jeudi 25 avril 2013

Le roman



« Ne suis-je qu’un personnage de roman, le fruit d’une invention en délire, l’invention d’un petit paltoquet que j’ai vu naître et qui m’a inventé pour me faire croire que je n’existe pas ? »
Gustave Flaubert, brouillons de Madame Bovary.



            Aux écrivains en herbe qui papillonnent encore, s’amusent à ficeler des sonnets, à construire des nouvelles, à ceux qui veulent en découdre et s’attaquent au pamphlet, à ceux qui ne sortent pas d’eux-mêmes et rêvent d’un jour voir leur journal intime monumental enfin livré au public, nous devons révéler la triste vérité : tant que vous n’aurez pas écrit un roman, mes enfants, vous n’aurez rien écrit. Vous n’existerez pas. On trouve toujours des exceptions,  bien entendu, mais enfin dans l’ensemble, c’est comme ça. On parle toujours du « premier roman » d’un auteur, jamais de son « premier recueil de nouvelles », encore moins de son « premier essai ». Et si vous vous appelez, mettons, Jean-Baptiste Patafion, et que vous avez déjà publié une biographie de Guillaume Musso aux éditions du Rebut et un essai sur la démonologie chez Pilon, le jour où vous vous essaierez à la fiction, vous verrez apparaître en quatrième de couverture, sous votre photo : « Jean-Baptiste Patafion, né en 1972, est journaliste et écrivain. Le Cri de la biscotte est son premier roman. » Avant cela, rien. Mais désormais, vous voilà adoubé écrivain, c’est-à-dire romancier. Ne nous remerciez pas, c’est la moindre des choses.
            C’est que le roman, voyez-vous, est aujourd’hui considéré comme le « grand genre » de la littérature. Un écrivain, ça écrit des romans. Ça peut toujours faire autre chose, depuis les contes pour enfants jusqu’à l’essai philosophique, chacun s’amuse comme il peut, mais enfin, il faut savoir revenir régulièrement aux choses sérieuses, et s’atteler à un roman qui viendra grossir le rayon nouveautés des librairies aux derniers jours d’août. Ce rôle de « grand genre » a longtemps été dévolu à la poésie. Essayez aujourd’hui de vous faire connaître avec un recueil de poèmes : vous aurez la satisfaction de passer pour un original que l’idée même de gagner sa vie avec son écriture n’a jamais effleuré. L’art pour l’art, c’est sympa aussi. Maintenant, essayez de trouver un éditeur qui partage votre désintérêt pour l’argent : bon courage…
            Et on fait des colloques sur le roman, on se demande s’il doit être comme ceci ou comme cela, s’il doit danser sur un fil ou manger équilibré, et à quoi doit ressembler le roman du XXIe siècle… Vaste question, vu qu’apparemment, le roman ressemble maintenant à à peu près tout !
            On sait que le terme de « roman » apparaît au Moyen Âge, avec les premiers textes écrits en langue romane et non plus en latin. « Mettre en roman », c’est donc traduire en langue vulgaire. Il s’agissait d’abord de mettre à la disposition de ceux qui ne comprenaient pas le latin les textes hagiographiques, puis une littérature narrative écrite en langue romane est née, Chrétien de Troyes a fait des siennes :

            « Puis que ma dame de Chanpaigne
            Vialt que romans a feire anpraigne,
            Je l’anprendrai molt volentiers… »

            Et aujourd’hui, même Alexandre Jardin écrit des romans, ce qui montre bien que c’est à la portée de tous. À un moment, le petit roman s’est senti pousser des ailes, il est parti en flèche allez savoir où, il est aller zigzaguer à droite à gauche, se faisant lyrique, baroque, gothique, picaresque, d’aventures, réaliste, naturaliste, historique, Nouveau, d’anticipation, bélier rendu fou furieux qu’on ne peut plus arrêter. « Miroir qu’on promène le long d’un chemin » : Stendhal a le chic pour trouver la formule qui convient. On voit bien l’image : le monde entier s’y reflète, dans ce roman-miroir. Mais surtout, dans le miroir, qui vois-je en premier, sinon moi-même ? Le roman me parle de moi-même ! Si ça c’est pas mortel ! Parce qu’au fond, qu’est-ce qu’on cherche, nous autres qui passons notre temps à lire au lieu de faire des trucs utiles ? Nous-mêmes, bien sûr ! On cherche à se comprendre soi-même, alors au lieu d’aller voir un psy (bien que l’un n’empêche pas l’autre), on ouvre un roman – un roman écrit par un auteur qui cherchait à se comprendre lui-même et qui pour se trouver, au lieu d’aller voir un psy, a pris la plume. Longtemps, je me suis couché par écrit de bonne heure.
            Il y a des romans sur à peu près tout et des romans sur rien. Cette dernière catégorie, après Flaubert, a eu le vent en poupe dans la deuxième moitié du XXe siècle, notamment avec le Nouveau Roman. Écrire trois cents pages pour décrire un volet qui ferme mal était devenu la grande idée du temps. Le roman-miroir pouvait bien devenir un volet « qu’on promène le long d’un chemin », après tout il y avait toujours un peu de lumière à passer entre les lattes de bois… Le roman n’avait dès lors plus rien à prouver : il pouvait tout, et toutes les Emma Bovary du monde comprirent qu’au fond, elles étaient Gustave Flaubert. Alors est venue l’autofiction. Plus besoin de parler d’autre chose pour parler de soi : autant se confronter à l’intime sans intermédiaire. Du reste, l’autoportrait est un genre pictural reconnu. On ne chercherait plus désormais à faire parler les chiens ou à décrire un caillou : l’auteur se peindrait en train d’écrire, comme dans une mise en abyme infinie. Et les critiques de déplorer ce que le roman est devenu : à ce compte-là, n’importe qui peut en écrire – il suffit de savoir un peu mettre sa banalité en valeur.
            Eh oui, mais c’est un art aussi, que de sublimer le néant, le quotidien, les habitudes… N’est pas Houellebecq qui veut ! Le roman, parfois, semble faire du surplace, ne plus savoir créer, ne plus savoir imaginer. Nous parlons essentiellement du roman français actuel. Est-ce que c’est une impasse ou un passage vers autre chose ? En attendant d’avoir une réponse, à nous de faire le tri parmi les étals des librairies, ou de se replonger dans les classiques. La prochaine révolution romanesque approche peut-être, qui sait ?

2 commentaires:

jazzman a dit…

Pas mal votre...euh...texte (je ne prends pas de risque). Je ne m'étais jamais demandé d'où venait le mot roman, ou alors j'avais oublié l'explication.
Je lis dans votre fiche signalétique que vous ne savez pas conduire. L'autofiction n'est donc pas un genre pour vous.
L'autobiographie non plus, pourtant il y aurait des textes poignants à écrire sur la lente agonie du carburateur, tué par l'injection directe. Mais là on passe très près de la pornographie mécanique et on sait qu'il est dangereux de mettre le doigt dans cet engrenage.
Je suis ravi d'avoir trouvé un blog qui partage mes passions et pour la peine je vous mets en favori juste après M6 Turbo, petit veinard.

Raphaël Juldé a dit…

Que de compliments ! Vous me faites rutiler les chromes...