vendredi 28 décembre 2012

Verdun : un survivant raconte


À propos de fin du monde… Puisqu’il n’est plus question que de ça, désormais… Je me suis rendu à Verdun l’été dernier. Verdun, voilà au moins un endroit où l’Apocalypse doit faire rigoler. S’il y a bien un coin où le monde a fini, c’est celui-là. La fin du monde n’est pas une fin en soi : elle a fait des petits, elle s’accorde au pluriel. On pourrait faire une encyclopédie de toutes les fins du monde, les véritables et celles qu’on s’est inventées pour se faire peur : Alésia, Waterloo, Verdun, Stalingrad, Oradour, Berlin, Auschwitz, Hiroshima, Sarajevo, Manhattan, Bagdad… Et nous qui faisons les malins avec nos éclipses, nos bugs de l’an 2000, nos Mayas de l’an 2012… Peut-être qu’il nous faudrait une bonne guerre, en effet, que c’est ça qui nous manque, et qu’on s’invente dans nos grands petits frissons nostradamiques !...

Alors, partons donc à Verdun, voir comment on se remet d’un désastre. Notre génération a le goût des ruines : normal, tout a l’air de s’être joué avant nous. Même nos parents n’ont pas fait la guerre ! Nous sommes les produits de la Reconstruction générale. Forcément, la destruction nous attire…

D’abord, même en 2012, Verdun n’a pas l’air de se laisser prendre facilement, même par son flanc occidental. À la gare de l’Est, en cette fin juin grisâtre, j’apprends que le train de 12 h 36 pour Saint-Dizier, qui devait m’emmener jusqu’à Châlons-en-Champagne, est tout simplement annulé. Ça commence bien. Si les Poilus avaient dû compter sur la SNCF pour leur envoyer du renfort en 1916, ils attendraient encore ! Un employé m’apprend que pour le prochain train, je devrai patienter deux heures dans la gare, mais finalement les haut-parleurs nous informent qu’un transilien pour Château-Thierry partira à 12 h 51, et qu’une correspondance pour Châlons nous attendra ensuite. Me voilà donc embarqué vers le front de l’Est à une lenteur d’escargot. L’avantage de ne pas vraiment partir à la guerre, c’est qu’il y a aussi des filles dans les trains, et que certaines ne se sont pas encore rendu compte que l’été était pourri, et se sont habillées comme si le soleil brillait – et du coup, c’est comme s’il brillait vraiment. Meaux, Trilport, Changis Saint-Jean, La Ferté-sous-Jouarre, Nanteuil-Saâcy, Nogent-l’Artaud-Charly, Chazy-sur-Marne… Et voilà enfin Château-Thierry, alors que je ne l’espérais même plus. À vrai dire, toutes ces petites gares traversées me suffiraient amplement, comme voyage… Il faut encore attendre une demi-heure pour voir arriver le train pour Châlons, qui s’arrête à Dormans, puis à Épernay « de ces profondeurs pétillantes que plus rien existe », et enfin, nous voilà au bout de la route, avec une heure de retard.

L’imposant monument à la Victoire de Verdun, aussi appelé le « Goldorak » par les habitants.
Le reste se fera en voiture, à peu près 80 kilomètres sur la nationale morne et droite de l’Est de la France. En approchant de mon objectif, j’aperçois plusieurs panneaux annonçant la Voie Sacrée. Commençons donc le pèlerinage par là… Un monument la surplombe, cette route vers la boucherie qui reliait Bar-le-Duc à Verdun, et où les véhicules se sont succédés toutes les dix secondes, de jour comme de nuit, entre février et décembre 1916. Acheminement des combattants et du matériel d’un côté, évacuation des blessés de l’autre. La Voie Sacrée ! Charmante attention, de sacraliser tout ce qui touche à la « mort pour la Patrie »… Pauvres Poilus à qui on greffe des ailes d’anges pour remplacer les guibolles, les bras ou les tripes qu’ils ont laissés sur le champ de bataille… Depuis le promontoire où je me trouve, je les vois bien, les champs de la Champagne. Le paysage est vallonné, doré, paisible. La guerre au milieu de tout ça aurait l’air complètement déplacée. La vache qui paisse devant moi partage sûrement mon opinion sur la question.

Verdun est une ville paradoxale. Je ne sais pas si l’été et l’approche de la fin des cours y sont pour quelque chose, mais je suis surpris d’y voir autant de jeunes, se promenant le long de la Meuse, du côté du port de plaisance, attablés aux terrasses des cafés, de jeunes femmes aux jambes longues parlant de la fac en buvant du thé, comme partout ailleurs. Pourtant, s’il y a une ville enfermée dans son passé, c’est bien celle-là : le monument à la Victoire impose sa masse sur toute la ville, avec ses 73 marches, ses deux canons russes et son soldat gigantesque ; la librairie centrale expose en vitrine romans, BD et essais sur 14-18 ; et la seule affiche annonçant un événement culturel propose un festival consacré… au sport pendant la Grande Guerre ! Impossible de quitter les tranchées, même un siècle après la bataille !

J’établis mon bivouac au camping Les Breuils, encore peu peuplé à cette période de l’année. Mes voisins sont des Allemands. Peut-être que nos arrières-grands-parents se sont croisés dans les environs, baïonnette au canon, allez savoir…
L’ossuaire de Douaumont, bientôt prêt pour le décollage.

Le lendemain, en touriste qui se respecte, je vais voir l’ossuaire de Douaumont, tour de 46 mètres surplombant le champ de bataille. Sur des kilomètres, des bois et de petites collines, de doux reliefs innocents. Il faudrait y ajouter une bande sonore de tirs d’artillerie et de bombardements : avec le silence, on se rend pas bien compte… Aux pieds de la tour s’étend le cimetière de Fleury-devant-Douaumont, où reposent 16 142 soldats français. Au deuxième étage, un long cloître regroupe les tombeaux de 130 000 soldats inconnus. À l’extérieur du bâtiment, à travers des vitres, on peut apercevoir les ossements emmêlés de tous ces combattants, Allemands et Français confondus, tibias, crânes, côtes, bassins, phalanges entassés pêle-mêle, peep-show macabre pour amateurs de partouzes d’os…

Sur la route qui mène à la Tranchée des Baïonnettes, des panneaux reviennent en leitmotiv, tragiquement : « village détruit ». Fleury-devant-Douaumont (village détruit), Bras-sur-Meuse (village détruit), Louvremont (village détruit)… Oui, l’Apocalypse est passée par là. On roule dans un désert, un charnier qui semble s’étendre à l’infini. La Tranchée des Baïonnettes, un monument entièrement bâti sur un mythe : celui du 137e R.I. dont les hommes seraient morts debout dans leur tranchée, le fusil dressé. Belle image héroïque. Plus vraisemblablement, les cadavres ont été enterrés là après le combat, et les fusils plantés dans le sol faisaient office de stèles. Sur cette légende a été bâtie cette espèce de bunker recouvrant les tombes des soldats inconnus, quelques croix alignées dans un couloir de pierre en L. Ils ne dorment pas « debout le fusil à la main », comme l’annonce le fronton de l’édifice : ils sont morts, tout simplement.
Le P.C. de Driant : la guerre comme si vous y étiez.

Tout cela fait encore un peu trop arrangé, un peu trop ordonné : les soldats bien en rang, au cimetière comme à la parade. Il faut se colleter aux lieux. Le Bois des Caures est l’endroit où la bataille de Verdun a commencé, le 21 février 1916. Ce jour-là, l’artillerie allemande a réduit le bois en cendres. Les arbres ont repoussé, mais la terre a gardé un aspect bosselé, accidenté, qui rappelle les combats. On imagine bien des enfants jouant à la guerre ici, se poursuivant derrière les arbres dressés un peu n’importe comment, tout de traviole, dans le sentier qui louvoie jusqu’à Beaumont-en-Verdunois (village détruit). Des adultes aussi. On trouve encore des traces de tranchées, des sillons adoucis traversant les bois. Plus loin, le poste de commandement du lieutenant-colonel Driant fait saillie sous la mousse, blockhaus aux meurtrières désormais braquées sur les bornes dressées en hommage aux chasseurs morts au combat.

Le Mort-Homme, dernière station avant la fin du monde.
J’achève mon périple avec le Mort-Homme et la Côte 304. Moi qui ai une passion pour les squelettes et les crânes, le monument du Mort-Homme me ravit, avec son soldat mort-vivant, recouvert d’un suaire, un drapeau dans une main et un flambeau dans l’autre, au-dessus de l’inscription « Ils n’ont pas passé ». L’averse est revenue au moment où j’arrivais près de Cumières-le-Mort-Homme (village détruit), et elle fait ton sur ton dans cette atmosphère de fin du monde. D’un monument aux morts à l’autre, toute cette région ressemble à une vaste nécropole. Je préfère déguerpir, avant que tous les soldats morts au combat se relèvent pour charger à nouveau, comme dans le J’accuse d’Abel Gance… Ce n’est pas tous les jours qu’on a la chance de ressortir vivant de Verdun. Je l’ai eu, mon grand frisson mémoriel, mon goût des ruines a été satisfait, je peux maintenant revenir à mon quotidien confortable, à mes livres et à mes pâtes au beurre.

Zapoï n°3, décembre 2012.

vendredi 21 décembre 2012

La plus petite apocalypse du monde



Courrier de la Mayenne, 2 août 2012.

Ce n’est pas donné à tout le monde d’avoir survécu à un cataclysme, d’être revenu vivant d’Auschwitz, de s’être extirpé des ruines de Fukushima en époussetant son veston négligemment, avec un petit sifflotement décontracté aux lèvres et plein d’anecdotes pour les copains. C’est toujours la même chose, avec les grands drames collectifs : toujours les autres qui en profitent. Nous, on crève bêtement, avec nos petits cancers égoïstes, nos attaques cardiaques mesquines, nos accidents de la route de ratés. Pas de sublime catastrophe fédératrice ! Pas de flamboyante réunion dans l’horreur universelle ! Pas d’édition spéciale du Journal de 20 heures, ni d’associations d’aide aux victimes, ni de cellules psychologiques : par chez nous, la mort, ça se joue en solo.

Pour satisfaire nos envies de grandeur et de communion, on s’invente donc, de temps en temps, des fins du monde. Et on se passe le mot longtemps à l’avance, on entoure la date sur son agenda, entre un rendez-vous chez le dentiste et l’anniversaire de la petite : « 21 décembre 2012 : fin du monde ! » souligné deux fois, et en rouge. Et entre parenthèses : « (sinon : soirée raclette chez Jean-Mich’) » – parce que c’est important de garder un peu d’optimisme en réserve.

Vous ne trouvez pas ça un peu facile ?

Non, mesdames, messieurs, la mort n’est pas un rendez-vous galant. Elle ne se fait pas annoncer à l’avance, pour vous laisser le temps de faire vos bagages ou de choisir quelle robe vous allez mettre pour l’occasion. Elle ne vous envoie pas de lettres de rappel, comme le Trésor public ! Qu’est-ce que vous croyez ? « Veillez donc, car vous ne savez ni le jour ni l’heure », dit l’Évangile. Ce serait bien pratique, de savoir, pourtant : on pourrait se préparer psychologiquement, et puis l’heure passée, rien ne nous étant arrivé, on pousserait un soupir de soulagement : on l’a échappé belle.

Oui mais non. Parce qu’à la fin, de toute façon, il n’y a que la mort qui gagne.

Les raz-de-marée et les tremblements de terre ne défilent pas dans les rues en tapant sur des casseroles pour prévenir du chaos imminent, que je sache ? Non. L’horreur ne se fait pas annoncer. Si une attaque zombie doit avoir lieu, vous pouvez être à peu près sûrs que ce ne sera pas noté dans les petits papiers de Nostradamus, ni sur le calendrier maya des pompiers. C’est pourquoi, il faut se tenir sur ses gardes en permanence.

Il m’a été donné d’assister à une apocalypse. Pas la grande Apocalypse majuscule, johannique, avec la bête à sept têtes immatriculée six-cent soixante-six, les cavaliers et toute la pyrotechnie façon Puy-du-Fou, non, celle-là est réservée à l’élite. Je vous parle d’une petite apocalypse de province, une fin du monde de poche, à l’échelle de ma petite ville de Laval. On fait avec ce qu’on a, vous êtes marrants…

Je vais tout vous raconter. J’ai survécu pour ça, je suppose… Je ne prétends pas éclairer les consciences en étalant ma modeste expérience, mais essayer de vous montrer comment surviennent les cataclysmes, sans prévenir, et comment il faut savoir improviser pour rester, sinon digne, au moins vivant. C’est dans ce but que je me fais le martyrologe du Grand Déluge de Laval.

C’était à la fin du mois de juillet et la journée avait été lourde, de cette lourdeur qui annonce les orages. Il y avait plusieurs jours, d’ailleurs, que l’atmosphère était chargée comme une batterie de campagne avant l’assaut, les nuages prêts à craquer – mais rien n’arrivait. Ce vendredi-là, j’étais très occupé à ne rien faire, comme toujours, et traînais dans les librairies à la recherche de quoi que ce soit qui puisse distraire mon aboulie. L’air climatisé brassait de la chaleur, les femmes autour de moi portaient des vêtements légers, dévoilant des jambes et des bustes où la sueur perlait, j’étais au bord de l’asphyxie et ne savais pas ce qui me faisait suffoquer le plus : l’atmosphère terrible ou ces féminités moites à portée de narines…

En quête d’un peu de fraîcheur, je suis allé me réfugier au café qui se trouve au rez-de-chaussée de la librairie. D’un coup, le ciel est devenu noir, des éclairs l’ont déchiré en tous sens, on se serait cru dans Star Wars. Quand la pluie a fait son entrée en scène, il y a eu comme un « ouf » de soulagement qui a parcouru le hall de la Médiapole. Une belle averse comme ça, bien torrentielle, c’était presque le bonheur. On se voyait déjà sortir le Tahiti Douche et se frictionner en pleine rue comme dans la pub des années 80. Un tel déluge n’allait pas durer, selon moi. J’avais un livre à la main, j’ai commandé un deuxième café, j’étais parfaitement serein. Il suffisait d’attendre que les éléments déchaînés se calment.

Grave erreur d’appréciation. Ils ne se sont pas calmés.

Dans un moment d’optimisme aveugle, ayant pris une légère variation de rythme dans le tambourinement général pour une accalmie, j’ai payé mes consommations et suis sorti du café, prêt à me jeter dans la rue dès que le concert faiblirait. C’est à ce moment que j’ai compris pourquoi les serveurs du café et les libraires avaient l’air de courir dans tous les sens depuis quelques minutes. À travers les vitrines, je me suis aperçu que la rue du Général-de-Gaulle était maintenant un torrent que les voitures remontaient difficilement, comme des kayaks pris dans les rapides. Les employés cherchaient à protéger leurs devantures, mais l’eau s’infiltrait déjà partout, et ce n’étaient pas les piteux boudins de tissu qu’ils plaçaient sous les portes qui allaient l’arrêter.

C’est pour de telles circonstances que l’expression « fait comme des rats » a été inventée.

Mieux valait prendre de la hauteur. Je suis remonté dans la librairie – si je dois mourir, que ce soit entouré de livres – et après avoir demandé à une vendeuse où se trouvaient les canots de sauvetage (car en toute circonstance, il convient de conserver un peu d’humour), j’ai appris que devant cette crue impressionnante, le magasin allait évacuer ses clients et fermer ses portes. Bon, je comprends l’idée de l’évacuation en cas d’alerte générale (et visiblement, c’en était une), mais dans cette situation précise, ça ne revenait pas tout simplement à nous balancer à la flotte ?

Étant pour tout vous dire un peu obsessionnel, et même si j’avais autant envie d’affronter le déluge que de me jeter sous un trente-six tonnes, je crois que ce qui me chagrinait le plus dans toute cette histoire, c’était de quitter ce lieu encore plein de femmes dans les mêmes tenues légères que précédemment, alors que j’anticipais déjà ce qu’allaient devenir leurs robes au contact de l’eau. C’est tout moi, ça. Je suis persuadé que si un jour une femme me mettait un couteau sous la gorge, j’aurais encore le réflexe de me demander ce qu’elle porte sous sa jupe.

Mais tant pis, il est temps de se jeter à l’eau. J’évacue donc la librairie par la rue Souchu-Servinière, et j’ai à peine marmonné un « putain ! » dérisoire que déjà, j’ai perdu toute étanchéité. Traversé de part en part comme un navire sous une déferlante, je marche encore, malgré tout, dans une eau dont le niveau est raisonnable. La rue est large. (Je conseille à mes lecteurs d’outre-Laval de suivre mon périple sur Google Maps.) C’est lorsque je rejoins la rue de Rennes, beaucoup plus étroite, que les réjouissances commencent. Là, la flotte roule, écumante, à hauteur de mes mollets. On imagine mal jusqu’à quel point on peut être mouillé. J’imagine que mes jambes sont des machettes et que je me taille un sentier dans la jungle à chaque pas que je fais en repoussant des trombes d’eau. Je m’arrête, impuissant, juste avant de déboucher sur la rue du Général-de-Gaulle. Devant un magasin de « lingerie féminine, corsetterie et maillots de bain » (ô combien opportun), des femmes passent le balai pour rejeter l’eau dans le caniveau, qui dégorge entre leurs jambes : je crois qu’on appelle ça l’éternel retour. J’observe la scène un moment, elles s’adonnent à leur nettoyage inefficace avec entrain, et même en riant, leurs vêtements collés à leurs corps (robes mouillées, me voilà !).

Bon. Mais je suis toujours bêtement bloqué à l’angle de la rue de Rennes et de la rue du Général-de-Gaulle, où le torrent est impressionnant. J’hésite à aller plus loin, parce que plus loin, l’eau m’arrivera aux genoux. Bizarre, cette timidité soudaine, vu qu’il n’y a déjà plus un millimètre carré de sec sur moi… Des jeunes, torse nu, se croient à la piscine et s’ébattent joyeusement entre les bagnoles immobilisées. Youpi ! C’est la meilleure fin du monde de ma vie ! J’ai sorti mon téléphone portable et prends quelques clichés : c’est indispensable dans les grandes catastrophes, sinon comment voulez-vous que les gens vous croient ?

Assez tergiversé, je prends mon élan et traverse la rue du Général-de-Gaulle avec des mouvements furieux du bassin, je me prends un peu pour Indiana Jones. Mes pompes sont gorgées d’eau, j’ai l’impression d’avoir chaussé des aquariums. L’espoir renaît rue Bernard-Lepecq : quelques mètres plus loin, le niveau de l’eau baisse enfin.

L’espoir est un traître, dans les grands cataclysmes. Méfiance !

Je ne le savais pas. Moi, tout ce que je voyais, c’était l’asphalte qui réapparaissait à quelques mètres devant moi, et je me suis élancé fougueusement, en poussant un cri de victoire mental… et soudain, ma jambe gauche a été avalée par un trou, tout mon corps a suivi comme il a pu, et je me suis étalé à plat ventre sur la chaussée. L’eau a amorti le choc, et tout en poussant une série de jurons prélevés dans les champs lexicaux de la prostitution et de la scorie, j’ai pu analyser ce qui venait de m’arriver. Une bouche d’égout avait été soulevée par les eaux, et le bouillonnement jaunâtre de celles-ci masquait le trou béant dans lequel ma jambe s’est enfoncée. Blessé au genou et dans mon orgueil, je me suis relevé avec un air détaché, en faisant mine d’épousseter mon manteau, comme j’aurais fait à Fukushima, et j’ai continué mon chemin en essayant de boiter avec élégance.

Je vous épargne le reste du trajet : après cela, tout s’est passé sereinement, je suis rentré chez moi où j’ai redécouvert avec plaisir la définition de l’adjectif sec, le lendemain le soleil brillait sur Laval et il n’y avait plus une flaque d’eau dans les rues.

Oui, j’imagine bien que ce récit en aura déçu plus d’un, mais je vous avais prévenu : c’était une apocalypse miniature, une fin du monde à la bonne franquette. Il s’agissait simplement de vous prouver, par cet exemple édifiant, que la catastrophe ne s’annonce pas avant de frapper. Vous buvez tranquillement votre café, un orage éclate, vous ne vous en préoccupez pas plus que ça, habitué que vous êtes des orages, et soudain, c’est le Déluge, la panique, les femmes et les enfants d’abord. Pas le Déluge biblique, on est d’accord, mais quand même, par chez nous, les anciens vous diront qu’on n’avait pas vu ça depuis au moins cinq ans !

Joyeuses fêtes de fin du monde à tous, et à l’année prochaine.