vendredi 21 décembre 2012

La plus petite apocalypse du monde



Courrier de la Mayenne, 2 août 2012.

Ce n’est pas donné à tout le monde d’avoir survécu à un cataclysme, d’être revenu vivant d’Auschwitz, de s’être extirpé des ruines de Fukushima en époussetant son veston négligemment, avec un petit sifflotement décontracté aux lèvres et plein d’anecdotes pour les copains. C’est toujours la même chose, avec les grands drames collectifs : toujours les autres qui en profitent. Nous, on crève bêtement, avec nos petits cancers égoïstes, nos attaques cardiaques mesquines, nos accidents de la route de ratés. Pas de sublime catastrophe fédératrice ! Pas de flamboyante réunion dans l’horreur universelle ! Pas d’édition spéciale du Journal de 20 heures, ni d’associations d’aide aux victimes, ni de cellules psychologiques : par chez nous, la mort, ça se joue en solo.

Pour satisfaire nos envies de grandeur et de communion, on s’invente donc, de temps en temps, des fins du monde. Et on se passe le mot longtemps à l’avance, on entoure la date sur son agenda, entre un rendez-vous chez le dentiste et l’anniversaire de la petite : « 21 décembre 2012 : fin du monde ! » souligné deux fois, et en rouge. Et entre parenthèses : « (sinon : soirée raclette chez Jean-Mich’) » – parce que c’est important de garder un peu d’optimisme en réserve.

Vous ne trouvez pas ça un peu facile ?

Non, mesdames, messieurs, la mort n’est pas un rendez-vous galant. Elle ne se fait pas annoncer à l’avance, pour vous laisser le temps de faire vos bagages ou de choisir quelle robe vous allez mettre pour l’occasion. Elle ne vous envoie pas de lettres de rappel, comme le Trésor public ! Qu’est-ce que vous croyez ? « Veillez donc, car vous ne savez ni le jour ni l’heure », dit l’Évangile. Ce serait bien pratique, de savoir, pourtant : on pourrait se préparer psychologiquement, et puis l’heure passée, rien ne nous étant arrivé, on pousserait un soupir de soulagement : on l’a échappé belle.

Oui mais non. Parce qu’à la fin, de toute façon, il n’y a que la mort qui gagne.

Les raz-de-marée et les tremblements de terre ne défilent pas dans les rues en tapant sur des casseroles pour prévenir du chaos imminent, que je sache ? Non. L’horreur ne se fait pas annoncer. Si une attaque zombie doit avoir lieu, vous pouvez être à peu près sûrs que ce ne sera pas noté dans les petits papiers de Nostradamus, ni sur le calendrier maya des pompiers. C’est pourquoi, il faut se tenir sur ses gardes en permanence.

Il m’a été donné d’assister à une apocalypse. Pas la grande Apocalypse majuscule, johannique, avec la bête à sept têtes immatriculée six-cent soixante-six, les cavaliers et toute la pyrotechnie façon Puy-du-Fou, non, celle-là est réservée à l’élite. Je vous parle d’une petite apocalypse de province, une fin du monde de poche, à l’échelle de ma petite ville de Laval. On fait avec ce qu’on a, vous êtes marrants…

Je vais tout vous raconter. J’ai survécu pour ça, je suppose… Je ne prétends pas éclairer les consciences en étalant ma modeste expérience, mais essayer de vous montrer comment surviennent les cataclysmes, sans prévenir, et comment il faut savoir improviser pour rester, sinon digne, au moins vivant. C’est dans ce but que je me fais le martyrologe du Grand Déluge de Laval.

C’était à la fin du mois de juillet et la journée avait été lourde, de cette lourdeur qui annonce les orages. Il y avait plusieurs jours, d’ailleurs, que l’atmosphère était chargée comme une batterie de campagne avant l’assaut, les nuages prêts à craquer – mais rien n’arrivait. Ce vendredi-là, j’étais très occupé à ne rien faire, comme toujours, et traînais dans les librairies à la recherche de quoi que ce soit qui puisse distraire mon aboulie. L’air climatisé brassait de la chaleur, les femmes autour de moi portaient des vêtements légers, dévoilant des jambes et des bustes où la sueur perlait, j’étais au bord de l’asphyxie et ne savais pas ce qui me faisait suffoquer le plus : l’atmosphère terrible ou ces féminités moites à portée de narines…

En quête d’un peu de fraîcheur, je suis allé me réfugier au café qui se trouve au rez-de-chaussée de la librairie. D’un coup, le ciel est devenu noir, des éclairs l’ont déchiré en tous sens, on se serait cru dans Star Wars. Quand la pluie a fait son entrée en scène, il y a eu comme un « ouf » de soulagement qui a parcouru le hall de la Médiapole. Une belle averse comme ça, bien torrentielle, c’était presque le bonheur. On se voyait déjà sortir le Tahiti Douche et se frictionner en pleine rue comme dans la pub des années 80. Un tel déluge n’allait pas durer, selon moi. J’avais un livre à la main, j’ai commandé un deuxième café, j’étais parfaitement serein. Il suffisait d’attendre que les éléments déchaînés se calment.

Grave erreur d’appréciation. Ils ne se sont pas calmés.

Dans un moment d’optimisme aveugle, ayant pris une légère variation de rythme dans le tambourinement général pour une accalmie, j’ai payé mes consommations et suis sorti du café, prêt à me jeter dans la rue dès que le concert faiblirait. C’est à ce moment que j’ai compris pourquoi les serveurs du café et les libraires avaient l’air de courir dans tous les sens depuis quelques minutes. À travers les vitrines, je me suis aperçu que la rue du Général-de-Gaulle était maintenant un torrent que les voitures remontaient difficilement, comme des kayaks pris dans les rapides. Les employés cherchaient à protéger leurs devantures, mais l’eau s’infiltrait déjà partout, et ce n’étaient pas les piteux boudins de tissu qu’ils plaçaient sous les portes qui allaient l’arrêter.

C’est pour de telles circonstances que l’expression « fait comme des rats » a été inventée.

Mieux valait prendre de la hauteur. Je suis remonté dans la librairie – si je dois mourir, que ce soit entouré de livres – et après avoir demandé à une vendeuse où se trouvaient les canots de sauvetage (car en toute circonstance, il convient de conserver un peu d’humour), j’ai appris que devant cette crue impressionnante, le magasin allait évacuer ses clients et fermer ses portes. Bon, je comprends l’idée de l’évacuation en cas d’alerte générale (et visiblement, c’en était une), mais dans cette situation précise, ça ne revenait pas tout simplement à nous balancer à la flotte ?

Étant pour tout vous dire un peu obsessionnel, et même si j’avais autant envie d’affronter le déluge que de me jeter sous un trente-six tonnes, je crois que ce qui me chagrinait le plus dans toute cette histoire, c’était de quitter ce lieu encore plein de femmes dans les mêmes tenues légères que précédemment, alors que j’anticipais déjà ce qu’allaient devenir leurs robes au contact de l’eau. C’est tout moi, ça. Je suis persuadé que si un jour une femme me mettait un couteau sous la gorge, j’aurais encore le réflexe de me demander ce qu’elle porte sous sa jupe.

Mais tant pis, il est temps de se jeter à l’eau. J’évacue donc la librairie par la rue Souchu-Servinière, et j’ai à peine marmonné un « putain ! » dérisoire que déjà, j’ai perdu toute étanchéité. Traversé de part en part comme un navire sous une déferlante, je marche encore, malgré tout, dans une eau dont le niveau est raisonnable. La rue est large. (Je conseille à mes lecteurs d’outre-Laval de suivre mon périple sur Google Maps.) C’est lorsque je rejoins la rue de Rennes, beaucoup plus étroite, que les réjouissances commencent. Là, la flotte roule, écumante, à hauteur de mes mollets. On imagine mal jusqu’à quel point on peut être mouillé. J’imagine que mes jambes sont des machettes et que je me taille un sentier dans la jungle à chaque pas que je fais en repoussant des trombes d’eau. Je m’arrête, impuissant, juste avant de déboucher sur la rue du Général-de-Gaulle. Devant un magasin de « lingerie féminine, corsetterie et maillots de bain » (ô combien opportun), des femmes passent le balai pour rejeter l’eau dans le caniveau, qui dégorge entre leurs jambes : je crois qu’on appelle ça l’éternel retour. J’observe la scène un moment, elles s’adonnent à leur nettoyage inefficace avec entrain, et même en riant, leurs vêtements collés à leurs corps (robes mouillées, me voilà !).

Bon. Mais je suis toujours bêtement bloqué à l’angle de la rue de Rennes et de la rue du Général-de-Gaulle, où le torrent est impressionnant. J’hésite à aller plus loin, parce que plus loin, l’eau m’arrivera aux genoux. Bizarre, cette timidité soudaine, vu qu’il n’y a déjà plus un millimètre carré de sec sur moi… Des jeunes, torse nu, se croient à la piscine et s’ébattent joyeusement entre les bagnoles immobilisées. Youpi ! C’est la meilleure fin du monde de ma vie ! J’ai sorti mon téléphone portable et prends quelques clichés : c’est indispensable dans les grandes catastrophes, sinon comment voulez-vous que les gens vous croient ?

Assez tergiversé, je prends mon élan et traverse la rue du Général-de-Gaulle avec des mouvements furieux du bassin, je me prends un peu pour Indiana Jones. Mes pompes sont gorgées d’eau, j’ai l’impression d’avoir chaussé des aquariums. L’espoir renaît rue Bernard-Lepecq : quelques mètres plus loin, le niveau de l’eau baisse enfin.

L’espoir est un traître, dans les grands cataclysmes. Méfiance !

Je ne le savais pas. Moi, tout ce que je voyais, c’était l’asphalte qui réapparaissait à quelques mètres devant moi, et je me suis élancé fougueusement, en poussant un cri de victoire mental… et soudain, ma jambe gauche a été avalée par un trou, tout mon corps a suivi comme il a pu, et je me suis étalé à plat ventre sur la chaussée. L’eau a amorti le choc, et tout en poussant une série de jurons prélevés dans les champs lexicaux de la prostitution et de la scorie, j’ai pu analyser ce qui venait de m’arriver. Une bouche d’égout avait été soulevée par les eaux, et le bouillonnement jaunâtre de celles-ci masquait le trou béant dans lequel ma jambe s’est enfoncée. Blessé au genou et dans mon orgueil, je me suis relevé avec un air détaché, en faisant mine d’épousseter mon manteau, comme j’aurais fait à Fukushima, et j’ai continué mon chemin en essayant de boiter avec élégance.

Je vous épargne le reste du trajet : après cela, tout s’est passé sereinement, je suis rentré chez moi où j’ai redécouvert avec plaisir la définition de l’adjectif sec, le lendemain le soleil brillait sur Laval et il n’y avait plus une flaque d’eau dans les rues.

Oui, j’imagine bien que ce récit en aura déçu plus d’un, mais je vous avais prévenu : c’était une apocalypse miniature, une fin du monde à la bonne franquette. Il s’agissait simplement de vous prouver, par cet exemple édifiant, que la catastrophe ne s’annonce pas avant de frapper. Vous buvez tranquillement votre café, un orage éclate, vous ne vous en préoccupez pas plus que ça, habitué que vous êtes des orages, et soudain, c’est le Déluge, la panique, les femmes et les enfants d’abord. Pas le Déluge biblique, on est d’accord, mais quand même, par chez nous, les anciens vous diront qu’on n’avait pas vu ça depuis au moins cinq ans !

Joyeuses fêtes de fin du monde à tous, et à l’année prochaine.

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