jeudi 27 mars 2014

Le jeudi


Tous les peuples ont fixé des anniversaires à la célébration de leurs triomphes, de leurs désordres, ou de leurs malheurs.
Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe

         L’air de rien, on y est arrivé. Je vous avoue que moi-même, je n’y croyais pas. La Bibliothèque de Jupiter a un an. C’est rare, chez moi, cette régularité… D’habitude, j’ai plein de projets en tête quand je me couche le soir, et le lendemain matin, j’en ai moitié moins. Une fois que je me suis douché et habillé, j’ai même complètement oublié que j’en ai eu. Je ne suis jamais suffisamment convaincu par mes enthousiasmes pour y tenir très longtemps. Là, je ne sais pas pourquoi, je m’accroche. On verra bien jusqu’où ça ira.
            Le plus drôle, c’est que même après une année de chroniques hebdomadaires, je serais bien en peine de définir ce que c’est que ça : la Bibliothèque de Jupiter. De courts articles consacrés à un thème en lien – plus ou moins étroit – avec la littérature, tout cela baigné dans une bonne dose de sarcasmes et, de temps en temps, un poil de pédagogie. Voilà, on pourrait dire ça.
            Pourquoi Jupiter ? Parce que ça paraît le jeudi, jour de Jupiter. Jovis dies, pour les latinistes, ou ceux qui veulent se la raconter. Et pourquoi le jeudi ? Parce que les suppléments littéraires des grands quotidiens nationaux (Libération, Le Monde, Le Figaro) paraissent le jeudi.
            Oui, c’est aussi bête que ça.
            Les chipoteurs m’objecteront que le supplément littéraire du Monde paraît dans l’édition datée du vendredi – mais puisque le Monde est un journal du soir, cette édition paraît le jeudi après-midi, donc ça revient au même.
            Ah ! Et il y a aussi le fait que, par chance, il n’existe pas de semaine des quatre jeudis – auquel cas j’aurais eu quatre fois plus de boulot.
            J’aimerais bien savoir pour quelle raison les suppléments littéraires paraissent le jeudi… Si j’apprenais que Le Monde et Libé se sont simplement alignés sur le calendrier du Figaro pour une question de rivalité, je pense que les quelques illusions que je conserve encore envers l’espèce humaine s’évanouiraient d’un coup. Non, j’aimerais bien qu’il y ait une raison historique, que le jeudi représente vraiment un jour particulier dans l’histoire de la littérature, ça aurait quand même un peu plus de classe… Mais bon, il s’agit de journalistes, on ne va pas trop leur en demander non plus…
            Bien que je n’aie pas connu l’époque où le jeudi était le « jour des enfants », il s’agit d’un de mes jours préférés dans la semaine. Je ne sais absolument pas pourquoi. Peut-être parce que c’est le jour de la semaine dont le nom est le plus proche du mien ? Quand il m’arrive d’avoir un emploi, et que le jeudi se trouve être une journée particulièrement laborieuse et éreintante, je vois ça comme un mauvais coup du sort. Une sale blague. Seigneur, si Tu existes, ou Ton fils, ou n’importe quel membre de Ta Famille, épargne mes jeudis. Merci. (Et sois sympa les autres jours aussi, si c’est pas trop Te demander…)
            Pour en revenir à la littérature, le jeudi a au moins inspiré deux œuvres : un roman métaphysique de Chesterton, Le nommé Jeudi, dans lequel il est question d’une société secrète anarchiste et d’un jeu de masques derrière lesquels la réalité échappe sans cesse au protagoniste ; et un roman de Steinbeck publié en 1954, Tendre jeudi, qui est la suite de Rue de la sardine. Voilà. Ça fait maigre, pour justifier le titre de cette chronique, j’en ai bien conscience. Mais c’est mon anniversaire, alors je fais ce que je veux.


jeudi 20 mars 2014

Le salon


Au Salon du Livre de l’an dernier, j’ai connu trois filles dont je suis devenu l’amant : Agathe, quinze ans, Natacha, dix-sept ans, et Emmanuelle, vingt-deux ans. C’est la seule objection que je suis capable de faire à ceux qui sont convaincus que la littérature ne sert à rien. Certes, ils ont raison, mais moi j’aime ça, ne servir à rien.
Gabriel Matzneff, Calamity Gab

            Comme les agriculteurs, les philatélistes ou les amateurs de boudin, les écrivains ont leur Salon. Ils en ont même plusieurs, un peu partout dans le pays et répartis tout au long de l’année. Le plus connu se tient à Paris, Porte de Versailles, au mois de mars. Mars, le dieu de la Guerre. Les écrivains sont les combattants des Lettres. Des snipers qui vous « one-shottent » en plein dans l’âme. Pan.
            Contrairement au Salon de l’agriculture, du nautisme, au Salon de l’auto ou à celui des amateurs de boudin, le Salon du Livre (notez les majuscules) ne consiste pas uniquement à recevoir un ministre pour lui faire goûter aux produits du terroir et à répondre aux questions d’un journaliste stagiaire de France 3 Bretagne-Pays de Loire. Il y a de ça, bien sûr, mais pas que. Les écrivains mobilisent plus de journalistes, plus de ministres, plus de chaînes de télé, parce qu’on les considère encore un peu comme des élites. Des gens qui ont des choses à dire, et même à écrire.
On les considère encore comme ça par habitude, bien sûr, mais au fond, le Salon du Livre, c’est surtout une vitrine comme une autre. Les idées des écrivains, leurs brillantes analyses du monde comme il va et de la fin du monde comme elle vient, c’est surtout du pain béni pour les débats littéraires « en direct du Salon ». Il y a toujours une cause à défendre quelque part, et toujours une raison de s’indigner si on cherche bien.
Chaque année, au Salon du Livre, un pays est à l’honneur. Cette fois, c’est l’Argentine. Gageons qu’il se trouvera une grande âme parmi nos jeunes auteurs pour briser le silence qui recouvre l’odieux traitement réservé aux kangourous, massacrés pour que vous puissiez porter des slips, messieurs… Ah ! Ce n’est pas au salon de la lingerie (notez l’absence de majuscules) qu’on évoquerait ce scandale !
Comme celui de l’agriculture, le Salon du Livre est une grande foire au bétail où les amateurs de lecture viennent se marcher sur les pieds et se bousculer pour retrouver l’inconfort et la promiscuité dont la perte les avait douloureusement saisis à la sortie du métro (ligne 12). Les connaisseurs vous le diront : au Salon du Livre, si on veut éviter la foule, on n’y va surtout pas le samedi et le dimanche. C’est con : c’était justement sur ces deux jours que tombait votre week-end !
Heureusement, pour ne pas se perdre dans l’immensité du Salon, il y a plusieurs repères immuables. Lorsque vous êtes dehors, les entrées se voient immédiatement : il y a une foule monstrueuse qui bourdonne juste devant. Impossible de se tromper, à moins d’une soudaine épidémie de dysenterie (dans ces cas-là, vous vous trouvez devant les toilettes). Une fois que vous êtes entré dans le hall et que vous avez déboursé dix euros pour obtenir le droit d’aller plus loin, la foule se déploie dans les allées, se regroupant ça et là pour former de nouvelles queues interminables. Vous pouvez dès à présent supposer qu’au bout de la queue se trouve un auteur en train de signer son dernier ouvrage. Oui ! Un véritable auteur, en chair et en os ! Un « vu à la télé » ! Vous pouvez leur parler et même être pris en photo à côté d’eux, mais il ne faut pas leur jeter de nourriture. Regardez bien : si tout au bout de la queue, vous apercevez un chapeau noir qui surplombe celle-ci, ce n’est pas Gérard Majax en train de faire apparaître un lapin, mais Amélie Nothomb en train de ne rien faire apparaître. Elle aussi vous pouvez la prendre en photo, mais sans flash, comme la Joconde.
Au Salon du Livre, l’intérêt n’est évidemment pas les livres. Tous ceux que vous verrez ici, vous pourriez tout aussi bien les commander sur Amazon. Au Salon du Livre, l’intérêt, ce n’est pas non plus vraiment les écrivains, mais plutôt tous ces gens que vous voyez si souvent dans votre poste de télévision, et que vous croisez partout, en train de faire leurs emplettes, ou de se montrer, ou de signer un livre – puisqu’ils ont tous un livre à faire signer. Tiens, Lilian Thuram qui discute avec Alain Finkielkraut ! Tiens, Nabilla qui se fait draguer par Frédéric Beigbeder ! Sans compter l’incontournable mec que tout le monde connaît, mais si, vous savez bien, mais dont vous n’arrivez plus à vous rappeler le nom…
Sinon, c’est quand, le salon des amateurs de boudin ?


jeudi 13 mars 2014

L'oralité


- Par exemple on écrit pas « ça se trouve » mais « si ça se trouve ». Ou encore on écrit pas « ranchement » mais « franchement ». De toute façon tu peux pas écrire « franchement » en début de phrase comme on fait à l’oral. C’est comme « déjà ». On écrit pas « déjà », on écrit « premièrement », ou « d’une part ». Il y a des choses qui se disent et qui ne s’écrivent pas, voilà.
François Bégaudeau, Entre les murs.

            Nan mais y’a quand même un truc bizarre quand on y réfléchit deux s’condes. C’est que dans les films, c’est toujours chiant quand t’as un personnage qui parle comme dans les livres, et dans les livres, les écrivains essaient toujours d’écrire comme on parle. Vous avez pas r’marqué ? Genre les mecs, ils se sont fait chier à aller à l’école pour apprendre à écrire et tout, on leur a bien appris à s’exprimer comme y faut, à bien faire la syntasque et tout, et ces cons-là, dans leurs bouquins, y faut qu’y z’écrivent comme ça cause au bistrot Chez Dédé ! Genre y trouvent ça cool. Ça plaît au lecteur. Le lecteur, c’est le même mec qui va voir un film de Rohmer ou d’Alain Resnais machin, là, et qui va dire ouais, ça pue, les acteurs y parlent trop comme dans des livres ! Sauf que dans les livres, maintenant, t’as d’l’oralité partout ! En fait, c’qu’y veulent dire les mecs, c’est chez Rohmer Resnais machin, les gens y causent comme dans des livres OÙ ÇA CAUSE VRAIMENT COMME DANS LES LIVRES ! Vous m’suivez ? Genre les livres de l’ancien temps, avant Hunter Games et Fred Vargas, quoi. Je m’suis un peu renseigné sur Wikipédia avant de v’nir raconter mes conneries : il paraît qu’c’est des mecs comme Céline (déjà tu parles d’un nom pour un mec, sans déconner !) et aussi comme Raymond Queneau, qui ont amené ce truc de l’oralité dans l’écrit. Pour la France, hein, je parle ! Après, les Ricains, j’en sais rien, moi, y font c’qu’y veulent, on s’en bat les yeuk, hein ! Mais avant Céline et Queneau, grosso merdo, dans les bouquins, quand t’avais des mecs qui tchatchaient, y s’exprimaient comme si z’avaient avalé une encyclopédie sans mâcher, tu vois. Du genre y faisaient bien les négations et tout, et les verbes au passé simple, et même des fois un petit imparfait du subjonctif vite fait en passant, ça fait jamais d’mal, t’as vu…
            Toute façon, si vous réfléchissez cinq minutes, l’écriture, à la base des bases, c’est d’la parlotte. J’veux dire les primitifs machins là, les hommes des cavernes, où ceux qui sont v’nus juste après, pas ceux qui f’saient des dessins dans les grottes, enfin si, p’t’être ceux là aussi, mais les premiers hommes, eh ben y savaient pas écrire. Et comme les autres en face y savaient pas lire, toute façon, y’avait aucun problème : les mecs y racontaient leurs p’tites histoires voilà, c’est un mec qui part à la guerre passe qu’on lui a piqué sa meuf nanani, les autres y z’écoutaient l’histoire et pis c’est tout. On leur demandait pas après d’aller relever les métaphores et les allitérations, quoi. Y z’avaient autre chose à foutre les mecs. Jusqu’au jour où y’a un mec qu’était moins con qu’les autres, il avait appris à écrire je sais pas où, et pendant qu’l’autre y racontait son histoire, eh ben lui il avait un p’tit cal’pin et y prenait tout en sténo, l’air de rien. Après les autres qu’avaient pas écouté, y lui ont d’mandé d’faire des photocop’s, et c’est comme ça qu’on a eu la Bible, l’Iliade et toutes les conneries, là. J’résume, hein.
            Tout ça pour dire que l’histoire de la littérature, en fait, c’est des mecs qu’ont mis par écrit un truc qu’était raconté à haute voix, à la base, et qui se sont efforcé pendant des siècles d’écrire en faisant des belles phrases, bien écrites, avec pas de fautes, pas d’gros mots, et des phrases bien longues des fois, avec des points-virgules et tout… Tout ça pour finir par se dire que non, finalement, le mieux, c’est d’écrire comme on parle !
            Ben putain, les mecs, faudrait savoir c’que vous voulez…


samedi 8 mars 2014

Vidéodrome 8 : le temps (2 novembre 2013)


Samedi 2 novembre 2013.
            Je me lève tôt pour prendre le train. Voyage sans histoire jusqu’à Montparnasse, en première classe : lecture du Dernier stade de la soif et sieste, alors que le soleil se lève et qu’un beau ciel bleu se déploie au-dessus de la campagne sarthoise. Pour m’épargner les mauvaises surprises, j’ai pris mon hôtel habituel, le Villa du Maine, rue Ledion. La station Alésia a le bon goût d’être placée à la fois près de la gare et près de Saint-Michel – elle est faite pour moi…
            Il est encore un peu tôt pour que ma chambre soit prête, je me contente de laisser mes bagages à la réception de l’hôtel et repars en sens inverse, direction les librairies. Je passe d’un Gibert à l’autre. Chez Gibert « bleu », j’achète Intérieur de Thomas Clerc et La Conjuration de Philippe Vasset, livres dont Anthony m’avait parlé chez Dany l’autre soir. Je fais une pause déjeuner au McDo, et c’est à ce moment-là que la pluie se met à tomber. Je vieillis, moi : maintenant, quand je me lève tôt, il me faut mes trois repas par jour… L’après-midi, je passe à la FNAC des Halles où j’achète la saison 7 de Dexter et L’Homme qui rétrécit, adaptation de 1957 du roman de Matheson. Et comme Pierre a lancé un grand débat sur son mur Facebook à propos du manifeste des « 343 salauds », qui avouent avoir eu recours à des prostituées ou ne voir aucun inconvénient à le faire, pour s’opposer à la proposition de loi visant à sanctionner leurs clients, j’ai décidé de lui offrir la BD de Chester Brown, Vingt-trois prostituées. Nul besoin de prostituées pour me détendre, moi : par chance, le regard suffit (presque). Et malgré le temps pluvieux, les Parisiennes n’ont pas oublié d’être belles, certaines en tout cas, et mes yeux accrochent des yeux à la volée, des jambes, des nuques, des chevelures, et personne ne me demande de payer. Après avoir pris un verre à la terrasse du Mondrian, je retourne à l’hôtel où je prends ma chambre et m’y repose un moment avant de repartir.
            J’arrive au bas de l’immeuble de Pierre avec un peu d’avance, et comme c’est justement sur le thème du temps que portera notre vidéodrome, j’ai une excuse toute trouvée : « Je viens de vingt minutes dans le futur, pour moi vous êtes donc déjà du passé… » En attendant ses invités, Pierre écoute en boucle l’album Transformer de Lou Reed. J’approuve ce genre d’accueil. On cause du débat sur la prostitution, puisque je lui offre l’album de Chester Brown, mais aussi des vidéos délirantes, nullissimes et horriblement scolaires du Libre Penseur sur Nabe.
            Anne arrive peu après, ravissante dans une robe noire. Jean-Rémi, Élise, Cécile, Jacques-Pierre, Julien et Vanessa ne tardent pas à nous rejoindre. On va pouvoir passer aux choses sérieuses. Avant tout, nous commandons nos traditionnels plats japonais (Japon et traditions allant souvent de paire), et en les attendant, nous passons nos premiers extraits.
            Jacques-Pierre ouvre la cérémonie avec L’Année dernière à Marienbad, d’Alain Resnais, qui est un peu l’alpha et l’oméga de la réflexion cinématographique sur le temps. Temps mythologique, temps labyrinthique, personnages figés… La représentation du temps dans l’espace.

            Jean-Rémi enchaîne avec ce qu’il considère comme « le Matrix du riche », le film Dark City, où des extraterrestres à l’apparence humaine contrôlent les terriens en figeant le temps. Tout s’arrête, seul un personnage continue de se mouvoir – essentiellement pour regarder sa montre.
            L’image du cadran de la montre ou de l’horloge va être récurrente durant cette soirée, comme nous le prouve immédiatement Anne avec les Fraises sauvages de Bergman. Dans un noir et blanc perturbant, un homme rêve sa mort. Le temps assassin.
            Contre la mort, rien ne vaut l’immortalité, que Cécile nous apporte sur un plateau avec l’extrait « plouc » de la soirée : l’affligeant The Fountain, de Darren Aronofsky. Un film qui, lorsque je l’avais vu, m’avait fait entièrement reconsidérer la filmographie du réalisateur, pour lequel j’avais jusque là un a priori positif. N’ayant rien compris à Pi, je ne pouvais pas vraiment détester ce film, et pour ce qui est de Requiem for a Dream, j’avais de bonnes dispositions, puisqu’il s’agissait d’une adaptation de Selby Jr. Mais après avoir vu The Fountain, c’est devenu évident : un type capable de pondre une connerie pareille ne peut pas être un bon cinéaste. Aucune métaphore visuelle ne nous sera épargnée dans cet extrait hilarant, filmé comme un vidéoclip : l’arbre de vie et sa sève blanche qui ressemble à du lait ou à de la crème fraîche parce que ça aurait été un peu gros de le faire ressembler à du sperme, la végétation qui pousse d’une blessure (« Il se transforme en mâche ! » s’exclame Pierre, ce à quoi j’ajoute évidemment : « Mâche ou crève »), la bogue, le héros (pauvre Hugh Jackman) transformé en bonze, position du lotus et crâne rasé de rigueur… On dira ce qu’on voudra, mais ça fait du bien de rire.
            Après une pause pour déguster nos nipponeries, Élise propose un extrait de Minuit à Paris, de Woody Allen – extrait auquel Pierre avait également pensé. Ce sera d’ailleurs le cas de nombreux extraits ce soir, à tel point qu’on en conclura qu’il a passé huit extraits en tout (alors qu’il n’en passera « officiellement » que deux). Woody Allen, donc, ou comment se retrouver dans le Paris artistique de la fin du XIXe siècle, tomber « par hasard » sur Toulouse-Lautrec, Degas et Gauguin chez Maxim’s, et regretter malgré tout de ne pas être tombé dans le Paris de la Belle Époque. « Chacun est nostalgique d’un autre âge », dit Pierre.
            Je poursuis sur la même idée en montrant un extrait du quatrième épisode du Voyageur des siècles, la géniale série de Jean Dréville (1971) qui montre deux savants ayant réussi à voyager dans le temps qui, après avoir (sans difficulté excessive) empêché que la Révolution française ait lieu, décident d’aller vérifier quelques années plus loin, en 1808, s’ils n’ont pas trop détraqué l’Histoire. Évidemment, c’est un désastre : la France de Louis XVII est en guerre et se prend une dérouillée sévère. Seul un grand stratège pourrait y remédier – mais celui-ci, un Corse nommé Napoléon Bonaparte – n’est ni empereur, ni même encore militaire, mais s’est établi bonnetier dans la rue Tripette, à Paris. Les deux voyageurs vont à la rencontre de la « grande chose avortée », interprétée par Roger Carel, et surtout de sa femme castratrice et forcément stupide (comme toute épouse de grand homme qui se respecte), incarnée par l’excellente Laurence Badie.

            C’est au tour de Vanessa et de Julien de proposer leurs extraits. On aura passé la soirée à les considérer comme une entité, une monade (et on aurait sans doute fait de même si Anne était venue avec le chien Clotaire, dont il est beaucoup question et qui semble un grand adepte des documentaires animaliers) – mais ça ne les empêche pas d’avoir un extrait chacun à montrer. Vanessa a pensé à L’Armée des douze singes, j’ai donc moins de scrupules à ne pas en avoir choisi un extrait. James Cole (Bruce Willis), précipité sur Terre depuis le XXIe siècle pour trouver l’origine du virus qui a exterminé la quasi-totalité de l’humanité, s’est retrouvé malencontreusement dans la mauvaise année : 1990 au lieu de 1996. Et le voilà interné en psychiatrie, a essayer d’expliquer à des médecins incrédules qu’ils sont dans le passé, et que 1996 non plus, ce n’est pas le présent, encore moins le futur, mais toujours le passé. Difficile à croire, et même un peu vexant, pour des hommes de 1990…

            Julien enchaîne avec L’Étrange histoire de Benjamin Button, de David Fincher. Le temps et l’ironie du sort, ou comment un simple détail aurait pu empêcher un accident aussi dramatique que bête : si un lacet ne s’était pas rompu à cet instant, si le téléphone n’avait pas sonné, si une femme n’avait pas oublié son manteau en sortant de chez elle et n’avait pas eu à faire demi-tour…
            Il aurait été difficile d’échapper à Harry Potter, et Pierre ne déroge pas à la tradition, en proposant un extrait des Reliques de la Mort : Harry replonge dans les souvenirs de Severus Rogue, hantés par un événement majeur : la mort de Lilly Potter, la mère de Harry. La mémoire, cette déconstruction du temps.
            Cécile reste dans ce thème de la mémoire avec Spider, de Cronenberg. Un homme interné en hôpital psychiatrique enquête sur ses souvenirs dans les rues où il a vécu, à la recherche du traumatisme de son enfance. Un traumatisme causé, une fois n’est pas coutume, par une femme.

            Toujours sur le même thème, Jean-Rémi enchaîne avec Memento, de Christopher Nolan, où les temporalités s’enchevêtrent au rythme des bribes de souvenirs retrouvés d’un amnésique. Tatouages, post-it et photographies griffonnées : le temps en miettes.
            Jacques-Pierre montre combien le temps peut nuire à l’amour, avec La Terrasse d’Ettore Scola. Un couple se retrouve après de longues années de séparation. Les souvenirs, quand ils ne réunissent plus les amants, ne peuvent que les détruire.
            Élise nous installe confortablement dans la limousine du Cosmopolis de Cronenberg, encore lui. Opacité de l’habitacle, à l’abri de la rumeur du monde et de la crise générale, bulle de tranquillité au milieu du monde qui s’écroule. L’argent a le pouvoir de figer le temps.
            Julien présente encore un extrait que revendique Pierre : Il était une fois en Amérique, évidemment. Le regard de De Niro, qui retombe en enfance devant la grâce d’une jeune danseuse (Jennifer Connelly), puis le même De Niro vieux. On remarque d’ailleurs qu’il est un plus beau vieillard dans ce film que dans la réalité, et Pierre a cette phrase magnifique, qu’il faudrait graver dans le marbre : « C’est à ça qu’on reconnaît un bon acteur : il est mieux vieux jeune que vieux vieux ! » J’en ris encore.
            Vanessa fait écho à sa moitié avec un autre film de Scorsese, Le Temps de l’innocence. Ou comment raconter toute une vie en faisant le tour d’une salle – la pièce où tout s’est joué.
            Je me suis imposé, à partir de maintenant, de proposer à chaque vidéodrome l’extrait d’un film – ou d’une série – de morts-vivants. Ceci en réaction à l’extrait que j’avais passé la dernière fois de The Walking Dead, dont je n’étais pas satisfait. Ceci dit, Julien et Vanessa m’avouent que je les ai convertis à cette série… Bref, l’extrait en question, un peu longuet, est issu de Je suis une légende, la version de 1964 avec Vincent Price. Le quotidien d’un survivant, ou comment passer le temps dans un monde envahi par les vampires.

            Aux zombies et autres goules succède la momie, grâce à Anne, qui propose Fantôme d’amour, de Dino Risi, avec Romy Schneider et Marcello Mastroianni. Ce dernier a revu dans un bus cette très belle femme, désormais horriblement décatie. Et lorsqu’il évoque cette rencontre avec ses amis, ceux-ci lui apprennent que la femme en question est morte depuis longtemps. « Momie Schneider ! », résume Julien.
            Cécile enchaîne avec Il était un père, d’Ozu. Un père, son fils, et si peu de temps. L’éducation, la compréhension et la pêche à la ligne.
            Jacques-Pierre reste avec Ozu et Le Goût du saké. Deux anciens combattants japonais imaginent avec émotion ce qu’il se serait passé si le Japon avait gagné la guerre. Patriotisme, uchronie et bon vieux temps.

            Dans un beau moment d’ironie, Pierre propose un extrait du Stalker de Tarkovski. Noir et blanc de fin du monde, ambiance sonore idoine et lent travelling dans l’attente d’une menace invisible. Le passeur et ses hôtes glissent longuement vers la Zone… Et soudain, rupture et apparition sensationnelle de la couleur !
            Jean-Rémi nous ramène à la question de l’éternel retour avec Un jour sans fin. Bill Murray, excédé de revivre sans cesse le même jour en vient à compiler toutes les façons de se suicider possibles – mais c’est un échec : chaque fois le radio-réveil le renvoie à la même bégayante journée…
            Comme on en est venu aux films cultes, je me dois de lancer Retour vers le futur. La première séquence du premier volet de la trilogie suffit : orgie de pendules et d’horloges, bric-à-brac impossible du Doc, skate-board de Marty McFly, plutonium pour la DeLorean et premier décalage temporel de 25 minutes : tout est prêt pour foncer vers le futur !
            Anne conclut la soirée avec Le Temps retrouvé de Raoul Ruiz, le huitième extrait que Pierre aurait pu passer ce soir si on l’avait laissé faire. Le narrateur, enfant, est subjugué par le geste indécent de Gilberte et le narrateur, devenu adulte, rappelle ce geste à Gilberte des années plus tard. Le souvenir est toujours vif pour lui, ce n’est qu’une anecdote insignifiante pour elle…
            Preuve que le temps est une chose relative : alors que nous étions nombreux ce soir, nous avons pu passer vingt-trois extraits, et nous n’avons pas fini vraiment tard. Il faut dire que le voisin moldave de Pierre a joué du manche à balai contre son plafond à minuit pile pour se plaindre du bruit (ou simplement signaler qu’il allait se coucher, qui sait ?). Ça nous a un peu refroidi, mais ça ne nous a pas empêché de nous amuser…
            Nous nous engouffrons dans l’ascenseur en deux groupes : tout d’abord Anne, Cécile, Jacques-Pierre et moi, puis Élise, Jean-Rémi et la « monade » (aussi nommée « les Monteroche »). Comme Cécile et Jacques-Pierre commencent à avancer dans l’avenue de Suffren alors que le deuxième groupe n’est pas encore arrivé, Anne, perfide, me demande de noter ce fait dans mon journal : ils n’ont pas voulu attendre les autres. Et comme je n’ai aucune personnalité, je le note effectivement dans mon journal, même s’ils ont fait demi-tour. Jacques-Pierre rentre en taxi, et je quitte les autres sur le quai du métro : ils prennent la 8, moi la 10. Retour à l’hôtel.


samedi 1 mars 2014

Vidéodrome 7 : le châtiment (29 juin 2013)


Samedi 29 juin 2013.
            […]
            À 20 heures, je suis chez Pierre. Il y a déjà Jean-Rémi et Élise, et un fond musical de jazz qui n’a pour but que de punir Jean-Rémi, qui n’aime pas le jazz. Le thème de cette soirée vidéodrome étant le châtiment, nous aurons tous droit au nôtre. Le mien, c’est de ne pas boire d’alcool ce soir (je m’en sors plutôt pas trop mal). Mais comme Pierre est avant tout un grand masochiste, il remplace le jazz par des chansons de Damien Saez, l’inénarrable « Fils de France », et bien sûr « J’accuse » – où l’on sent bien que la révolution passe d’abord par une réinvention intégrale de la prononciation du français (« J’aqueuse !… Au mégaphone dans l’assemblaie !!!... »). C’est à ce moment qu’arrive Cécile, qui se demande un instant si Pierre n’aurait pas brusquement décidé de rejoindre le Front de Gauche… Julien et Vanessa se présentent à la porte avec un peu de retard, on imagine pour eux toute une série de châtiments exemplaires. Quant à Anne, elle ne sera pas des nôtres : elle passe ses vacances en Bretagne, ce qui nous semble déjà une punition suffisante.
            Bizarrement, ce thème du châtiment m’a assez peu inspiré. Honneur aux dames, Élise donne le premier coup de fouet avec Orange mécanique, évidemment. Deux extraits du film de Kubrick : Malcolm McDowell en enfant de chœur lisant la Bible et s’imprégnant profondément des scènes de tortures, de viols et de batailles qui y sont décrites ; et bien sûr, les yeux écarquillés devant les écrans de la méthode Ludovico. Pierre profite de l’occasion pour placer son analyse freudienne d’Orange mécanique : « Dans la première partie, on est dans le Ça : on n’obéit qu’à ses pulsions, à son animalité ; puis vient l’éducation, le Surmoi ; et la troisième partie correspond au Moi avec ses interdits, ses complexes, ses tabous… »
            Cécile enchaîne avec un extrait de The Dark Knight (Christopher Nolan, 2009). Batman face au Joker, et Gordon face à Harvey Dent. Pierre critique le choix de Cécile : nous ne sommes plus dans le châtiment, mais dans la vengeance (ce qui disqualifie d’emblée un extrait que j’avais choisi de montrer : le duel final d’Il était une fois dans l’Ouest). Cécile soutient qu’il s’agit bien d’un châtiment « déviant », et non pas d’une simple vengeance, puisque le hasard – un choix à pile ou face – fait partie intégrante du supplice.
            Ce débat nous anime un moment pendant qu’on déguste nos japonaiseries habituelles. Puis nous retournons à nos moutons avec Vanessa et La Secrétaire (2002). Maggie Gyllenhaal et James Spader dans leurs relations de boulot. Humiliations, fessées et reniflements devant la machine à café.
            Châtiment oblige, je n’avais pas le droit de passer à côté d’If…, le film de Lindsey Anderson (1968) dans lequel Malcolm McDowell fait son apprentissage de future orange mécanique. L’éducation anglaise dans toute sa splendeur. Les meilleurs élèves font les meilleurs pions, et l’ordre règne à coups de verge. Les mauvais élèves comptent les coups en serrant les dents… les spectateurs aussi.

            Jean-Rémi reste dans l’esprit du collège anglais avec Harry Potter et l’Ordre du Phénix. Harry Potter ne doit plus mentir et Dolorès Ombrage – sorte de poupée Klaus Barbie en tailleur rose – s’évertue à lui faire entrer cette règle morale au plus profond de la chair. Pierre constate qu’ici, il est impossible de jouir de ce châtiment avec Ombrage, parce qu’elle-même en jouit trop. « Oui, elle surjouit », j’ajoute.
            Fini de rigoler : Julien nous refait passer à table avec Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant, de Peter Greenaway (1989). Ici, on mange de tout : ce soir, c’est amant aux petits oignons. Et on commence par la queue, le meilleur morceau… Bon appétit ! Cécile, qui voulait manger une pêche, attendra un petit peu.
            Pierre veut enfoncer le clou avec une rareté de Peter Greenaway, The Baby of Mâcon (1993). Pour l’occasion, il a ressorti la VHS. Beauté des châtiments religieux, ou comment exécuter une jeune fille que la virginité rend intouchable ? En organisant un viol collectif pour que la virginité ne soit plus qu’un mauvais souvenir… Cette joyeuse partouze bénie par l’Église, et un peu longuette, n’est pas du goût de Cécile, qui s’exclue elle-même de l’assemblée. Du coup, on est un peu gênés, nous autres…
            Heureusement, Élise est là pour nous ramener à quelque chose d’un peu plus léger. C’est une règle quasi immuable, dans les vidéodromes : trouver un extrait de Harry Potter et un autre de Kaamelott. Harry Potter, c’est fait, donc voici Kaamelott, Livre III : « Le Magnanime ». Ou comment trop de châtiments peuvent finir par écœurer même un grand amateur du genre comme le seigneur Léodagan…
            Cécile propose Jane Eyre. Je trouve pour ma part que Charlotte Gainsbourg est déjà une sorte de châtiment pour le cinéma français (mais je m’égare). Éducation religieuse « à la dure », feu purificateur et gamelles dans les escaliers.
            Jean-Rémi enchaîne avec un savoureux nanard, Le Choc des Titans (1981). Les dieux sont en colère, tempête dans les temples grecs, une statue en perd la tête. « Il lui faudrait une Minerve », dis-je à tout hasard. En fait, c’est Thétis, qui se met à parler avec de superbes effets spéciaux d’avant-guerre, pendant que le décor s’effondre et que les acteurs bougent les pieds pour montrer que la terre tremble.
            Je ne fais pas vraiment honneur à la série The Walking Dead en en montrant un extrait des plus improbables : une scène coupée de la saison 2 dans laquelle Dale fouille des bagnoles sur l’autoroute et écoute à la radio un prédicateur se réjouir de l’invasion des morts-vivants, juste châtiment du Ciel. Un extrait garanti 0 % de matière zombie (je devrais avoir honte).

            Julien nous invite dans le Cercle de la Merde du Salò de Pasolini. Est-on encore dans le châtiment ou dans le simple divertissement ? De jeunes éphèbes présentent leurs croupes : celui qui aura le plus joli cul sera mis à mort. Ou pas…
            Vanessa a choisi Seven, de David Fincher, un film qui est à lui seul une sorte d’anthologie du châtiment. Ultime péché, celui de la colère – ou comment Brad Pitt tombe dans le piège du tueur. Un remake de L’Arroseur arrosé, en somme…

            Pierre nous montre comment un châtiment peut se retourner contre celui qui l’a prononcé, avec Le Barbier de Sibérie, de Nikita Mikhalkov. Trois extraits où revient en boucle la déclaration : « Mozart était un grand compositeur ! » Un général qui aurait eu toute sa place dans Full Metal Jacket, face à un troufion mélomane et obstiné.
            Ça ne rigole plus avec The Reader, que propose Cécile. Kate Winslet en ancienne gardienne SS faisant face à ses juges et à ses ex-collègues. L’analphabétisme mène à tout…
            Nous étions trois à avoir apporté Dogville : Jean-Rémi, Julien et moi. Quatre en comptant Pierre, qui n’avait pas besoin de l’apporter, puisqu’il joue à domicile. C’est donc Jean-Rémi qui montre la destruction de Dogville par Grace la bien nommée. Et l’on retrouve le sens premier du châtiment, qui n’est autre que la purification par le feu.

            Pierre conclut la soirée avec la fin d’Autant en emporte le vent. Où Rhett Butler prouve à Scarlett O’Hara que l’amour lui-même peut-être un châtiment. « Franchement, ma chère, c’est le cadet de mes soucis. »

            Voilà, la soirée s’achève, et avant que nous ne quittions Pierre pour attraper les derniers métros, on décide du thème du prochain vidéodrome : le temps. Il va y avoir de la DeLorean dans l’air !