vendredi 31 mai 2013

Bag of Bones [épisode 8]





            C’est quand même la super éclate, la vie rock’n’roll ! On peut bien transpirer pendant les heures de cours sur des fonctions logarithmes, on sait bien entre nous, les copains du groupe, qu’on a la musique dans le sang et qu’on va tout déchirer en répèt’ et que les maths ne s’en relèveront pas. On se jette des coups d’œil en diagonale à travers la salle de classe, genre toi-même tu sais, et dès la sonnerie, on n’a qu’un seul sujet de conversation : la musique.
            Depuis que le groupe existe, je passe des heures sur Spotify. Fini Call of Duty et Minecraft, les jeux vidéo c’est dépassé. Moi, j’aime bien revenir aux origines des choses, et je me suis mis à rechercher des vieux groupes de rock, les pionniers vous savez, et avec les copains, on n’arrête pas de s’envoyer des fichiers de musique, complètement excités, et les Sonics, tu connais ? Et Led Zep ? Les Ramones ? Les Stooges ? Sur ce sujet aussi, on fait nos devoirs, mais alors avec vachement plus de passion ! S’il y avait une épreuve d’histoire du rock au bac, ce serait fingers in the nose ! Comme dirait le père de Florian, qui lui a fait connaître les Doors et Jimi Hendrix, on a bien de la chance (nous les jeunes) d’avoir Internet et de pouvoir découvrir tout ça sans dépenser de la thune dans les disques !
            La thune, quand on en gagnera avec nos jobs d’été, on a décidé de la placer dans un pot commun pour se payer du matos. Limite, on devient sérieux, on économise et tout ! En attendant, avec le peu de matos qu’on a, on se défoule sur nos instrus dans le garage de Florian, et désormais on joue nos propres morceaux.
            Ça aussi, c’est énorme ! Le moment où on s’est pointés, Noémie et moi, avec nos textes, on avait un peu peur que les autres trouvent ça nul, et puis Adrien a commencé à tester un riff qu’il avait trouvé, pas trop sûr de lui non plus, j’ai commencé à battre le rythme, Steven m’a suivi sur la basse, Florian et Noémie ont regardé, sur les quatre chansons qu’on avait écrites, s’il y avait un texte qui pouvait coller, ils se sont lancés timidement, et bingo, ça collait carrément ! Il a fallu couper un mot par ci, en rajouter par là, mais ça le faisait ! Restait plus qu’à améliorer tout ça, à bosser le morceau à fond, mais en tout cas, ça existait ! On l’avait notre morceau, notre tout premier morceau ! Et plus on le répétait, plus on trouvait des arrangements, et plus notre couple vedette, au micro, était à l’aise et donnait de la voix. Derrière mes fûts, tout en tabassant mes toms et mes cymbales, j’avais l’impression d’être au spectacle et je me disais : putain, ce groupe, il envoie du lourd !

Tranzistor n° 50, été 2013.

jeudi 30 mai 2013

Les monstres





« Ce que nous appelons monstres ne le sont pas à Dieu, qui voit en l’immensité de son ouvrage l’infinité des formes qu’il y a comprises ; et est à croire que cette figure qui nous étonne, se rapporte et tient à quelque autre figure de même genre inconnu à l’homme. De sa toute sagesse il ne part rien que bon et commun et réglé ; mais nous n’en voyons pas l’assortiment et la relation. »
Michel de Montaigne

            Les monstres sont à la littérature ce que la sauce blanche est au grec-frites : un élément peut-être pas tout à fait indispensable (il y en a qui préfèrent le ketchup), mais quand même important. La littérature aime les monstres, peut-être autant que le cinéma. Et l’écrivain a l’avantage de pouvoir s’occuper lui-même des effets spéciaux, ce qui réduit considérablement les coûts de production. Géants, cyclopes, gorgones, centaures, hydres, minotaures, monstres marins, cerbères, furies, vampires, goules et autres créatures de Frankenstein ont d’abord peuplé les livres avant d’envahir les écrans de cinémas – et maintenant avec deux euros de plus vous pouvez même les voir en 3D.
Les monstres dans la littérature, avec dix euros de moins, vous pouvez les voir en poche. Bizarrement ça n’a pas l’air d’être un argument de vente aussi efficace…
Les monstres nous fascinent. Les monstres nous font peur. À l’enfant terrorisé qui pense qu’il y en a un qui se cache dans son placard ou sous son lit, la mère rassurante explique que les monstres n’existent pas, là, là, tout va bien, chuuuuut… Les mamans sont d’incorrigibles menteuses. Mes enfants, si les monstres vous font si peur, c’est bien parce qu’ils existent !
Le terme vient du latin monstrum, qui désigne un fait prodigieux, un présage, mais aussi une chose digne d’être montrée (monstrare). Le monstre, à l’origine, c’est donc le phénomène de foire : le freak (c’est chic).
Tout ce qui semble s’écarter de la nature, de la beauté physique, de l’harmonie des visages et des corps est monstrueux. Becs-de-lièvre, siamois, bossus, pieds-bots, culs-de-jatte, manchots, hydrocéphales, macrocéphales, phocomèles (vous regarderez sur Wikipédia), nains, géants, albinos, femmes à barbe, hermaphrodites… L’Antiquité regorgeait de ces curiosités à la diversité infinie. Aristote est le premier à définir la chose, dans sa Génération des Animaux : « Le monstre est un phénomène qui va à l’encontre de la généralité des cas mais non pas à l’encontre de la nature envisagée  dans sa totalité. »
Hélas, de nos jours, l’échographie et le droit à l’avortement nous ont privé de nombreux spécimens magnifiques ! Déjà, Flaubert le regrettait : dans le Dictionnaire des idées reçues, à l’entrée « Monstre », il remarquait simplement : « On n’en voit plus ».
Des êtres humains difformes étaient là, leur physique effrayait les gens bien, qui leur jetaient des pierres, et fascinait les poètes et les artistes, qui les ont immortalisés. Au monstre ils ont prêté une force redoutable, une méchanceté infinie et des pouvoirs surnaturels. S’ils étaient repoussants et dangereux, c’est qu’ils gardaient un secret. Devins, passeurs ou gardiens de cités magiques – porte des Enfers ou Jardins des Délices – le héros devait d’abord les vaincre ou les soudoyer pour poursuivre sa quête.
Philippe Charlier, écrivain et médecin spécialiste de la paléopathologie, a rédigé un ouvrage passionnant sur le sujet : Les Monstres humains dans l’Antiquité (Fayard, 2008). Par l’étude de squelettes fossilisés, entre autres, il fait un parallèle entre les difformités humaines et les monstres légendaires des récits d’Homère ou de Virgile.
Non, évidemment, on n’a pas retrouvé de fossiles d’hydres, de centaures ou d’hécatonchires, parce que les poètes susnommés avaient un peu d’imagination quand même. Mais des hommes gigantesques, au visage difforme, ou affligés d’un membre supplémentaire, il y en a, car la nature est farceuse. Si vous ne croyez pas aux cyclopes, tapez donc « holoprosencéphalie » sur Google Images…
« À l’encontre de la généralité des cas mais non pas à l’encontre de la nature envisagée  dans sa totalité » : Aristote faisait ici la distinction entre le monstre (humain ou animal réel mais rare, curiosité de la nature) et la créature fantastique, née de l’imaginaire. L’art s’est nourri des phénomènes étranges que la nature offrait pour en créer d’autres encore plus étranges. Et Victor Hugo engendra Quasimodo, Gustav Meyrinck engendra le Golem, Lovecraft engendra Cthulhu, Lautréamont engendra Maldoror, Bram Stoker engendra Dracula, Mary Shelley engendra la créature de Frankenstein, Dante engendra toute une ménagerie…
« Les monstres ? Ils sont moins rares que les miracles ! » disait Alexandre Dumas.

jeudi 23 mai 2013

Le plan




 
« Trouver n’est rien, c’est le plan qui est difficile. »
Dostoïevski.

            On vous l’a dit et répété pendant les cours de français (mais vous n’écoutiez pas) : faites un plan ! Avec un bon plan, vous pouvez vous dire que vous avez déjà fait les trois quarts de votre roman. Vous n’avez plus qu’à rédiger. Évidemment, en français, il s’agissait de plans de dissertation. Trois parties, une idée par paragraphe, trois paragraphes par partie. Vous vous souvenez ? Une fois que vous aviez ça, avec en plus quelques exemples et citations pour illustrer vos idées, il ne vous restait plus qu’à rédiger. On vous disait ça : « vous n’avez plus qu’à rédiger », comme si rédiger, c’était trois fois rien. C’est pourtant à ce moment qu’intervient le style, qu’il faut peser chacun de ses mots, et ce n’est pas si facile que ça. Les professeurs de français devaient penser que de toute façon, à notre âge, on ne se préoccupait pas encore du style, bien contents déjà d’avoir suffisamment de matière pour remplir nos trois parties…
            Ce qui fonctionne (ou pas) pour une dissertation d’une copie double et demie, doit pareillement fonctionner (ou pas) pour un roman de trois cent cinquante pages. C’est possible, mais ce n’est pas sûr : dans le plan d’un roman, l’écrivain peut s’enliser, se perdre, et dépenser toute l’énergie qu’il aurait dû conserver pour sa rédaction. « Jamais je n’ai écrit une histoire dont je connaissais le déroulement », prétend Aragon. Bon, il ne faut peut-être pas le croire sur parole : si les écrivains disaient la vérité, ça se saurait (la littérature serait interdite). Mais le fait est qu’il n’y a pas vraiment de règle : l’écrivain apprend en écrivant, plus ou moins, bien que les ateliers d’écriture se multiplient et que les universités américaines aient déjà intégré depuis longtemps l’idée que l’art d’écrire s’apprend, au même titre que le dessin ou la musique.
            Certains auteurs se lancent peut-être dans la rédaction sans avoir établi le moindre plan, comme ça, bille en tête. Mais beaucoup de ceux qui le prétendent ont surtout à cœur de persuader lecteurs et critiques que leur roman a jailli tout d’un bloc, pof, pur joyau ciselé à même le minerai. « J’ai jeté deux trois cailloux en l’air sans trop y penser, ça a donné la cathédrale de Reims. Coup de bol, quoi. » Ben voyons…
            Étrange ce besoin qu’ont encore de nombreux auteurs français de nous faire croire que l’écriture ne s’apprend pas, et s’enseigne encore moins – qu’on est un écrivain de toute éternité ou pas du tout. La répugnance qu’ils éprouvent à reconnaître qu’ils dressent un plan préalable avant de se lancer dans un roman est du même tonneau.
            Bien sûr, il est possible de se contenter d’une vague idée de départ, de rédiger d’une traite et d’aboutir à un bon roman. Mais il est tout de même plus fréquent, peu après avoir démarré sans préparation, de s’apercevoir qu’il serait bon de prendre quelques notes en chemin, d’étoffer un peu tel ou tel trait de caractère du héros, puis de rédiger carrément des fiches pour chacun des personnages : particularités physiques, psychologiques, résumé biographique, vêtements, etc. C’est un bon moyen d’éviter de présenter un personnage comme un farouche anti-fumeur à la page 215 alors qu’on l’aura vu s’allumer une clope à la page 32…
            De la même façon, on s’aperçoit vite qu’un roman à besoin d’une structure solide, qui lui donnera toute sa cohérence. Et c’est avec un plan qu’on bâtit une structure. Un plan qui peut être très détaillé, comme ceux de Flaubert ou de Zola, ou se contenter de donner les grandes lignes du récit. Tout dépend de votre capacité à improviser en retombant sur vos pieds au moment voulu. Et un peu, aussi, de la masse d’informations dont vous aurez besoin pour rédiger l’histoire.
            Pas vraiment de règle, donc, sinon celle-ci : sitôt établi le plan, le faire disparaître. Rien de plus laid qu’un roman dont la construction est visible à l’œil nu, où les péripéties semblent toutes arriver à point nommé, où coups de théâtre et retournements de situation paraissent calculés d’avance. Évidemment qu’ils le sont, calculés d’avance. Mais le lecteur ne doit pas s’en rendre compte.
C’était bien la peine de se donner tout ce mal, hein ?
 

jeudi 16 mai 2013

Le café



« Le comptoir d’un café est le parlement du peuple. »
Balzac.
           
Sirotant mon café en relisant Bouvard et Pécuchet, je me disais que s’il y avait bien un cliché tenace (et Dieu sait si Flaubert traque les clichés dans son ultime roman) c’était d’abord d’employer le verbe « siroter » en parlant d’un café – mais ce n’était pas ce cliché tenace là que j’avais en tête. Non, j’avais en tête le cliché tenace de l’écrivain consommateur de café, et plus particulièrement de l’écrivain au café.
            Parce qu’au café, on ne consomme pas que du café. Antoine Blondin aussi, comme Sartre et toute la bande du Café de Flore des années 50, était un écrivain au café. Mais ce qu’il buvait, au Bar Bac ou ailleurs, était plutôt à base de houblon ou de raisin. Et Verlaine, Rimbaud et les autres, ne commandaient pas beaucoup de cafés quand ils s’attablaient au Procope – pas assez en tout cas pour que l’Histoire le retienne.
            Mais enfin, voilà, c’est ce qu’on appelle une image d’Épinal : l’association de l’écrivain et du café, de l’écrivain à une table de café, plutôt avec des lunettes de soleil, une petite brise dans les cheveux et un carnet de moleskine rempli de lignes raturées et illisibles écrites au stylo Mont-Blanc (très, très important, le carnet moleskine et le Mont-Blanc, pas de faute de goût, surtout !), bref, vous m’avez compris : cette image là est dans tous nos esprits. Le mien peut-être plus que le vôtre, parce que j’ai un certain penchant pour le stéréotype et les films de la Nouvelle Vague. Personnellement, j’irais même jusqu’à ajouter à mon écrivain un imperméable, un chapeau et une longue écharpe. Dans ces cas-là, on aura soin d’enlever les lunettes de soleil, pour ne pas surcharger le tableau. Sans vouloir paraître perfectionniste…
            Il y a bien sûr des cafés à écrivains. Si vous êtes un jeune auteur (et que vous vous appelez, mettons, Jean-Baptiste Patafion), vous prendrez soin de choisir plutôt un café chic et relativement calme pour vous poser avec votre matériel d’écrivain. Puisque vous êtes un écrivain moderne, vous aurez troqué votre carnet contre un ordinateur portable fonctionnant sous Windows 8. Évidemment, vous irez plutôt vous installer au Café de Flore ou, si vous habitez la province, dans ce qui se rapproche le plus de l’idée que vous vous faites d’un café littéraire, plutôt qu’au bar-PMU Chez Henri, entre un flipper agonisant et un baby-foot assailli par d’anciens jeunes.
            Que vient chercher l’écrivain au café ? L’Inspiration. On l’imagine reclus dans son appartement, derrière son écran, loin du monde et de l’aventure… Sur quoi écrire ? Sur rien ? Oui, bien sûr, mais on ne va pas passer sa vie à écrire sur rien ! Alors, notre écrivain décide de revenir au monde, et s’installe au café. Le café, c’est parfait : s’il n’est pas trop bruyant, on peut capter quelques conversations, s’inspirer de quelques figures, bref : trouver des idées. C’est en tout cas le projet de notre auteur. S’inspirer de la Réalité pour nourrir son Œuvre.
            Riche idée.
            Assez vite, cependant, l’auteur s’aperçoit que la réalité, tout compte fait, n’est pas à la hauteur de la fiction. Après avoir laissé traîner ses oreilles un bon moment pour écouter brailler un enfant en manque de Blédina sous le regard impuissant et inexplicablement plein d’amour de ses parents, pour entendre le récit palpitant d’un gus qui après une période de chômage vient de retrouver du boulot, ou encore les conversations d’octogénaires dressant leur bilan de santé et comptant leurs morts entre deux thés de Ceylan, notre Patafion a compris que ça ne remplit pas un livre, tout ça. Un café, au mieux, c’est une réserve d’anecdotes, de petits faits, de dialogues et de lieux communs qui sonneront juste, qui feront « couleur locale »… Mais il ne faut pas en attendre plus.
            Alors, après avoir noté piteusement une ou deux phrases, une ou deux idées sur son calepin ou son labtop (pour les effacer ensuite), l’écrivain n’a plus qu’à payer ses consommations et rentrer chez lui. Là, peut-être qu’une bonne tasse de café à proximité de ses livres et de ses annotations électrisera un peu sa réflexion ?
            En tout cas, la tasse de café au milieu des livres et des papiers, c’est sûr, ça fait écrivain. Il ne va peut-être pas écrire beaucoup aujourd’hui, mais il va au moins prendre une photo de la scène. Ça, c’est quinze « likes » minimum sur Facebook.

jeudi 9 mai 2013

Les émissions littéraires



« Snober ou moquer un média aussi puissant que la télévision, aussi présent et aussi répandu, relève d’un caprice de l’esprit ou de sa démission. »
Bernard Pivot.

            Jadis, l’écrivain était un être mystérieux qui éveillait de nombreux fantasmes mêlés de crainte. On avait bien quelques photographies ou, pour les auteurs classiques, ce qu’il fallait de portraits à l’huile et de bustes – mais encore fallait-il imaginer à sa table de travail cet individu louche qui, régulièrement, publiait des ouvrages volumineux remplis d’intrigues ou de conceptions philosophiques obscures. Lorsque l’écrivain s’exprimait, il le faisait dans de longs articles, ou au cours d’entretiens développés en profondeur, durant lesquels il avait tout loisir d’exposer ses idées sans crainte d’être interrompu.
            C’était plutôt flippant.
            La radiodiffusion française s’était déjà occupée de rendre les écrivains accessibles au public. À travers les ondes, celui-ci pouvait entendre durant de longs entretiens-feuilletons les voix de Paul Claudel, de Cendrars, de Léautaud, leur timbre particulier, leur débit, leurs hésitations… L’écrivain était devenu une voix, il lui manquait un corps.
Heureusement, en 1892, Dieu, en la personne de Karl Ferdinand Braun, inventa le tube cathodique. Une cinquantaine d’années plus tard, la télévision, après de multiples tentatives, arriva dans les foyers. Et le 27 mars 1953, Pierre Desgraupes et Pierre Dumayet, en Prométhée(s) de la technologie moderne, inventèrent la première émission de télévision littéraire française : Lectures pour tous.
            Vous aurez déjà noté, vous que la littérature angoisse, à quel point ce terme de « lectures », mis au pluriel, est rassurant. Surtout si ces lectures sont « pour tous » : les lectures pour tous, ça évoque ces petits romans de gare ou de plage, vite avalés, qui « ne vous font pas mal aux pieds quand ils vous tombent des mains » (Céline).
            Et pourtant, l’émission Lectures pour tous avait un ton que les émissions littéraires d’aujourd’hui ont perdu. L’intervieweur respectait visiblement l’homme de lettres, ses questions étaient empreintes d’érudition, et l’invité pouvait y répondre longuement, sans crainte d’être interrompu. Aragon, Céline, Mauriac, Barthes, Queneau, Sagan… Que de beau monde, et qui venait à notre rencontre, dans notre salon – si proche, mais toujours aussi mystérieux, comme d’un autre monde…
            Aujourd’hui, rassurez-vous, l’écrivain a été ramené à sa condition de simple mortel, ni plus ni moins respectable que n’importe qui. La télévision est un service public, et le public veut voir des gens comme lui. Qu’Emmanuel Carrère soit invité sur le même plateau que Nabilla ou M Pokora, qu’il attende son tour pour parler et qu’il le fasse rapidement, parce que Jonathan Lambert attend dans les coulisses pour faire un sketch. Avant, les philosophes faisaient peur. Aujourd’hui, ils ont une bonne bouille bien sympathique : un philosophe, c’est Michel Onfray ou Bernard-Henri Lévy (il est cool, il veut bien qu’on l’appelle B.-H.L.) et donc, par ricochet, un peu aussi Arielle Dombasle.
            Bien sûr, on peut considérer que tout cela est parfaitement normal, qu’un écrivain n’a pas à être placé sur un piédestal, qu’il est venu vendre un « produit culturel » au même titre qu’un chanteur de variété, un comédien ou une candidate de télé réalité (qui, admirable exemple de métonymie humaine, est elle-même le produit culturel qu’elle vend), et qu’en ce sens, il doit être logé à la même enseigne. Mais on peut aussi regretter ce temps béni où l’auteur, invité dans une émission de télévision, avait le sentiment que ses hôtes lui étaient entièrement dévoués, qu’il était là pour s’exprimer librement, que ce moment lui appartenait en totalité. Désormais, il n’est qu’un invité parmi d’autres, et la véritable vedette de l’émission est son animateur. On n’allume pas la télé pour voir s’exprimer Renaud Camus ou Pascal Quignard : on l’allume parce que c’est l’heure de Ruquier, d’Ardisson ou de F.-O.G.
            D’ailleurs, aujourd’hui, il n’est plus question de littérature, ni même de « lectures » : on parle des « livres ». Et les « livres », ça désigne aussi bien la nouvelle traduction de l’Énéide que le dernier livre de recettes de Cyril Lignac. Et comme Virgile n’a pas pu venir…
            Depuis les émissions de débats de type Apostrophes, dont les rejetons actuels s’appellent Ce soir ou jamais ou Ça balance à Paris, jusqu’aux émissions généralistes comme celles de Laurent Ruquier ou de Guillaume « qu’est-ce-qu’il-devient-au-fait » Durand, l’apparition télévisée est devenue un sport de combat et le plateau de télévision un ring. On nous donne la parole une fois pour présenter notre « actu », ensuite ce sera à nous de la prendre. Il faut s’imposer. L’écrivain né avec la télé saura sans doute se débrouiller. Pour son aîné, qui se faisait peut-être à ses débuts une autre idée de la vie littéraire, ce sera plus difficile. Un débit un peu trop lent, un parler un peu trop académique, et vous avez perdu. Vous avez perdu quoi ? Le peuple. Pour lui, vous êtes un ringard. Ce qui, à l’époque dorée de Lectures pour tous inspirait au téléspectateur respect et admiration, aujourd’hui ne soulève plus que le ricanement. Y peut pas causer comme tout l’monde, celui-là ?
            Alors, certains ont choisi le retrait. Ne plus participer. Se tenir à l’écart des joutes cathodiques, en espérant que plus on se fera rare, plus on attirera un public de choix, un public de curieux qui n’attendent pas que Télérama leur indique ce qu’il faut lire ou penser. On songe à Salinger, à Thomas Pynchon, à Michel Houellebecq ou encore à Mylène Farmer… Non, là c’était pour vérifier que vous ne vous étiez pas endormis devant la télé.
            Mais disparaître du petit écran, c’est aussi le plus sûr moyen de disparaître des librairies, ces épiceries de la culture… Notre pauvre Jean-Baptiste Patafion aimerait bien échapper à cette corvée de venir expliquer son livre à l’antenne. D’autant plus que les caméras l’intimident et qu’il a une certaine tendance à bafouiller dès qu’on le titille un peu. Son livre s’explique de lui-même, au lecteur de comprendre… Mais il est comme tout le monde, il a un éditeur, et ce n’est pas en se cachant qu’il va le vendre, son bouquin. N’est pas Pynchon qui veut. Alors Patafion, armé de son seul courage, va s’engager dans la fosse aux lions, en priant pour que Claire Keim ou Franck Ribéry ne lui fassent pas perdre ses faibles moyens en l’interrompant par des remarques auxquelles il ne pourra opposer aucun argument… Tonnerre d’applaudissements : en piste !

vendredi 3 mai 2013

Le carnet de l'artilleur

 Gaston Lavy, Ma Grande Guerre

 Journal d'oisiveté
Avril 2013

Lundi 1er avril.
           
Encore une fois, je me lève très tard. Ce week-end pascal, je l’aurai surtout vécu de nuit. Heureusement, je publie ce soir le mois de mars de mon Journal d’oisiveté sur mon blog, ce qui me donne l’illusion d’avoir tout de même produit quelque chose.


Mardi 2 avril.
           
Ayant lu mes réflexions du mois dernier concernant le métier de professeur de français, Cécile m’explique par mail que lorsqu’elle a commencé à enseigner en tant que vacataire, elle a été jetée dans la fosse aux lions sans préparation, et que c’est le lot de la majeure partie des professeurs remplaçants, ce que je sais très bien. Mes hésitations et mes craintes sont donc fondées, mais la chose n’a rien d’exceptionnel ni de réellement dramatique. C’est moi qui me dresse des barrières infranchissables en pensant que je ne serai jamais capable d’affronter une classe entière sans y avoir été préparé à l’avance. Je sais tout ça, mais ça a toujours été ma pente : avant de prendre la moindre décision, évaluer tous les risques que je cours, dresser la liste de toutes les difficultés que je vais rencontrer – et en conclure que je ne serai jamais à la hauteur. Je vais de l’avant à reculons.
           

Mercredi 3 avril.
             
            J’ai vraiment tort de m’enfoncer dans l’inertie par peur de je ne sais quel danger – puisque le danger me guette même dans les moments où je ne fais rien. Alors que je buvais un café au Parvis en lisant Le Golem de Meyrink, la grande toile qui était accrochée au mur derrière moi est tombée de sa cimaise. Je ne l’ai pas prise sur la tête, mais ce n’était pas loin. Si même l’art m’agresse, maintenant, qu’est-ce qu’il va me rester ? Le jardinage ? C’est à peine si je sais dans quel sens on tient une bêche… Tremblez, laitues !
           
Fred, le créateur de Philémon, est mort. Dieu seul sait sur quelle lettre de l’océan Atlantique il erre maintenant…



Jeudi 4 avril.
           
Futilité et blessures d’ego : j’ai mis en ligne la deuxième chronique de la Bibliothèque de Jupiter, et seul Matthieu a « liké » le lien que j’ai posté sur ma page Facebook. C’est idiot, mais toute la journée, j’ai guetté un autre signe, en vain. Ça y est, je produis trop : mes lecteurs n’arrivent déjà plus à suivre…


Vendredi 5 avril.

            Kas Product, c’est ce soir, et malgré mes finances déplorables, il était inimaginable que je rate ce groupe mythique. J’ai conservé les treize euros nécessaires pour réserver ma place dès lundi – réservation superflue d’ailleurs, puisque lorsque j’arrive devant le 6par4, sous la pluie, je vois qu’il n’y a que trois personnes à attendre. Moyenne d’âge cinquante ans. Ça ne me dit rien qui vaille, et quand la salle ouvre et que je discute avec Yoan, qui est bénévole pour la soirée, celui-ci m’apprend qu’il n’y a eu que vingt-cinq pré-ventes, autant dire une misère. Si on arrive à déplacer une soixantaine de personnes ce soir, on pourra déjà s’estimer heureux… Moi qui pensais qu’il y aurait foule… Laval n’a vraiment pas l’esprit cold wave ! La moyenne d’âge est retombée à 40 ou 45 ans, je dirais, mais je m’attendais à ce que les vieux rockeurs du Palindrome se soient déplacés en masse – ce n’est pas vraiment le cas. Il y a tout de même « Ernst » Lamballais, l’ancien chanteur de Réseau d’Ombres, qui est venu initier son fils au rock électronique. J’ai mis du temps à le reconnaître, d’ailleurs, en tout cas à me persuader qu’il s’agissait bien de lui et pas d’un sosie. Je discute avec un animateur de radio basé à Tours et qui a vécu à Laval dans les années 80. Il présente une émission consacrée au post-punk et à la cold.

            La première partie de la soirée est assurée par les Rennais de Frakture, un groupe que je ne connaissais pas. Cold wave un peu classique, chantée en allemand, avec des références au nucléaire (un morceau s’intitule « Nagasakind »)… Pour le coup, ça a un peu vieilli, mais ça ne m’empêche pas de me trémousser. Ils jouent une reprise des Saints, « Demolition Girl ».

            Généralement, je vois d’un mauvais œil les reformations de groupes. Je n’ai aucune envie d’aller voir aujourd’hui un concert de Métal Urbain, par exemple, ni même des Cadavres dont j’étais pourtant tellement fan à seize ans. Il ne me serait pas venu à l’idée non plus d’aller voir les Sex Pistols sur scène quand ils se sont reformés en 96. Mais cette fois, j’avais vraiment besoin de sortir un peu de chez moi, d’oublier ma triste condition humaine l’espace d’une soirée – et Kas Product à Laval, merde, ça ne se reproduirait sans doute jamais. J’y allais donc en pensant passer un bon moment, de toute façon, et tant pis si la prestation n’était pas à la hauteur du son et de l’énergie de l’époque.

            Eh bien ! Quelle bonne idée j’ai eu là ! Non seulement le groupe n’a rien perdu de son énergie, de sa spontanéité, mais Mona Soyoc, qui a pourtant dépassé la cinquantaine, est envoûtante, féline, incroyablement belle – tous les mecs de l’assistance sont tombés amoureux, je crois. Quelle silhouette ! Quelle grâce ! Belle entrée en scène de Mona, en ombres chinoises derrière un paravent de toile blanche qu’elle lacère petit à petit de coups de couteaux au rythme des sons électroniques jaillissant des claviers de Spatsz qui, durant ces trente dernières années, a su conserver ses deux mèches noires interminables – ce qui me rend un peu jaloux. Je suis au premier rang, bien sûr, ce qui est d’autant plus facile que nous sommes peu nombreux dans la salle. « C’est bon d’être entre nous à Laval… », nous dit Mona. Après avoir bu quelques gorgées d’eau, elle jette sa bouteille en m’aspergeant au passage : ça s’arrose ! Et comme si ça ne suffisait pas, sur le morceau « Underground Movie », elle sort un flingue et me tire dessus ! Coups de feu qui fusent à droite à gauche dans le public ensuite, mais il n’empêche qu’elle a commencé par moi. Please kill me, Mona ! Je danse comme un sauvage, la belle électrise tout le monde quand elle se fraie un chemin parmi nous, je ne touche plus terre. Dès les premières mesures de « Never Come Back », le public exulte. Pas besoin d’être cinq cents dans une salle de concert, décidément, pour frissonner d’extase. « So Young But So Cold », toujours aussi jeunes, mais toujours aussi chauds. Et lorsqu’elle joue l’érotique « Pussy X » au rappel, se faisant plus chatte que jamais, je suis au bord de l’attaque cardiaque.
           
J’aurais voulu que ça ne s’arrête jamais, mais rien n’est éternel. Je ne peux même pas m’acheter le deuxième album du groupe, celui qui me manque (le troisième n’a jamais été réédité), et pourtant j’aurais bien voulu moi aussi avoir ma petite dédicace de Mona Soyoc. Tant pis, il me restera les souvenirs et ce journal. Je n’arrive pas à quitter le 6par4, j’espère que la chanteuse quittera un peu les loges pour voir son public, mais non. Yoan, lui, part en coulisses et ressort sourire aux lèvres et dédicace sur la pochette. Moi, je m’attarde en écoutant la musique proposée par le DJ, tout à fait dans le ton de la soirée, novö à mort. Quand il passe « Paris-Maquis » de Métal Urbain, je beugle à l’unisson du chanteur. Bon, et puis voilà, quoi, la soirée est terminée, il faut s’en aller maintenant, et retrouver la vague froide qui s’est abattue sur Laval…



Samedi 6 avril.
           
Tous les ans, je me dis que j’irai faire un tour au festival du Premier Roman, et tous les ans j’y renonce, ne me renseigne pas sur le programme et ses horaires, ne cherche pas à savoir ce qui pourrait m’intéresser, oublie tout simplement de m’y rendre. Aujourd’hui, il a fallu qu’en quittant Chapitre j’entende Anne-Claude crier mon nom depuis une table du Parvis pour me rappeler que le festival se passait en ce moment, puisqu’elle fait des lectures publiques avec Sandrine W., Laurent M., Karim et d’autres. Il s’agit d’ailleurs d’une animation qui se fait un peu en dehors du festival proprement dit, le groupe a équipé des bicyclettes avec des tuyaux, des casques et d’autres choses curieuses, et propose aux passants des lectures personnalisées. Sandrine me demande de me mettre sur la tête un casque de salon de coiffure muni d’écouteurs, afin que je me trouve en immersion totale pendant qu’elle me lit un passage du roman d’Anne Swärd, Embrasement. Suite à quoi je m’installe au Parvis et me replonge dans Le Golem.

            Voilà, je n’ai désormais plus le droit d’être à découvert, et comme j’y suis déjà, cela signifie que je ne peux pas retirer le moindre centime, bien que mon chômage vienne de m’être versé. C’en est presque drôle.


Dimanche 7 avril.
           
L’avantage qu’il y a à ne pas avoir d’argent, c’est qu’on a le sentiment de savoir enfin ce qui nous manque pour être heureux.


Lundi 8 avril.
           
Sous un ciel qui fait la gueule je reprends le chemin du lycée Réaumur dans le simple but de saluer mes anciens collègues. J’ai pris soin de m’y rendre pour 15 h 30, sachant qu’après la pause de l’après-midi, le bureau de la vie scolaire est beaucoup plus calme. On échange des nouvelles, je propose qu’on se voie autour d’un verre avant les vacances de printemps. Je me sens bien piteux à parler de mes concours ratés et du chômage qui s’éternise… Ça me donne une drôle d’impression de revenir ici après plusieurs mois, de sentir qu’au fond rien n’a changé, mais que les choses ont continué sans moi, que je ne fais plus partie du tableau… Bon, il est plus que temps que je retrouve une occupation rémunérée, moi.

            À vrai dire, je ressens un peu d’amertume à quitter le lycée, toujours sous la pluie. Je n’ai peut-être pas choisi le bon moment pour faire mon retour : le fait de n’avoir rien d’autre à annoncer que mon chômage persistant et mes échecs aux concours m’a fait profondément ressentir combien je n’avais pas avancé depuis le 8 décembre dernier, jour où mon contrat s’est terminé. Avec les soucis financiers qui occupent toutes mes pensées, je n’avais pas vraiment besoin de me faire déprimer en plus. Mais ce n’était pas mon but premier : je pensais sincèrement au contraire que passer dire bonjour à mes anciens collègues allait me faire du bien !
           

Mardi 9 avril.

            Ma mère qui était partie voir de la famille dans la Vienne la semaine dernière est revenue avec un objet fabuleux : un carnet que mon arrière-grand père Jean-Baptiste Chabrun a tenu sur le front durant la Grande Guerre ! C’est en demandant à tout hasard si son cousin savait dans quel régiment l’aïeul avait servi qu’elle a appris qu’il possédait justement ce carnet, que l’oncle Marcel avait pensé jeter à une époque, ne voyant pas l’intérêt de conserver ce genre de vieilleries. Il s’agit d’un petit carnet où Jean-Baptiste a consigné tous les déplacements de son régiment, le 231e d’artillerie, 28e batterie, depuis son incorporation le 3 septembre 1915, jusqu’à sa démobilisation le 28 juillet 1919. Son écriture minuscule et très resserrée condense ces quatre années sur une dizaine de pages : presque pas d’évocation des combats, ou simplement en passant, sans le moindre détail : « on a fait l’attaque de Champagne », « on est retourné sur les lignes de feu à côté de Saint-Dié »… Après ce récit, il a recopié de nombreuses chansons que les soldats devaient composer et fredonner entre deux assauts – notamment une intitulée « 231e Bouseux ». Ma mère me confie ce carnet pour que je le scanne, et comme je m’étais pris de passion il y a quelques mois pour la lecture des journaux de marches et d’opérations, consultables sur Internet, je me suis lancé dans l’étude comparée du carnet du grand-père et du J.M.O. du 231e régiment d’artillerie de campagne, qui ne commence qu’à la date du 1er avril 1917. En faisant d’autres recherches sur Google, je comprends que ce régiment n’a été constitué qu’à partir de cette date, avril 17, à partir d’un autre régiment (ou de plusieurs autres ?), le 44e R.A.C., semble-t-il. Pour en savoir plus, il faudrait pouvoir se procurer les livres de Paul Lintier et ceux de Pierre de Mazenod, qui étaient artilleurs au 44e puis au 231e – mais je ne crois pas qu’il existe d’éditions plus récentes que celles qui étaient parues entre 1916 et les années 20…

            Cette façon de ne noter que les déplacements du régiment, sans s’appesantir sur les combats, me rappelle Les Nus et les morts de Norman Mailer, où la mort des soldats est évoquée froidement, d’une phrase, tandis que toutes leurs manœuvres les plus inutiles, les plus vaines, sont décrites longuement, avec une foule de détails. Ceci dit, mon arrière-grand-père ne donne jamais de détails, simplement une suite d’itinéraires, des dates et des villes qui se succèdent sans plus de précision.


Mercredi 10 avril.

            Étant allé me renseigner sur un forum dédié à la guerre de 14-18, j’ai compris que « le 231e régiment d’artillerie de campagne a été formé le 1er avril 1917 avec les trois groupes suivants :
            Le 8e groupe du 24e d’artillerie, devenant le 1er groupe du 231;
            Le 4e groupe du 31e d’artillerie, devenant le 2e groupe du 231;
            Le 5e groupe du 44e d’artillerie, devenant le 3e groupe du 231e. »
           
Ces informations proviennent de l’Historique du 231e R.A.C., qui est consultable sur Gallica. Jean-Baptiste Chabrun avait donc appartenu, avant le mois d’avril 17, à l’un de ces trois groupes. Pour en savoir plus, je me suis rendu, sous une pluie battante, aux archives départementales.

            J’ai donc pu consulter le registre matriculaire sur lequel figurait la fiche consacrée à mon arrière-grand-père. J’ai recopié scrupuleusement toutes les informations qui s’y trouvaient. Il a été incorporé le 1er septembre 1914 au 44e R.A.C. du Mans. Passé au 231e à la création de celui-ci le 1er avril 17. Passé soldat de 1ère classe le 12 février 1919, envoyé en congé illimité de démobilisation pour le 31e régiment d’artillerie le 8 septembre 19. Il a rejoint les armées nord-nord-est le 3 septembre 1915, date du début de son carnet.

            La rubrique intitulée Blessures, citations, décorations, etc. retient particulièrement mon attention : « Citation. Cité à l’ordre du régiment n° [difficilement lisible, peut-être 55 ?] du 13 novembre 1917. Par l’exécution de mouvements corrects sous le feu ennemi et en terrain difficile a évité le 3 novembre 1917 à ses camarades servants un trop long stationnement en terrain battu par l’artillerie allemande. A déjà fourni maintes preuves de courage et en particulier à la position sud du Chemin des Dames au cours d’une mise en batterie sous un bombardement par obus toxiques. Croix de Guerre, étoile de Bronze. »

            Ravi d’en connaître un peu plus sur mon ancêtre et pressé de faire part de mes découvertes à ma mère, je retrouve la pluie là où je l’avais laissée : dehors.

            Je poursuis mes recherches chez moi, comparant le J.M.O. du 231e R.A.C., 28e batterie, avec le carnet de mon arrière-grand-père. Le J.M.O. n’est pas beaucoup plus bavard que son carnet, d’ailleurs : suite de déplacements de ville en ville, là aussi – je ne peux guère que vérifier la concordance des deux documents. Il est faux de dire que Jean-Baptiste n’évoque jamais les combats : c’est surtout la manière lapidaire qu’il a d’en parler qui est étonnante. Ainsi, le 11 août 1918 (le J.M.O. du régiment, malheureusement, s’interrompt en juin de la même année), il est à Boulogne-la-Grasse, dans l’Oise, et note : « resté dans un chemin sous les marmites mauvais dimanche ». J’imagine la batterie stoppée au bord d’un sentier sous les obus – « mauvais dimanche », en effet : mon aïeul aurait pu m’en apprendre long sur l’art de la concision. Et de la litote.

            Le J.M.O. du 5e groupe du 44e R.A.C. a disparu, malheureusement, mais d’une certaine façon, il existe encore mieux que ça : les livres de Paul Lintier, né à Mayenne (son père a d’ailleurs été le maire de cette ville de 1898 à 1910), qui a été affecté au 44e. Mort en 1916, il a laissé deux récits de guerre : Ma pièce, publié en 1916, et Le Tube 1233, publié en 1918, et qu’on trouve sur Gallica. Ce Tube est un document passionnant pour comprendre la réalité des combats et du quotidien de la troupe, tout ce que mon arrière-grand-père occulte dans son carnet : l’offensive de Champagne en octobre 1915, l’hiver 1915-1916 en Alsace, la Lorraine au début de l’année 1916. Paul Lintier a eu la très mauvaise idée d’être tué à l’ennemi le 15 mars 1916, ce qui ne m’aide pas dans mes recherches. Il faudrait pouvoir se reporter sur les livres de Pierre de Mazenod, Dans les champs de Meuse et Les Étapes du sacrifice – mais ils n’ont jamais été réédités et sont très difficiles à trouver maintenant…


Jeudi 11 avril.
           
Publication ce matin de ma chronique pour la Bibliothèque de Jupiter, consacrée à l’alcool dans la littérature. C’était le dernier texte « d’avance » que j’avais : à partir de maintenant, il faudra que j’en écrive de nouveaux. J’ai déjà commencé celui de la semaine prochaine, qui traitera du roman, mais je m’y suis mis sans grand enthousiasme, et j’en ai été détourné par les recherches effectuées autour du carnet de mon arrière-grand-père.

            À neuf heures, j’ai rendez-vous à Pôle Emploi, et mon dernier rendez-vous, le 3 janvier, s’étant de mon point de vue très mal passé, je me rends à celui-ci avec l’état d’esprit d’un veau qu’on mène à l’abattoir. C’est donc avec soulagement que je m’aperçois que la conseillère qui me reçoit est très aimable, souriante, absolument pas condescendante, et qu’elle ne cherche pas à me donner des leçons de morale ou à m’apprendre la « réalité » de la vie, comme sa collègue. L’entretien est bref et se déroule très bien, elle prend rendez-vous pour moi avec un organisme chargé de voir quelle(s) formation(s) je pourrais faire pour tenter une nouvelle fois les concours l’an prochain, et me rend ma liberté.

            Toujours en me renseignant sur Internet, j’ai pu avoir accès à des photographies, l’une d’un groupe d’officiers et de sous-officiers du 44e R.A.C., l’autre de trois soldats de la 28e batterie du 231e, fêtant la croix de guerre de l’un d’eux autour d’une bouteille de saint-émilion.


Vendredi 12 avril.

            Une anonyme qui n’a pas compris l’ironie de mon texte sur l’alcool m’a envoyé un message d’insultes, m’accusant de prétendre que la littérature mène à l’alcool. « Tu prends le problème à l’envers », me dit-elle. Merci, je n’avais pas remarqué… J’admire surtout son « réfléchis abruti » : se faire insulter par des idiots est toujours réjouissant. Quand je lui explique qu’il ne fallait pas prendre mon texte au premier degré, elle se justifie en disant n’avoir « décelé aucune trace d’humour dans [mon] texte ». Je crois que je vais aller pleurer dans un coin… En tout cas, elle m’a donné le sujet de ma prochaine chronique : le roman, ce sera pour plus tard – je vais me consacrer à l’ironie ! Et je rédige mon texte d’une traite ce soir, dans une grande jubilation. Tu vas voir si j’ai pas d’humour, petite conne !
           
Fabien Z., qui s’occupe de l’organisme de rédaction web (je ne sais même pas vraiment quel nom lui donner) dont Yoan m’avait donné l’adresse, a répondu à mon message en me proposant, en guise de test, un premier article à lui renvoyer en début de semaine. J’aurais pu tomber plus mal : il s’agit de parler de la sortie en DVD du dessin animé Goldorak, en évoquant aussi tous les anime japonais qui ont bercé notre enfance. Je suis ravi, en fait : quelle meilleure occasion aurais-je pu avoir de parler de Gô Nagai ou de Leiji Matsumoto, ces génies ?


Samedi 13 avril.

            Ma mère, venue rechercher le carnet et à qui j’ai résumé le résultat de mes recherches, me rappelle une anecdote qu’elle m’avait déjà racontée, mais que j’avais oubliée. Mon arrière-grand-père avait conservé de la guerre une telle haine viscérale du Boche qu’un jour, à la fin de la deuxième Guerre Mondiale, il avait demandé à son propre fils, mon grand-père, donc, d’aller tuer un Allemand qui s’était retrouvé en mauvaise posture à quelques mètres de la ferme familiale de Pont-Perrin. Mon grand-père avait refusé, et il a toujours conservé une rancune contre son père à la suite de cet épisode, considérant que ce jour-là, il avait voulu l’envoyer à la mort.
           
J’écris le texte sur Goldorak et les anime japonais. J’ai suivi le plan que m’avait donné Fabien Z., la chose est plutôt facile. Je n’aurai sûrement pas toujours des sujets qui me plairont, celui-ci faisait peut-être même exception à la règle – mais il y a pire, comme gagne-pain, et puis ce sera toujours un exercice…


Dimanche 14 avril.
           
Je devrais profiter de ce beau dimanche pour achever mon texte sur le roman, puisque, avec ma nouvelle fonction de rédacteur web, je n’aurai peut-être plus autant de temps à consacrer à mes textes personnels en semaine. Mais non, je rechigne à la tâche.
           
Soleil magnifique toute la journée. C’est signe de pluie, ça…

Lundi 15 avril.

            Fabien Z. a bien reçu mon texte, mais il ne me recontactera pas avant jeudi. Ça repousse d’autant mes rêves de fortune. À compter entre 7 et 10 euros par article, si j’ai bien compris, il va falloir en faire un bon nombre pour que ça me fasse un petit pécule intéressant. Mais je suis prêt à m’y mettre dès maintenant, moi !

            En attendant, je profite de cette journée printanière pour traîner, regarder les filles quand il y en a (il y en a peu : elles n’ont pas toutes été prévenues du retour du soleil, ou elles ont un vrai travail, elles) et me lancer dans la lecture de Ma pièce, de Paul Lintier, dont j’ai trouvé une version PDF sur Internet.


Mardi 16 avril.

            Alors que je suis assis au Parvis à relire Paludes devant un café, je remarque derrière moi une petite femme très âgée qui lit un livre du Pape François. Béret de laine sur la tête, visage et mains ridés et déformés à souhait, elle ferait un très bon modèle pour la série de dessins sur les « lecteurs » que je prépare pour le prochain Zapoï, en remplacement de ma série précédente, consacrée aux buveurs. Seulement, voilà : je suis bien trop timide pour demander à quelqu’un de poser pour moi. Aurait-elle été face à moi, j’aurais pris une photo à la dérobée avec mon portable – mais je lui tournais le dos et je n’avais pas la moindre chance d’être discret en me retournant pour la viser avec mon téléphone. Alors, tant pis. Voilà un beau portait que je ne ferai pas…


Mercredi 17 avril.
           
Plein soleil, grand beau temps : les premiers beaux jours sont là, et ça signifie que les filles commencent à ressortir leurs jambes, leurs épaules, et comme la rue est à tout le monde, j’en profite à l’œil. C’est le cas de le dire.


Jeudi 18 avril.
           
Parution de mon article sur l’ironie, en réponse au message anonyme de la semaine dernière.
           
            Le Figaro littéraire publie un dossier sur le journal intime. Forcément, ça m’intéresse. « Le journal intime a-t-il un avenir ? » Drôle de question. Évidemment, il s’agit du journal intime publié – la question ne concerne pas réellement le journal personnel de l’anonyme moyen. Un article de Thierry Clermont énumère quelques grands diaristes célèbres avant de remarquer que le genre s’est un peu perdu, que les écrivains, aujourd’hui, ne tiennent plus de journal. Et moi, en lisant ça, je bouillonne en songeant aux 4500 pages environ, que j’ai écrites jusque là. J’en viens presque à regretter de ne pas avoir écouté Jacques-Pierre Amette qui m’avait conseillé de proposer une version light de mon Journal à un éditeur… Moi et mes principes à la con : je ne peux pas m’empêcher de penser qu’on publie d’abord une œuvre « véritable », et que le Journal vient ensuite. Arriver comme un parfait inconnu chez un éditeur avec mon Journal sous le bras m’aurait donné l’impression de n’être bon qu’à ça : qu’à noter ma petite vie au jour le jour…

            L’article de Gabriel Matzneff qui suit est idiot. Il se contente de comparer Facebook, Twitter et les blogs à des murs de pissotières sur lesquels chacun vient écrire son petit mot, et en conclut qu’Internet détourne les jeunes générations de la solitude et de l’ennui, ces bienfaits qui jadis poussaient les adolescents vers l’écriture de leur journal intime. Il n’a pas tort, à ce sujet : en ce qui me concerne, c’est bien la solitude et le sentiment que personne ne pouvait me comprendre qui m’ont amenés à écrire. Mais croire qu’avec Facebook, les jeunes gens seront épargnés par la solitude et n’écriront plus, c’est bien une réflexion de – disons-le – vieux con. À vouloir jouer les maîtres penseurs qui, ayant atteint la sagesse, la font partager avec bienveillance aux écrivains en herbe, Matzneff tombe dans le ridicule. Et pourquoi ne pourrait-on pas à la fois balancer des « tweets » et tenir un journal ? Pauvre Gabriel qui nous fait le coup du « c’était mieux avant » : « Je n’avais ni téléviseur, ni ordinateur, ni téléphone mobile, ni tablette. Pour exprimer mes passions, je n’avais qu’un crayon et du papier blanc. » Les réseaux sociaux, d’après lui, « permettent à un garçon de seize ans de se désennuyer, de se distraire (…) de converser avec des inconnus devenus aussitôt des amis, de se confier à eux », donc d’être heureux – et libéré du besoin d’écrire. Mais quoi ? Personne n’a pensé à prévenir Matzneff qu’une société des loisirs, bien loin de réunir tout le monde dans le bonheur général, augmentait au contraire les laissés-pour-compte ? Qu’elle abandonnait toujours derrière elle des tas de gens mal dans leur peau, incapables de s’intégrer dans le groupe, souffrant de l’incompréhension des autres d’une manière d’autant plus terrible qu’ils ont tellement l’air de s’amuser, tous ensemble, ces autres ?… Ne t’en fais pas, Gab, le mal de vivre a toujours fait partie du paquetage des ados, et ce n’est pas près de changer. Les bored teenagers ont encore de beaux jours devant eux, va : ils n’ont pas dit leur dernier mot.
           
Heureusement que l’entretien avec Philippe Lejeune qui clôt le dossier remet un peu les choses en place, en évoquant non plus le journal d’écrivain, mais le journal tenu, justement, par ces jeunes qui selon Matzneff ne s’ennuient plus assez et ne se sentent plus assez seuls, les pauvres – et en précisant que la pratique du journal intime n’a absolument pas baissé depuis l’apparition d’Internet, que seul le rapport à l’écrit a changé, puisque les traitements de texte permettent d’effacer toute trace de repentirs et que les blogs ont apporté la possibilité d’ajouter photos, sons ou vidéos pour illustrer le récit. Bon, alors du coup, le journal intime a donc bien encore un avenir ?


Samedi 20 avril.
           
            Des livres sur la guerre, j’en ai lu des tas, mais lire les souvenirs de Paul Lintier, en songeant qu’il appartenait au même régiment que mon arrière-grand-père, c’est autre chose. Pourtant, en lisant Genevoix, Cendrars, Chevallier, Barbusse ou Céline, je ne pouvais pas m’empêcher de songer que mes ancêtres avaient vécu des expériences similaires. Mais avec Lintier, je peux pour ainsi dire suivre le « grand-père Chabrun » à la trace. Comprendre, par exemple, ce que pouvaient être les souffrances particulières de l’artilleur, qui ne sont pas celles du fantassin ou du cavalier – même si l’horreur de se trouver sous une pluie d’obus est la même pour tous. Je pense notamment à un passage où Lintier évoque le « courage » qu’on prête aux artilleurs : « D’ailleurs, l’éducation du courage nous est, je l’avoue, bien plus facile qu’aux fantassins, les plus déshérités des combattants. Un canonnier, sous le feu, vraiment, ne peut fuir ; toute la batterie le verrait ; son déshonneur serait patent, irréparable. Or, la peur, dans ses excès, me semble bien être surtout une abolition de la volonté. L’homme incapable de se dominer pour faire face dignement au danger est aussi incapable, le plus souvent, de se résoudre à la honte épouvantable d’une fuite publique. Pour fuir ainsi, il faudrait une volonté, une sorte de bravoure. »
           
Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il aurait fallu que quelqu’un, un jour, offre les récits de Lintier au grand-père, en lui disant qu’il pouvait décider de les lire ou de les ignorer, mais qu’il y trouverait peut-être un réconfort ; qu’un soldat, mort au front, avait raconté ce que lui-même avait enduré pendant quatre ans et que seuls ceux qui l’ont vécu dans leur chair peuvent réellement comprendre…


Dimanche 21 avril.
           
Je ne fais pas grand-chose de ma journée, mais après avoir délaissé mes crayons pendant plusieurs mois, je me remets au dessin, effectuant l’ébauche d’un portrait de Céline pour Anthony. Il m’a demandé de lui faire une série de portraits pour décorer son salon, et pour inaugurer cette série, le docteur Destouches me paraissait le meilleur sujet.


Lundi 22 avril.

            Mauvais timing : je n’ai vraiment plus un sou en poche, au vrai sens du terme – après avoir acheté de quoi me nourrir ce soir il ne me restera même plus assez pour me payer une baguette de pain demain matin, et voici qu’arrive ma première vraie commande d’articles. Mauvais timing, parce que l’argent que j’en récolterai, j’en aurais bien besoin maintenant… Les mois prochains, je pense, vont m’être plus favorables que ce premier semestre atroce – mais vraiment, le retour à la stabilité financière se sera fait attendre (et se fait toujours attendre, donc…) !

            J’en suis encore à rédiger le prochain article de ma Bibliothèque de Jupiter, qui m’aura bien ennuyé, et devrait bien ennuyer le lecteur aussi. On ne peut pas toujours être génial. En ce moment, j’ai l’impression de m’efforcer à l’être le moins possible… En revanche, mon portrait de Céline n’est pas trop mal réussi, malgré ces éternels problèmes de proportions qui font le charme de mes dessins, à en croire Cécile…


Mardi 23 avril.

            J’ai une commande de six courts articles à rédiger, pour promouvoir des jeux vidéo, des livres et des DVD, à rendre avant lundi. Je compte bien les finir d’ici vendredi, histoire d’avoir peut-être d’autres commandes pour ce week-end. Je termine d’abord ma chronique pour la Bibliothèque de Jupiter. Je n’ai aucune idée du sujet que je choisirai la semaine prochaine.

Ma mère est passée m’apporter des vivres et un peu d’argent pour venir à bout de ce mois. Nous reparlons du grand-père Chabrun, puisqu’elle était aux 80 ans de tonton Bernard la semaine dernière, et qu’elle avait emporté son carnet et les notes que j’avais prises aux archives. J’apprends encore une anecdote : un jour, il s’était trouvé sous la mitraille, coincé entre deux chevaux, et lorsque le calme est revenu, il s’est aperçu que les chevaux étaient morts tous les deux et que lui seul avait survécu. On bavarde beaucoup au sujet du grand-père et de sa personnalité difficile… Étrange comme ce carnet retrouvé a rempli d’émotion ceux à qui ma mère en a parlé, ainsi que le résultat de mes recherches aux archives – recherches pourtant faciles à faire mais que personne dans la famille n’avait entreprises. Moi, ces recherches m’ont donné envie d’effectuer les mêmes pour la branche paternelle, mais c’est plus compliqué. D’une part, il faudrait se rendre aux archives départementales d’Ille-et-Vilaine, et d’autre part je n’ai plus aucun contact avec cette partie-là de ma famille, sauf avec mon père lui-même, bien entendu.


Mercredi 24 avril.
           
Ce soleil va me tuer. Non pas que la chaleur soit insupportable, mais toutes ces filles, et toutes leurs jambes !... Moi qui espérais me débarrasser de ma libido dans le premier container à ordures venu, je crois que je n’ai pas fini de me la coltiner !
           
            Anthony m’a proposé de prendre un verre aux Artistes vers cinq heures, après sa sortie du boulot, et je suis fidèle au rendez-vous. Nous ne sommes d’abord que tous les deux, puis Candice nous rejoint, puis Stan et Line, Vincent, le patron d’Anthony (mais comme le rappelle ce dernier : « Y’a pas de hiérarchie ! »), Mickaël qui arrive à vélo et en pantacourt, ou en bermulong, enfin dans l’un de ces machins trop courts d’où les jambes dépassent. « Mais non ! Il a grandi, c’est tout ! », dit Stan. N’empêche que pendant que Mickaël va prendre l’apéritif, Marie peut accoucher d’un instant à l’autre (sauf pendant le match de foot). Il y a encore plein de gens qui débarquent, c’est un peu l’auberge espagnole : Guillaume, Cécile, Virginie, Xavier et son amie Lucille… Xavier a l’oreille droite séparée en deux par des points de suture : il a heurté une barrière la semaine dernière et son oreille a été quasiment sectionnée. C’est au niveau du cartilage, heureusement, mais ça lui donne un petit côté aventurier. Je lui conseille de prétendre plutôt qu’il s’est battu avec les alligators du jardin de La Perrine. Line nous apprend qu’elle a eu le CAPES, moi j’évoque mon contrat de rédacteur web. À Anthony qui me parlait des livres qu’il avait lus récemment – notamment Robert Penn Warren – j’ai parlé de Paul Lintier et surtout du carnet de mon arrière-grand-père. Comme nous parlions de Zapoï l’instant d’avant, il me dit : « Eh bien ! T’as un texte tout trouvé pour Zapoï ! » Après tout… Bon, j’ai déjà raconté mon voyage à Verdun dans le numéro précédent, je craignais que parler à nouveau de 14-18 paraisse un peu répétitif, mais tout dépend de mon angle d’attaque, et puis en l’occurrence, il s’agirait surtout de parler du grand-père…

            Les heures passent au soleil, dans les rigolades et les histoires de déménagements. Quand je rentre chez moi, j’ai bien du mal à me remettre à l’écriture. Je voulais encore écrire l’un des six textes que je dois envoyer lundi : il m’en reste trois à rédiger, je comptais en faire deux par jour pour pouvoir les envoyer dès vendredi – mais bon, ce soir, c’est trop dur. La journée a été chaude, la moindre réflexion me demande un effort surhumain. Pourtant, c’est un texte sur Don Rosa et la jeunesse d’Oncle Picsou : a priori, ça devrait m’amuser.

Demain, ça m’amusera.


Jeudi 25 avril.
           
Parution de mon article sur le roman. Aucune idée du thème que je choisirai la semaine prochaine. Il va falloir que j’y réfléchisse vite…
           
            Comme prévu, je m’amuse à écrire mon texte sur Don Rosa, et j’en viendrais même à avoir envie d’acheter ses bandes dessinées. Heureusement que je suis fauché, sinon je serais capable de dépenser de l’argent…


Vendredi 26 avril.
             
            J’étais bien décidé à terminer la rédaction de mes articles assez tôt pour les envoyer dès aujourd’hui, mais j’ai ralenti ma production en cours de route, il m’en reste encore deux à écrire, et ce soir encore je tire au flanc. Tant pis : je l’aurai terminée pour lundi, comme convenu, et puis c’est tout.


Samedi 27 avril.
           
Attablé au Parvis, je lis Le Tube 1233, de Lintier, qui se déroule de la fin de l’année 1915 à la mort de l’auteur en 1916, donc pendant la période où Lintier et mon arrière-grand-père ont combattu dans les mêmes lieux – puisqu’en 1914, pendant les événements relatés dans Ma Pièce, mon aïeul était encore en train de faire ses classes.


Dimanche 28 avril.

            Je ne m’attends pas à voir surgir mon ancêtre entre les lignes de Lintier, encore moins à reconnaître un homme que je n’ai de toute façon pas connu… Pourtant, je sens parfois son fantôme passer au milieu d’un paragraphe. J’ai été surpris d’apprendre qu’il avait servi dans l’artillerie, parce que jusqu’à présent, jusqu’à ce que je tienne son carnet entre les mains, donc, je l’imaginais dans la cavalerie. Je me serais attendu à le trouver dans un régiment de dragons plutôt que derrière une batterie de 75. Les seuls renseignements que j’avais à son sujet, ceux que ma mère m’avait transmis, et qu’elle tenait de ses propres souvenirs, de ses conversations avec son père ou avec ses oncles et tantes, faisaient de lui un dresseur de chevaux. Il s’est certainement occupé du dressage des chevaux pendant la guerre, mais c’était peut-être pendant son année de classes, d’août 1914 au 3 septembre 1915, date à laquelle il rejoint les armées du nord-nord-est et commence son carnet. Par ailleurs, je sais qu’il a toujours eu beaucoup de mal à se faire obéir des chevaux de la ferme après son retour, qu’il les violentait pour les faire avancer, alors que ses enfants, eux, parvenaient à les diriger sans peine en criant simplement « Hue ! » et « Dia ! ».

            Alors, je ne peux m’empêcher de penser au grand-père Chabrun quand je lis ce passage de Paul Lintier (nous sommes le 4 décembre 1915 à Krüt, en Alsace) : « Mais alors, le garde-écurie, un paysan sauvage qui agit avec les chevaux comme un dompteur dans une cage de fauves, se met à pousser à pleine gorge des hurlements épouvantables, à faire claquer à toute volée un grand fouet pour obliger les bêtes, dont l’une s’est détachée, à se ranger pour lui faire place. Les chevaux, effarés, se jettent les uns sur les autres, les naseaux hauts, les oreilles couchées, tremblant de tous leurs membres. Et vingt fois dans la nuit, ces cris de bête brute, avec leur accompagnement de coups de fouet et de piétinement éperdu de sabots ferrés, recommencent et nous réveillent en sursaut. »

            Du reste, la 28e batterie du 231e R.A.C. (qui, à l’époque, n’existait pas encore : Paul Lintier et Jean-Baptiste Chabrun, en décembre 1915, font encore partie du 44e R.A.C.) était composée de 185 sous-officiers et hommes de troupe et de 175 chevaux. Parmi les hommes se trouvaient donc des gardes-écurie, et mon arrière-grand-père était peut-être l’un d’eux. Son registre matriculaire ne va pas jusqu’à mentionner son rôle au sein de l’unité… (Cela dit, il serait très étonnant que Lintier parle justement de lui dans ce passage, puisqu’ils n’étaient pas affectés à la même batterie. Mais comme de toute façon, on ne le saura jamais, rien n’empêche la rêverie…)


Lundi 29 avril.

            Je voulais me lever tôt, en ce début de semaine, attendant de nouvelles commandes d’articles d’une part, et espérant d’autre part commencer mon texte pour La Bibliothèque de Jupiter. Au lieu de ça, je me suis levé tard, une commande m’est passée sous le nez et je n’ai rien écrit. Ça commence bien.
           

Mardi 30 avril.
           
Il est grand temps que je m’occupe de mon texte pour jeudi, moi ! Il y a deux jours, j’ignorais encore quel thème aborder cette fois. Finalement, puisqu’en ce moment, avec le carnet du grand-père et la lecture de Paul Lintier, je m’intéresse surtout aux récits de guerre, autant parler de la guerre…

            À propos du grand-père, de son carnet et des renseignements que j’ai pu glaner aux archives départementales, ma mère m’a appelé pour savoir comment nous pourrions transmettre ces informations à la famille. La question se pose d’autant plus qu’ayant recommencé à mettre en ligne mon journal, je publierai demain ou après-demain sur mon blog le mois d’avril, où je ne parle quasiment que de ça. La moindre des choses serait donc que je rédige une sorte de synthèse de mes recherches et de leur fruit, à l’attention de la famille Chabrun.

            Je m’en occuperai demain, puisque c’est un jour férié et que je n’ai pas reçu de commande d’articles…