jeudi 19 décembre 2013

La littérature étrangère

Il n’est pas nécessaire d’entendre une langue pour la traduire, puisque l’on ne traduit que pour des gens qui ne l’entendent point.
Denis Diderot
           
On parle de la France et de sa littérature, on vante ses grands esprits, comme si la littérature et la France étaient liées depuis les origines, et pas de discussion. Or, non seulement certains étrangers se permettent de toucher à cette grande dame (de petite vertu) qu’est la Littérature avec toutes les majuscules qui s’imposent, mais en plus, figurez-vous que les plus anciens textes de l’humanité n’ont pas été écrits en français. Pas même en ancien français, ou à la rigueur en latin – non, non : des pictogrammes, de l’araméen, des trucs incompréhensibles, pas de chez nous…
            C’est plutôt vexant.
            La littérature étrangère a donc précédé la littérature française. Mince alors. Gilgamesh a précédé Tartarin de Tarascon, Homère a précédé Philippe Sollers. Je ne sais pas ce qu’on foutait, nous, pendant ce temps-là, avec nos moustaches de Gaulois et tout le bazar : un peu de guerre, un peu d’agriculture, de la chasse, enfin bon : que de l’alimentaire. Les idées, c’était pas pour nous. Pour séduire une femme, on n’écrivait pas de poèmes : on assassinait sa famille, on brûlait sa maison et on se couchait sur elle sans enlever nos godasses. Peu ou prou.
            Aujourd’hui encore, un nombre incalculable d’écrivains s’évertuent à écrire dans des langues incompréhensibles. Ce sont ce qu’on appelle dans notre jargon des « écrivains étrangers ». Et ils ne sont même pas tous du même coin de l’étranger : anglais, allemands, japonais, américains, arabes, chinois, portugais… Ils ont la supériorité numérique. La littérature française, à côté, fait pâle figure. Pourtant, Chrétien de Troyes, Villon, Racine, Chateaubriand, Hugo, Proust, c’est pas tout à fait du pipi de chat ! Mais bon, eux nous répondent Ovide, Dante, Shakespeare, Cervantès, Dostoïevski, Mishima, Dit du Genji et Mille et Une Nuits, et on doit bien reconnaître que ce n’est pas mal non plus (une fois traduit en français, bien sûr).
            Les écrivains étrangers parlent de sujets étrangers, mais pas seulement. Et c’est là que ça devient intéressant. Parfois, un lecteur français peut tout à fait comprendre ce qui se passe dans la tête d’un quelconque Alexeï Nikolaïevitch Andronikov (par exemple), d’un John Smith ou d’une Petra Von Glück. Car la littérature est – eh oui – universelle. Une fois traduite en français, bien sûr.
            Il y a aussi des gens qui vous diront qu’ils lisent Tolstoï, Faulkner ou Goethe dans le texte. Il en faut toujours pour faire les malins.
            Même avec toute la mauvaise foi du monde, force est de constater que la littérature étrangère, c’est pas mal. On aura beau faire les plus grands éloges sur Proust, Camus, Gide ou Céline, on aura du mal à se passer de Joyce. Ou de Kafka. Ou de Melville. Pour rester dans les contemporains.

            Alors, voilà : ce qu’il faut retenir de tout ça, c’est qu’il faut accepter l’Autre, n’est-ce pas, comme un autre Nous-même, et voilà. Et qu’on a beaucoup à apprendre de nous-mêmes grâce aux autres, que l’étranger est un miroir, enfin bon, vous avez compris. Il y a des jours comme ça où je suis d’un esprit positif absolument déprimant. Aimez-vous les uns les autres et crevez, bande de cons. Joyeux Noël.

jeudi 12 décembre 2013

Le vrai métier

Ce mois qui aurait pu être particulièrement bien employé par suite de l’absence de mon chef, je l’ai passé sans raison valable (…) à ne rien faire et à dormir.
Franz Kafka, Journal.

            Les écrivains aiment se la raconter, mais la plupart d’entre eux, quand ils ne s’amusent pas à chatouiller la virgule et à filer la métaphore, ont un vrai boulot et ne font pas les malins.
            Ça, évidemment, quand on passe chez Taddéï, ça fait toujours plus classe de présenter son dernier roman de chez Flammarion, plutôt que de se voir désigné comme un modeste employé du tri à la Poste… Des employés du tri, voyez-vous, il y en a des tas. Mais l’auteur du fameux Mes fouilles dans tes caisses, grand roman d’archéologie policière, il n’y en a qu’un.
            Prenons deux employés de bureau. Le premier, que nous appellerons « petit a », a passé un bac ES avant de rater les concours d’entrée aux grandes écoles de commerce. Pas démonté pour autant, il a suivi un BTS force de vente, ou autre, et après moult stages et formations, il est désormais chef d’équipe dans une entreprise jeune et dynamique (ou pas). Le deuxième, que nous appellerons Jean-Baptiste Patafion, rêve depuis son plus jeune âge de trousser les muses, a passé un bac L, raté lamentablement sa prépa littéraire, a considéré qu’il était trop génial et d’un esprit trop indépendant pour se laisser manipuler par les théoriciens de la pensée, a vécu quelques années en profitant des revenus de ses parents pour écrire son œuvre et, voyant combien le milieu éditorial était pourri et frileux, puisque personne n’osait le publier, a décidé de trouver un emploi alimentaire.
            Alimentaire, mon cher Watson !
            Qu’on n’aille surtout pas s’imaginer que notre homme a pour vocation de rentrer des chiffres dans un fichier Excel ou de vendre des encyclopédies ! Non : il fait ça pour gagner sa vie le temps que son talent d’écrivain soit reconnu, ce qui ne saurait tarder, excusez-moi, j’attends un coup de fil d’une minute à l’autre… C’est là toute sa différence avec « petit a » (un brave garçon, au demeurant, et même un collègue tout à fait charmant, mais que voulez-vous, tout le monde ne peut pas être un artiste).
            Beaucoup d’écrivains embrassent (sans mettre la langue) le beau métier de professeur. Déjà parce que c’est un beau métier, qu’il offre un peu de temps libre, et enfin parce que nos hommes de lettres sont malheureusement un peu trop diplômés pour faire éboueur ou caissière chez Monoprix. Ils le regrettent beaucoup, d’ailleurs, car ils sont proches du peuple et qu’ils auraient volontiers plongé leurs mains d’artiste dans le cambouis (ou autre chose) pour en ressortir, à coup sûr, le Germinal des années 2010 !
            L’écrivain a donc généralement, en plus de son statut d’écrivain, un vrai métier. Vrai métier qu’il se doit de mépriser un peu, bien entendu. Ce n’est qu’un gagne-pain. Il convient d’ailleurs que l’écrivain soit présenté comme un médiocre tâcheron dans tout ce qui ne touche pas à la grande littérature. Mallarmé était professeur, certes – mais « chahuté par ses élèves », donc tout va bien. Kafka lui-même qualifiait avec dédain son emploi dans les assurances de gagne-pain – mais il était plutôt bien noté par ses supérieurs et il a bénéficié de plusieurs promotions : c’est louche. Saint-Exupéry a trouvé le bon plan : aviateur, c’est un métier qui fait rêver – ça fait aventurier, le contre-pied idéal de l’image qu’on a de l’écrivain assis devant sa vieille Remington ou son jeune MacBook, donc ça colle. On lui pardonne volontiers de ne pas avoir été qu’un plumitif.
            Pour les médias, il va sans dire que le vrai métier de l’écrivain est écrivain. On n’a pas fait venir Bégaudeau à la télé pour qu’il nous raconte son dernier conseil de classe ! Mais ce n’est pas chez Gallimard ou à Actes Sud que notre Patafion va pointer tous les jours ! Et quand il reçoit son bulletin de salaire à la fin du mois, les chiffres le prouvent : il est d’abord facteur (ou prof, vendeur de cravates, boulanger, pédicure-podologue…) avant d’être écrivain !
            Tout ça pour dire que si vous avez des joints à changer dans votre salle de bain, il vaut mieux pour vous que votre plombier ne soit pas du genre à avoir un manuscrit volumineux qui l’attend dans le tiroir de son bureau…


jeudi 5 décembre 2013

La ville

De même qu’il n’existe plus de bons enfants rue des Bons-Enfants, ni de lilas à la Closerie, ni de calvaire place du Calvaire, de même il ne fleurit plus de bruyères à Bécon-les-Bruyères.
Emmanuel Bove.

On dirait bien que la ville est une invention d’écrivain. C’est trop beau, ce cadeau : des rues pleines d’histoires, des faits divers sur chaque trottoir, des rencontres, des séparations, des portes-cochères et des portières qui claquent, des autobus qu’on rate et des taxis qui se traînent… Notre ami l’écrivain n’a qu’à se pencher à sa fenêtre, ou s’asseoir à une terrasse, et regarder son roman se dérouler sous ses yeux.
Il existe pourtant des écrivains de la campagne. On se demande bien comment ils font. Sans parler de cette aberration qu’est le « roman du terroir » ! Non mais sérieusement, qu’est-ce qu’on peut bien écrire entre un tracteur et deux plants de vigne ? Ceux qui parviennent à trouver des histoires à raconter au beau milieu d’un bocage ont toute mon admiration. Vraiment, les mecs, je sais pas comment vous faites, moi je pourrais pas.
L’écrivain des champs est généralement rougeaud, un peu rustre, porte des vestes de velours côtelé et aime le vin de pays, qu’il consomme sans aucune modération. L’écrivain des villes, lui, est généralement blême, neurasthénique, divorcé, porte une écharpe en toute occasion et consomme tout ce que le milieu littéraire peut lui fournir d’alcools forts et de drogues diverses – là encore sans aucune modération.
La ville attire l’écrivain comme la pourriture les mouches. Il s’agit de chanter le béton, le verre et l’acier, la pollution de l’air, le capharnaüm des moteurs, des klaxons, des cris, des musiques qui s’entremêlent, les déjections canines (ou humaines), la misère, le polychlorure de vinyle, les gaz d’échappement, les ruelles. Chanter l’homme des foules, le corps qui se fond dans la masse indistincte, la fusion des corps, des individualités, dans un tout sans visage – la grande Disparition dans un maelström anonyme.
La ville est séduisante parce qu’il est aussi facile de s’y perdre que de s’y trouver. De trouver quelque chose. Combien de graals à conquérir parmi le dédale des rues ? (« Dédale des rues » : cliché à proscrire si vous voulez avoir l’air d’un écrivain sérieux !) Et pourtant, on ne peut pas dire que les romans arthuriens fassent grand cas des villes ! Ce n’était pas la mode, à l’époque, visiblement. James Joyce, lui, a eu la bonne idée de transformer Ulysse, symbole du grand voyageur ayant parcouru toutes les mers du globe, en citadin. Pas besoin de mers, pas besoin du globe : un plan de Dublin suffit pour partir à l’aventure. Aventure intérieure, chez Joyce, évidemment : la ville est le nombril de tout homme. Cartographier la ville, c’est se cartographier soi-même. Et je vous laisse vous amuser avec les mots qui appartiennent aussi bien au lexique de la ville qu’à celui de l’anatomie humaine : artères, circulation, le cœur de la cité (le centre-ville), son poumon (un simple jardin public fera l’affaire), etc. La ville est un corps, et la ville a une âme. Son âme, ce sont ses habitants. L’écrivain se fera un devoir d’étudier en profondeur l’âme de la ville. D’aller au plus près de ses habitants. Car l’écrivain aime les gens.
La ville est si vaste, si foisonnante, qu’elle peut aussi bien se décrire par le vide. Pas de bruyères à Bécon-les-Bruyères, pas de métro pour Zazie dans le métro.
Ville inhumaine ! Ville broyeuse d’hommes ! Ville-Lumière ! Ville pleine de vies ! Ville pleine de quartiers pleins de vies ! Ville-village, ô gentil clocher de mon enfance ! Ville pourrie, dirty old town, ville dépotoir de souvenirs ! Fourmilière ! Nécropole ! Ventre chaud ! Bouillonnement ! Grouillement ! Sexe béant ! Ville-martyr ! Ville-matrice ! Ville à vendre ! Ville imaginaire ! Paris ! New York ! Venise ! Sarajevo ! Noirceur-sur-la-Lys ! Metropolis ! Laval ! La ville tentaculaire attire à elle les points d’exclamation comme les fêtards du vendredi soir attirent les plaintes pour tapage nocturne. Elle est vulgaire, elle est gueularde, elle est belle la nuit, toute enguirlandée de lumières, comme une poule de luxe croulant sous les paillettes. La ville s’offre et l’écrivain la prend : pas besoin qu’on le lui dise deux fois.
Mais de quoi pouvait-on bien causer avant Haussmann ?