jeudi 2 mai 2013

La guerre



« Il est plus facile de faire la guerre que la paix. »
Georges Clémenceau, Discours de Verdun, 14 juillet 1919.

           
Parmi les sujets les plus couramment explorés par la littérature, il y a l’amour et la guerre. L’amour étant de loin le plus déprimant des deux, nous allons parler de la guerre.
            À la seule pensée que sans la guerre, nous ne connaîtrions ni Homère, ni la Chanson de Roland, ni Shakespeare, ni Tolstoï, ni Chateaubriand, ni Stendhal, ni Céline, ni Barbusse, ni… enfin, bref, que la littérature n’existerait tout simplement pas, on est tenté d’y réfléchir à deux fois avant d’entonner le refrain pacifiste de circonstance !
            La vie offre parfois l’occasion aux jeunes hommes qui n’ont pas connu l’amour de connaître la guerre. Depuis les années 60, il est de bon ton d’opposer les deux : « Faites l’amour, pas la guerre ! » Comme si l’un empêchait l’autre… D’ailleurs, l’amour et la guerre ont de nombreux points communs : il est toujours question de conquêtes… Dans les chansons de geste et le roman arthurien, les chevaliers se battent souvent pour libérer une princesse enfermée dans un château. Les soldats d’aujourd’hui ne font pas autre chose : leur princesse, à eux, s’appelle Patrie, un point c’est tout. Du reste, quoi de plus phallique qu’un canon ? Dans Les Nus et les morts, Norman Mailer, à travers l’un de ses personnages, y voit plutôt un vagin : « Le canon comme une reine des abeilles je suppose, fécondée par le faux bourdon. L’obus-phallus qui voyage dans un vagin d’acier brillant s’élève dans le ciel, puis allume la terre. La terre-mère comme dirait le poète, je suppose. »
            Il y a deux sortes de littérature de guerre : l’une écrite par des auteurs ayant connu l’expérience du feu, l’autre par des auteurs qui ne peuvent qu’imaginer ce qu’ils ressentiraient s’ils se trouvaient piégés sous une grêle d’obus. Les anciens combattants vous diraient sans doute qu’on ne peut pas savoir ce que ça fait de trébucher sous la mitraille et de plonger les mains dans les tripes chaudes d’un compagnon d’arme, ou d’enfoncer la lame d’une baïonnette dans un estomac boche, tant qu’on ne l’a pas vécu. Mais les romanciers écrivent pour des lecteurs qui pour la plupart n’ont pas combattu non plus. Et le talent d’un écrivain se mesure aussi à sa faculté d’écrire sur un sujet qu’il ne connaît pas !
            Ce débat est vieux comme le monde. « Il faut mettre sa peau sur la table », disait Céline. Avoir payé de son sang chacun de ses mots. Belle posture de l’écrivain combattant, fort respectable en soi (ce n’est pas un admirateur de Céline comme moi qui irait prétendre qu’il a tort sur ce point). Seulement, il existe de nombreuses façons d’écrire sur la guerre, ou sur la mort. Lire Ceux de 14 de Maurice Genevoix, ou La Main coupée de Cendrars, qui ont tous deux versé leur écot de sang avant de raconter la guerre, n’est sans doute pas la même chose que lire 14 de Jean Échenoz, ou même le Verdun de Jules Romains. Il ne faudrait pas  pour autant sous-estimer les récits de fiction écrits par des non-combattants. L’Iliade, les pages que Victor Hugo consacre à Waterloo, ou encore La Débâcle de Zola, ce n’est pas tout à fait du pipi de chat.  
Il est vrai que les romanciers, c’est leur pente, ont tendance à romancer. Ils inventent des personnages, les placent dans la guerre, derrière une pièce de batterie ou aux commandes d’un char Sherman, et imaginent toutes sortes de situations à partir de ce postulat. Les combattants qui tiennent leur carnet entre deux alertes, ou qui relatent leurs souvenirs plusieurs années après leur démobilisation, n’ont pas à se soucier, eux, d’imaginer des situations. Ni à se demander comment ils auraient réagi, eux, à courir entre deux éclats d’obus dans une charge désespérée. Ils le savent parfaitement : ils y étaient.
            Les romanciers actuels qui évoquent la guerre (je pense à Jean Vautrin et à ses Quatre soldats français) en rajoutent souvent dans les couplets antimilitaristes et antipatriotiques. C’est dans l’air du temps. Il suffit de relire Genevoix, Paul Lintier ou même Gabriel Chevallier pour se rendre compte que la plupart des soldats, pendant la Grande Guerre, même s’ils se demandaient souvent pourquoi ils montaient au combat et quels pouvaient bien être les plans de l’état-major, continuaient à glorifier la Patrie, cette princesse en danger qu’ils partaient bravement libérer. Sans elle, vraiment, ils n’auraient eu qu’à se laisser crever sur place…
            L’héroïsme et la gloire sont bien mal compris aujourd’hui. Le 11 novembre, on ne célèbre plus guère que les déserteurs et les fusillés pour l’exemple… Quand on ne sait pas ce que c’est que le courage, ce que c’est que de se lancer à l’assaut pour regagner les dix mètres de terrain perdus la veille, on peut facilement s’imaginer que les Poilus obéissent aux ordres comme des moutons, ou que derrière eux se tient un officier colérique, ivre de sang, prêt à tirer sur le premier qui esquissera un mouvement de recul. La littérature du non-combattant est aussi, souvent, une écriture du fantasme.
À trop vouloir peindre l’horreur, on en viendrait à oublier que la vie d’un soldat est aussi faite de banalité, d’attente et d’ennui. Et de manœuvres parfois plus éreintantes que la mitraille. Dans Les Nus et les morts, Norman Mailer évoque très brièvement les combats et la mort, mais passe plusieurs pages, et parfois plusieurs chapitres, à évoquer l’acheminement d’un canon sur un terrain bourbeux, impossible, où les hommes vont user jusqu’à leurs dernières forces pour une mission absurde qui se solde par un échec.
« Pour être sincère, le carnet de souvenirs d’un combattant ne devra pas être exempt de beaucoup de monotonie », écrit Paul Lintier dans son carnet de guerre, publié sous le titre Le Tube 1233, deux jours avant de rencontrer l’obus qui mettra un point final à son récit.


1 commentaire:

D. R. a dit…

En googlisant (ça vient d’entrer dans le Larousse) Paul Lintier, auquel je m’intéresse particulièrement, j’arrive ce blog, que je découvre avec plaisir.
Les endroits où l’on parle de Paul Lintier ne sont pas si nombreux. Et ceux où l’on en parle aussi bien sont encore plus rares. Bravo.
Lintier est encore lu, c’est rassurant. Pour exaucer votre vœu, sachez que va paraitre incessamment une réédition de "Ma Pièce" et du "Tube 1233" réunis en un livre intitulé "Avec une batterie de 75".