattes, les Machins, on n'est plus dans les années 30, et Noémie m'a regardé avec ses yeux qui sont comme deux lacs et j'étais super fier de m'être imposé comme ça, moi. Et Florian a dit un nom anglais, ce serait bien, et Noémie qui est comme le Paradis en condensé a dit: "Pourquoi pas un truc genre Bag of Bones ?" Je sais pas d'où elle sortait ça et j'ai dit ah ouais, génial, et voilà comment on est devenu Bag of Bones. Juste pour une histoire d'hormones.

Tranzistor n° 43, été 2011.