jeudi 27 février 2014

L'apprentissage


Je vais t’envoyer dans un collège communal… Là tu feras ton apprentissage d’homme, tu t’aguerriras au métier.
Alphonse Daudet, Le Petit Chose.

            On n’écrit plus beaucoup de romans d’apprentissage, de nos jours. Voilà un genre qui a eu son heure de gloire, entre les XVIIIe et XIXe siècles, mais qu’on a quelque peu oublié aujourd’hui. Oh, on n’oublie pas de les lire, ces romans, ni de les faire étudier aux lycéens – mais on n’en écrit plus. On estime qu’au XXIe siècle, c’est bon, on n’a plus rien à apprendre. Si on se pose des questions, il y a Wikipédia.
Il pourrait être intéressant, pourtant, de suivre la formation d’un jeune homme des années 2000, né dans une société de loisirs où tout semble facile, où rien ne l’est vraiment… Les amitiés, l’amour à l’ère des réseaux sociaux, l’Éducation nationale passée au tamis de l’écriture romanesque, les études supérieures, les diplômes, l’entrée sur le « marché du travail », un terme qui n’existait pas au XIXe, et qu’on entend quotidiennement maintenant que la réalité voudrait qu’on parle surtout de marché du chômage…
Oui, le roman d’apprentissage est aussi un bon moyen de montrer la société du temps sous des jours peu flatteurs.
Il n’est pas inutile de le rappeler à nos amis les jeunes : il y eut une époque où le roman d’apprentissage – dit aussi roman de formation – avait la cote. Un peu comme les stages de formation aujourd’hui. C’était un temps où l’AFPA ne recrutait pas encore.
Certains préfèrent appeler ça le Bildungsroman – ça leur permet de faire les érudits dans les salons, on sait jamais, ça peut servir s’il y a de jolies filles un peu impressionnables (et qui n’ont pas fait LV2 allemand).
Un bon roman d’apprentissage doit en apprendre autant au lecteur qu’au personnage. C’est le but : le héros avance dans la vie en tirant un enseignement de ses expériences, de ses erreurs et de ses victoires, et le lecteur comprend que tout cela s’adresse à lui – que lui aussi est en formation. Lors d’un entretien, si un employeur vous demande de parler de vos expériences et que vous vous sentez un peu léger sur le sujet, vous pouvez toujours essayer de vous en tirer en disant que vous n’avez pas fait grand-chose, mais que vous avez lu Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister. Ça peut marcher.
Lire un roman d’apprentissage, c’est apprendre à vivre. Moi, par exemple, c’est en lisant des romans d’apprentissage comme L’Éducation sentimentale ou Illusions perdues que je me suis aperçu que je préférais la lecture à la vie.
Le monde décrit dans les romans d’apprentissage ressemble beaucoup au monde tel qu’il est, banal et quotidien. On y rencontre assez peu d’extra-terrestres et on y vit assez peu de drames épiques. Sauf quand l’action se situe pendant les révolutions de 1830 ou de 1848 – et même là, les auteurs s’amusent généralement à dégonfler l’héroïsme comme une baudruche. À dix-huit ans, on fait la révolution comme on fait l’amour : maladroitement, et avec un lyrisme un peu bête. Chez Flaubert, on s’enflamme toujours à blanc, on est à côté de la vie, on la regarde passer. Voilà ce que j’ai appris dans les romans d’apprentissage. Je ne sais pas si ça peut m’être d’une quelconque utilité à Pôle Emploi…
« Il voyagea.
Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et les ruines, l’amertume des sympathies interrompues.
Il revint.
Il fréquenta le monde, et il eut d’autres amours encore. Mais le souvenir continuel du premier les lui rendait insipides ; et puis la véhémence du désir, la fleur même de la sensation était perdue. Ses ambitions d’esprit avaient également diminué. Des années passèrent ; et il supportait le désœuvrement de son intelligence et l’inertie de son cœur. »


samedi 22 février 2014

Vidéodrome 6: la paranoïa (8 mars 2013)

Vendredi 8 mars 2013.
            Ce week-end parisien commence bien… Parce que j’ai un peu trop traîné avant de sortir de chez moi ce matin, je vois mon train partir au moment où j’arrive à la gare. Je dois donc commencer par changer mon billet pour prendre le suivant, qui ne part que deux heures plus tard. Je n’ai aucune raison d’arriver tôt à Paris, si ce n’est de profiter pleinement de mon après-midi, mais le plus pénible, c’est que j’avais choisi le trajet le moins cher, et que ma nouvelle réservation me coûte 26 euros de plus.
            Je rentre chez moi en attendant mon prochain train, et je lis le premier tome de L’Île des Téméraires. Il faudra qu’un jour j’écrive un texte sur le manga. Puis je marche une nouvelle fois jusqu’à la gare, et le trajet jusqu’à Paris se fait sous la pluie. Ce n’est pas ce sale temps qui va m’intimider : il y a si longtemps que je ne suis pas allé à Paris que je compte bien en profiter pleinement. Malheureusement, les Parisiennes, elles, n’ont pas mon courage, et sous les averses, elles ont une fâcheuse tendance à se couvrir. Moi qui espérais quelques coups de foudre, j’en serai pour mes frais.
            Je retrouve l’hôtel Villa du Maine, rue Ledion, mais la chambre que l’on me propose, la 21, me déçoit profondément. Alors que la dernière fois, j’avais été séduit par les prestations de l’hôtel pour un prix raisonnable – 60 euros la nuit pour un deux étoiles à Paris, il n’y a pas de quoi se plaindre – je me retrouve aujourd’hui dans une chambre minuscule à la tapisserie rose, et sans endroit pour écrire confortablement. Il y a bien une tablette maigrelette, mais le minibar, vide, a été placé en dessous, de telle façon que je ne pourrai m’asseoir devant cette tablette pour écrire qu’après une amputation au niveau des genoux. Sachant que je risque d’avoir besoin de l’intégralité de mes jambes ce week-end pour flâner dans la ville, j’hésite.
            Retour à Saint-Michel, où les passants se sont laissés pousser des parapluies au bout des bras. En quittant la station, j’ai tout de même fait un arrêt brusque devant une brune magnifique, aux yeux bleus comme des lacs de montagne, et à la poitrine généreuse, semble-t-il, bien qu’il soit difficile de s’en assurer sous les épaisseurs de vêtements. Elle était en grande conversation avec une amie, et j’aurais pu rester à l’admirer un bon moment si je n’avais craint de passer pour un débile profond… Je retrouve mes librairies habituelles, les Gibert du boulevard Saint-Michel d’abord, puis la FNAC des Halles. J’avais prévu de ne pas dépenser trop d’argent en livres et en DVD, mais bien sûr, c’est raté, et j’achète d’ailleurs surtout des mangas (les deux premiers tomes de la série Say hello to Black Jack du génial Syuho Sato), ainsi que la septième saison de la série Esprits criminels. J’apaise ma conscience en achetant essentiellement des livres d’occasion. En ce qui concerne les vrais livres « sans images », je prends Le Croquant indiscret d’Henri Calet et un petit livre sur la procrastination d’un philosophe américain, John Perry.
            Pour la soirée vidéodrome consacrée à la paranoïa, nous jouons les paranos depuis des semaines, par mails, avec Pierre et tous ses invités : Jean-Rémi, Anne, Élise, Julien et son amie Vanessa. Premier vidéodrome sans Cécile et Jacques-Pierre, en ce qui me concerne (en version parano, ça donnerait : « Cécile n’est pas venue parce qu’elle savait que je serais là ! »). À l’interphone, pour me présenter, je dis : « C’est Rouâne Adzendzio, nouvellement reçu au concours de gardien de musée et nommé ces jours-ci au musée d’Orsay ! » Pour Pierre, je pense qu’il n’y a pas plus beau résumé de la paranoïa que cette image… Quand j’entre dans l’appartement de Pierre, Anne et les autres disent des trucs du genre : « Ah mince, il est venu… Pierre, tu ne lui avais pas dit que c’était demain, la soirée ? » Ambiance qui déteste qui, et qui est le plus persuadé que les autres conspirent dans son dos. On joue à se faire peur entre le saucisson sec et les pistaches, en commandant des plats japonais, et enfin, en lançant sur le lecteur DVD les premiers extraits choisis. Là, il s’agit de faire admettre aux autres qu’ils n’ont rien compris au thème de la soirée et qu’ils sont hors sujet.
            Pierre ouvre le bal avec Le Procès, d’Orson Welles (1962). Après une introduction sur la Loi implacable, Joseph K (Anthony Perkins) se réveille dans sa chambre entouré de policiers. Plafond oppressant, la chambre est une boîte où les personnages occupent toute la place, Joseph K sait qu’il est accusé, il ne lui reste plus qu’à comprendre pourquoi – mais jamais il ne posera les bonnes questions. « Hors sujet ! dit Anne. C’est un vidéodrome sur la paranoïa, pas sur la loi ! »

            J’enchaîne avec Psychose, d’Alfred Hitchcock (1960). Janet Leigh ayant dérobé de l’argent, rongée par la culpabilité, se croit observée et suivie. Quand un policier lui demande ses papiers, elle s’empresse d’agir en dépit du bon sens, comme une coupable. Vivement qu’elle se trouve un motel, qu’elle prenne une bonne douche et qu’elle soit enfin tranquille…
            Hitchcock revient avec Jean-Rémi et Fenêtre sur cour (1954). James Stewart observe ses voisins, et les déplacements de l’un d’entre eux déclenchent dans son esprit un raisonnement qui finit par aboutir à un soupçon tenace : et s’il avait tué sa femme ?
            Les plats japonais arrivent à ce moment-là, et un débat est lancé entre Pierre et Jean-Rémi, le premier considérant qu’il n’y a pas à proprement parler de paranoïa dans Fenêtre sur cour, puisque les soupçons de James Stewart s’avèreront fondés, et surtout qu’on est parano pour soi, pas pour les autres. Croire que votre voisin veut votre mort, c’est peut-être de la paranoïa, mais croire qu’il a tué sa femme, ce n’en est pas.
            Pendant la pause repas, les discussions en viennent à nos propres paranos, Pierre raconte sa rencontre récente avec une nymphomane alcoolique cinglée, Julien nous parle de ses angoisses (il serait du genre à faire des réserves en cas de catastrophe mondiale), et Anne raconte une promenade en amoureux qui a tourné au grotesque à Enghien-les-Bains (hors sujet !).

            Réouverture du conflit avec Anne, qui nous propose A history of violence, de Cronenberg (2005). Course poursuite de Viggo Mortensen pour secourir sa famille qui n’est menacée d’aucun danger… pour l’instant. Et le fils hérite de la paranoïa du père.
            Julien a de quoi être parano, lui : le lecteur DVD refuse les disques gravés qu’il lui propose. Heureusement, Pierre possède son extrait : Les Affranchis, de Martin Scorsese (1990). Jamais on n’a parcouru dix mètres aussi lentement que le fait Lorraine Bracco pour aller chercher des robes volées… Crainte d’on ne sait quoi, qui sait de quoi les gangsters sont capables ? Finalement, mourir pour des fringues, ça ne vaut pas le coup…
            Scorsese revient grâce à Anne et à Shutter Island (2010). Leonardo DiCaprio en U.S. Marshal persuadé d’un complot contre les patients d’un hôpital psychiatrique, qui découvre qu’il y est lui-même interné depuis deux ans pour de graves troubles mentaux et que les médecins ont décidé d’entrer dans son jeu. S’il ne guérit pas, c’est la lobotomie qui l’attend. S’il guérit, c’est une réalité atroce. Que choisir ?
            Élise entre en scène avec Lost Highway, de David Lynch (1997). Générique terrifiant et génial, cette route nocturne aux bandes jaunes qui défile à tombeau ouvert. Bill Pullman fume, interphone angoissant, Dick Laurent is dead, rue vide, maison cossue, murs nus, Patricia Arquette en robe rouge, cassette vidéo. La peur comme à la maison.
            Jean-Rémi enchaîne avec Lynch, de nouveau, et Mulholland Drive (2001). Où comment, autour d’un expresso, un cinéaste apprend que son film ne lui appartient plus. Parano, complot et voyeur paraplégique. This is the girl.

            Vanessa débarque avec Répulsion, de Roman Polanski (1962). Catherine Deneuve en angoissée pathologique : insomnies, souffle court et murs tripoteurs.
            En France, l’insomnie se soigne au Lexomil. Je propose La Moustache, d’Emmanuel Carrère (2005). Vincent Lindon a rasé sa moustache, sa femme Emmanuelle Devos ne s’est aperçue de rien. À la recherche du poil perdu.
            Pierre présente l’Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, d’Elio Petri (1970), merveilleux film de parano-spaghetti. Le Procès à l’envers : le chef de la brigade criminelle a tué sa femme, il clame sa culpabilité à tout va, fournit les preuves les plus accablantes, mais il n’y a rien à faire : c’est l’innocent idéal.

            Vanessa revient avec Meurtre mystérieux à Manhattan, de Woody Allen (1993). Une femme est morte de façon étrange, et la voilà qui réapparaît de façon tout aussi étrange dans un bus. Sa voisine, en tout cas, est persuadée qu’elle l’a vue. Son mari (Woody Allen), est persuadé qu’elle débloque.
            La théorie du complot refait surface quand j’enchaîne avec Docteur Folamour, de Kubrick (1964), parce qu’il fallait bien un Kubrick ce soir… Sterling Hayden en général de l’armée américaine persuadé que les Rouges en veulent à ses précieux fluides corporels – ou ma vie sexuelle à l’heure de la menace soviétique.

            Après le complot, l’invasion : Julien propose le sketch des Inconnus, Les Envahisseurs. Marcel Vincent les a vus, ces êtres étranges venus d’ailleurs en tajine, au majeur démesurément long. « J’ti jure, on va tous les niquer ! »
            Puisque nous voilà partis dans l’humour, Pierre lance Y a-t-il un pilote dans l’avion ? de Jim Abrahams et des frères Zucker (1980). Parodie des films catastrophe, deux répliques suffisent à rendre le cliché de la paranoïa. Tout est calme, bien trop calme…
            Jean-Rémi réplique avec Battle Royale, de Kinji Fukasaku (2001). Durant un jeu mortel sur une île du Pacifique, un groupe de filles s’entretuent après qu’une de leurs copines a été empoisonnée. Psychose, hémoglobine, mitrailleuses M4 et jupes plissées.
            Je montre un exemple de société paranoïaque avec Brazil, de Terry Gilliam (1985). Ou comment un problème de clim peut faire de vous un ennemi du gouvernement. Clim et châtiment ?

            Je croyais qu’on n’y aurait pas droit cette fois, mais si : Pierre ressort Harry Potter et les Reliques de la Mort, première partie (2010). Ron, aux prises avec l’horcruxe, affronte son pire cauchemar : Hermione dans les bras d’Harry Potter.
            Jean-Rémi revient aux choses sérieuses avec Eve, de Mankiewicz (1950). Une actrice quadragénaire (Bette Davis) est peu à peu détrônée par sa doublure de vingt ans plus jeune (Anne Baxter). Mais c’est la peur, infondée, que cette gamine séduise son mari, plus que celle de se faire voler la vedette, qui empoisonne la star. Quand la paranoïa se trompe de menace.
            Vanessa propose The Game, de David Fincher (1997). Ou comment bien pourrir la vie des gens en leur offrant des jeux incompréhensibles qui transforment leur existence en enfer. C’était ça ou une cravate.
            Anne conclut la soirée avec un joyau du cinéma français : À la folie, pas du tout, de Laëtitia Colombani (2002), avec Samuel Le Bihan, Audrey Tautou et Isabelle Carré. Excusez du peu. Un médecin est harcelé par une érotomane qu’il n’a jamais vue, il soupçonne tout le monde. Jeu d’acteurs lamentable, suspense mou, sentimentalisme à pleurer de rire. Anne nous veut du mal, c’est sûr.
            Il est plus d’une heure quand on met un terme à cette soirée. Difficile d’attraper le dernier métro… Élise et moi prenons le dernier de la ligne 8, les autres devront se débrouiller avec les taxis ou les vélibs. Je descends à Boucicaut et rejoins ensuite la rue Ledion à pieds.
 
Samedi 9 mars 2013.
            Je me lève à neuf heures et descends prendre le petit déjeuner. Je note ensuite quelques lignes sur mon journal, mais la femme de chambre étant déjà venue frapper deux fois à ma porte pour savoir si j’y étais encore ou si elle pouvait la nettoyer, je décide de m’en aller vers onze heures. En rejoignant la station Alésia sous le soleil qui ose enfin se montrer, je constate que la ligne 4 est fermée pour travaux sur sa portion Porte d’Orléans – Montparnasse. Je me dis vaguement qu’il faudra que je m’en souvienne ce soir à l’heure où je devrai partir à la gare, et tandis que je rejoins à pieds le boulevard Saint-Germain, je pense à autre chose. Pierre, avec qui je devais déjeuner, me téléphone pour me dire qu’il n’a pas grand-chose à me proposer et qu’il serait préférable qu’on se voie plus tard. Ça me convient parfaitement : le midi, j’ai l’habitude de manger léger. Un café gourmand au Relais-Odéon me suffira. Et tout en lisant Les Détectives sauvages, je pourrai regarder les filles qui montrent enfin leurs jambes, et dont les cheveux attirent tous les rayons du soleil. Je fais du lèche-vitrine.
            Je suis chez Pierre vers deux heures. Je n’ai pas réfléchi à une manière originale de me présenter à l’interphone, et il refuse de m’ouvrir tant que je n’ai rien trouvé. Alors, bon, je me contente d’un : « C’est Rouâne Adzendzio nouvellement installé dans l’immeuble ». Ça ira pour cette fois. Nous voilà partis dans une de nos grandes discussions sur le cinéma, le dernier Brian de Palma, le dernier Paul Thomas Anderson, le prochain Terrence Malick, le prochain Dumont, sur Facebook dont Pierre fait l’apologie, et je suis bien d’accord avec lui. Ah ! Si nous avions eu Facebook à l’époque du lycée, nos adolescences auraient été complètement différentes ! J’avoue mes difficultés à écrire depuis quelques temps. À propos de mon texte sur l’inondation de Laval, qu’il a beaucoup aimé, Pierre me dit : « Tu devrais être à Laval ce que Bruno Deniel-Laurent est à Angers ! » Il me conseille de reprendre sur mon blog une sorte de journal d’où j’évacuerai l’intime pour ne parler que de mes lectures, mes films, mes promenades, mes disques – ce qui me permettrait de redonner à mes publications sur ce blog une régularité qui lui manque cruellement. Étrange qu’il m’en parle alors que j’y avais moi-même songé dernièrement – pas exactement en ces termes, mais depuis un moment je me dis qu’il me faut donner à mon journal un caractère un peu plus « littéraire », que je m’efforce à tirer de l’écrit de tout ce que je vois, ce que je lis, ce que j’écoute… Il me montre son nouveau PC qui fonctionne sous Windows 8, et me fait part de tous les problèmes auxquels il est confronté avec cette bécane. Je ne peux pas vraiment le conseiller sur ce plan-là, alors je lui raconte des anecdotes : le virus « gendarmerie » qui m’a occupé l’été dernier, où cette histoire que m’avait raconté Guillaume H. : une cliente à qui il avait demandé de faire une « copie disquette » de ses fichiers lui avait tendu une photocopie de sa disquette… Il est toujours rassurant de trouver plus nul que soi.
            J’accompagne Pierre qui doit aller acheter des cigares, puis des gourmandises diverses, et tout en faisant le tour de La Motte-Piquet, nous causons amour et sexualité. Vaste programme pour nous : c’est comme si Bouvard et Pécuchet parlaient de la conquête spatiale… On se quitte devant le magasin Nicolas, et je retourne encore une fois à Saint-Germain, où je compte tuer le temps qui me sépare encore du départ de mon train, à 18 h 38. À L’Écume des Pages, j’achète la revue Schnock et le livre de Milan Dargent, Le Tournant de la rigueur, dont Pierre m’a parlé. Je traîne à la librairie, et m’engouffre à 18 h 00 dans la station Saint-Michel, me trompe de quai et pars dans la direction Porte de Clignancourt, m’aperçois de mon erreur et descends à Cité… où il me faut cinq bonnes minutes pour comprendre qu’il n’y aura pas de métro pour Montparnasse, puisque la ligne 4 est coupée sur cette portion ! Et pourtant, le quai de la rame est plein de monde, à croire que personne n’a compris. Pas le temps de convaincre un monde incrédule que le cauchemar a déjà commencé : je remonte en courant, mon sac sur les épaules, sors de la station et commence à chercher un taxi. Quand je dis que je cours, il serait plus honnête de dire que je trottine – c’est à peu près tout ce dont je suis capable. Je trouve un taxi dans la rue Saint-André-des-Arts, il me dépose à la demie devant la gare, à 18 h 36 je suis sur le quai… mais l’embarquement des passagers est terminé. Train loupé à l’aller, train loupé au retour. La voilà, la parano : la SNCF et la RATP se seraient-elles liguées contre moi ? Bon, évidemment, c’est plus simple que ça : si je ne m’étais pas bêtement trompé de direction à Saint-Michel, je l’aurais eu, mon train…
            Je suis évidemment en colère, mais je constate que le mécontentement a sur moi un effet curieux : plus je suis contrarié, plus j’éprouve le besoin de redoubler de courtoisie avec les gens que je croise : le chauffeur de taxi, l’employé de la SNCF auprès de qui je vais échanger mon billet après une bonne demi-heure d’attente dans la queue, la dame-pipi de la gare, le serveur de La Grande Assiette qui pose devant moi une Francfort-frites plus coûteuse que consistante… Alors qu’habituellement, je me contenterais d’un simple « bonjour », « au revoir », je m’efforce d’en rajouter : « Au revoir, monsieur, bonne fin de journée… » Je suis si vigilant à ne pas faire subir ma mauvaise humeur à ces gens qui n’y sont pour rien, que j’en deviens exquis. Et ceci, je le précise, sans affectation, sans fausseté – c’est de la politesse au premier degré ! Finalement, les gens qui m’entourent ont tout à gagner à ce que je sois de mauvais poil…

            Le prochain train pour Laval part à 20 h 08, et j’arrive à destination un peu avant 22 heures. Pas de journal ce soir, rien du tout, laissez-moi tranquille.

jeudi 20 février 2014

La Lune


Le clair de lune a été la première lumière astronomique. La science a commencé dans cette aurore, et de siècle en siècle elle a conquis les étoiles, l’univers immense. Cette douce et calme clarté dégage nos esprits des liens terrestres et nous force à penser au ciel ; puis, l’étude des autres mondes se développe, les observations s’étendent, et l’astronomie est fondée. Ce n’est pas encore le ciel, et ce n’est déjà plus la Terre. L’astre silencieux des nuits est la première étape d’un voyage vers l’infini.
Camille Flammarion, Astronomie populaire.


            « Alors, toujours dans la Lune ? »
            Bien avant que je ne me passionne pour les traces de pas laissées par Neil Armstrong et Buzz Aldrin sur le sol lunaire, on interrompait déjà mes rêveries éveillées en évoquant l’astre nocturne et les relations étroites que j’étais supposé entretenir avec lui. Combien d’écrivains et de poètes se sont également entendu dire qu’ils étaient « dans la Lune » ?
            Quoi de plus tentant, en effet, lorsqu’on est coincé dans une salle de classe, dans un bureau bourdonnant ou dans la salle d’attente de Pôle Emploi, que de quitter la pesanteur terrestre pour s’envoler vers ce disque blond, paisible, qui ignore la gravité ?
            Ce qu’il y a de fascinant, avec la Lune, c’est que même la mission Apollo XI n’a pas rendu obsolètes les récits de voyages lunaires qui l’ont précédée. Même piétinée par l’homme, cartographiée, épuisée, elle reste un mystère. Au fond, les trois astronautes de la mission sont des personnages de Jules Verne, eux aussi, rien de plus. D’ailleurs, il y a encore des théoriciens du complot qui soutiennent sérieusement que l’alunissage a été filmé par Stanley Kubrick dans un studio d’Hollywood, et que Neil Armstrong n’a jamais marché sur la Lune. Dans la famille Armstrong, on a le chic pour ne pas faire les choses. On ne marche pas sur la Lune, on ne gagne pas sept Tours de France d’affilée. À la rigueur, on joue de la trompette.
            Le premier à avoir marché sur la Lune grâce à une machine appelée littérature, c’est Lucien de Samosate, au IIe siècle. À l’époque, le voyage se faisait encore en navire, l’air était parfaitement respirable et les armées d’Endymion, le roi de la Lune, étaient en guerre contre celles de Phaéton, le roi du Soleil. Lucien annonce d’emblée que son récit est un mensonge, une fiction : « J’écris donc sur des choses que je n’ai pas vues, que je n’ai pas vécues, que je n’ai point apprises de tiers, et qui en outre n’existent absolument pas et ne peuvent pas le moins du monde se produire. Voilà pourquoi les lecteurs ne doivent en aucune façon y croire. »
            Dans le Roland furieux, Astolphe rejoint la Lune dans un char volant, et l’on y retrouve les Parques en train de dévider les fils de nos mortelles existences. « Il serait trop long de parler dans mes vers de toutes les choses qui lui furent montrées, écrit L’Arioste, car après en avoir noté mille et mille, je n’aurais pas fini. On trouve là tout ce qui peut nous arriver. Seule, la folie ne s’y trouve point ; elle reste ici-bas, et ne nous quitte jamais. »
            Quand il envoie sur la Lune son héros, Dominique Gonzales, au milieu du XVIIe siècle, Francis Godwin – pas le Godwin du point du même nom – reprend un attelage qui rappelle celui de L’Arioste. Dans The Man in the Moone, il rejette Aristote et adopte la théorie copernicienne. Quelques années plus tard, Savinien Cyrano de Bergerac fait son voyage dans une machine entourée de fusées, dans le simple but de confirmer son opinion selon laquelle « la Lune est un monde comme celui-ci, à qui le nôtre sert de lune. » Et ce qui commence comme un roman d’aventures se transforme en roman philosophique, les découvertes et les rencontres que fait le narrateur une fois à destination bouleversant les convictions philosophiques du temps.
            La science a fait du chemin quand Jules Verne propulse dans l’espace le président du Gun-Club, Barbicane, son rival le capitaine Nicholl et le Français Michel Ardan. En pleine guerre de Sécession, on s’envoie en l’air dans un obus. Mais l’anticipation doit conserver un peu de réalisme : si l’on tourne bien « autour de la Lune », il n’est plus question de marcher dessus. L’auteur, moins imaginatif, semble-t-il, que les scientifiques du programme spatial Apollo un siècle plus tard, n’a pas su résoudre le problème de l’absence d’air, et ses héros ne peuvent pas quitter leur véhicule. Il n’empêche qu’il a fait voyager ses lecteurs mieux que ne l’aurait fait n’importe quel livre d’astronomie.
            Le dernier voyage littéraire vers la Lune qui nous intéresse est celui que nous propose Norman Mailer, engagé par le magazine Life à couvrir la mission Apollo 11 en 1969. Ce reportage donnera lieu à un récit-fleuve, Moonfire, dans lequel Mailer revisitera non seulement toutes les étapes de la préparation de ce vol, mais aussi toute l’année 69, de Woodstock à l’affaire Charles Manson et des magouilles politiques à l’accident de Ted Kennedy. Et déjà, devant le paysage lunaire enfin réel, enfin concret, on ne peut s’empêcher de croire à un rêve. « Un ciel noir de minuit et pourtant sur le sol lunaire, “on pourrait presque retrousser ses manches de chemise et se faire bronzer, devait dire Aldrin. Je me rappelle avoir pensé : “Bon sang, si je ne savais pas où j’étais, je pourrais presque croire que quelqu’un a créé ce paysage quelque part dans l’Ouest pour nous faire effectuer encore une simulation.” » C’est bon, M. Kubrick, vous pouvez arrêter de vous planquer, personne n’est dupe.
            On lui a déjà si souvent rendu visite, à notre bonne vieille Lune, que finalement, entre la fiction et la réalité, chacun choisira ce qu’il préfère. Elle, ça ne lui fait ni chaud ni froid.


samedi 15 février 2014

Vidéodrome 5 : l'objet (19 octobre 2012)

Vendredi 19 octobre 2012.
            L’averse est devenue un état permanent. On se croirait de plus en plus dans Les Nus et les morts : « La saison des pluies étant arrivée, ils étaient trempés nuit et jour. Avec le temps, ils n’en ressentirent plus la gêne. Porter des vêtements mouillés leur semblait parfaitement naturel, et personne ne se souvenait comment l’on se sent dans un uniforme sec. » (Page 233).
            Mon train est à 15 h 17, je rejoins la gare sous la pluie. Depuis le Viaduc, la Mayenne a pris une ampleur impressionnante, elle roule ses eaux jaunâtres sous le crachin ininterrompu.
            J’ai le sentiment qu’il y a une éternité que j’ai pris le train. La dernière fois, c’était pour aller à Verdun, et ça avait été un beau bordel rien que pour rejoindre Châlons-en-Champagne. J’espère bien que les choses se feront plus facilement aujourd’hui. C’est le cas, mes trains sont à l’heure à Laval comme au Mans, je n’ai qu’à m’installer, me replonger dans Les Nus et les morts et me laisser porter.
            Mon hôtel est dans le XIVème, je prends la ligne 4 et descends à Alésia. Là, tout en empruntant l’avenue Jean-Moulin, toujours sous la pluie, j’ai un soupçon qui se confirme quand je longe la rue Giordano-Bruno : je suis déjà venu ici, et plus précisément dans cet hôtel, Villa du Maine, rue Ledion. Cela remonte à plusieurs années, peut-être à un réveillon « péplaute », mais en tout cas, je suis déjà venu. Ma chambre, la 12, me plaît tout de suite : la porte ouvre sur un couloir qui mène à la chambre, spacieuse, avec une tablette pour écrire, une reproduction de Klimt au-dessus du lit, et même un minibar (vide). La fenêtre ouvre sur le toit, peut-être celui de la salle du petit déjeuner (mon sens de l’orientation laisse à désirer). Je me laisse aller sur le lit, heureux de souffler un peu. Pire que la pluie, qui après tout ne m’a rien fait, il y a cette lourdeur insupportable de l’air… Je regarde l’heure : déjà 18 h 10 ! Je ne pensais pas avoir mis autant de temps à rejoindre l’hôtel, et je dois être chez Pierre à 19 heures. Retour dans la rue, donc, puis dans le métro. Je change à Odéon, et sur le quai pour la ligne 10, je remarque une jolie brunette, lunettes, jean et gentil décolleté vert pâle à la lisière duquel apparaissent les dentelles noires du soutien-gorge. Petits seins, visage charmant. Un type qui fait une enquête vient me demander si j’ai été témoin, ces quinze derniers jours, ou si j’ai entendu parler de perturbations sur les lignes A et D du RER, et sur une autre ligne de métro. Désolé, je viens d’arriver, je pas Paris, je touriste. Il pose la même question à la jolie brune (châtain, plutôt, mais bref), qui lui répond qu’elle n’a emprunté aucune de ces lignes ces jours-ci. Il interroge encore un gars qui, lui, a été témoin de pas mal de perturbations, qu’il énumère longuement, avant de préciser que tout cela s’est déroulé sur la ligne C du RER. « Ça m’intéresse pas, alors », lui dit l’enquêteur avec un sourire. Là-dessus, le métro arrive, et je me retrouve assis sur le strapontin à côté de celui de la fille. Un roman d’amour pourrait commencer à ce moment-là, mais j’ai pas le temps
et je descends avant elle,
à La Motte-Piquet-Grenelle.
(Merde ! On dirait du Vincent Delerm !)
L’entrée de l’immeuble de Pierre est couverte de plastique, et comme nous faisons une soirée vidéodrome sur le thème de l’objet, je me présente à l’interphone en disant : « Je suis une bâche en plastique. »
Tout le monde est déjà là, autour du vin, du chorizo et du saucisson : Cécile, Anne et Jacques-Pierre – Jean-Rémi n’ayant pas pu venir ce soir. Je dois me raccrocher aux conversations en cours, Cécile parle d’un texte qu’elle a dédié « à Pierre, ma muse », et en l’embrassant je dis que Pierre m’amuse aussi. Première blague foireuse de la soirée… Elle m’apprend qu’elle a pensé à moi à Berlin (elle a vraiment besoin d’aller si loin pour ça ?) parce qu’elle a vu l’affiche d’un groupe ou d’un spectacle intitulé Bag of Bones.
Comme je ne suis plus venu à Paris depuis longtemps, il faut me résumer les derniers rebondissements, et le plus rebondissant de tous est la rencontre de Pierre avec son mythe rohmérien, son fantasme absolu, Aurora Cornu, qui a joué dans Le Genou de Claire, écrivain roumaine un peu sorcière, lisant l’avenir dans le marc de café, mariée à Aurel Cornéa, qui sera pris en otage à Beyrouth, fondatrice d’un « monastère Cornu » en Roumanie… Pierre, qui me montre les deux livres d’elle qu’on peut encore trouver en France, La Déesse au sourcil blanc, recueil de poésie, et le roman Fugue romaine vers le point C, m’explique donc dans quelles circonstances il a pu rencontrer cette femme étonnante de soixante-dix ans qu’il vénère des pieds à la tête.
La transition est parfaite pour lancer la soirée vidéodrome sur l’objet : Pierre nous montre l’objet de son désir parmi les passantes d’un extrait de L’Amour l’après-midi, de Rohmer, où un homme fantasme devant les créatures apparaissant les unes après les autres dans la rue et s’imagine portant au cou une sorte de talisman lui permettant d’annihiler toute volonté chez les femmes. Objet aussi cormaryen que juldéen, évidemment : ah ! prendre le contrôle sur la belle inconnue et ne plus craindre le moindre refus…
Cécile, qui doit partir tôt, est celle qui décide du rythme à imposer à la soirée, et elle montre un passage de la Lolita de Kubrick. L’objet est évidemment Lolita elle-même, lors de sa première apparition dans le film, au milieu du jardin de Charlotte Haze. Objet du désir de Humbert Humbert, et gamine transformée en objet par sa propre mère : « Mes roses jaunes, ma fille… Ma tarte aux fraises ! »

Pour rester dans le thème de la femme-objet, Anne enchaîne avec Liza, de Marco Ferreri. Catherine Deneuve sublime, se baignant avec un chien. Ayant rapporté à son maître le cadavre du chien, Deneuve prend le collier de l’animal et le passe autour de son cou… devenant elle-même le chien de Marcello Mastroianni. Le collier : objet ayant la capacité de transformer la nature même des êtres. L’habit fait le moine, le collier fait le chien.
Je change totalement de direction en glissant dans le lecteur DVD le film This Is Spinal Tap de Rob Reiner, un peu comme on glisserait une couleuvre dans un col de chemise. « Ça, c’est un film Juldé ! » affirme Pierre. C’est idiot, c’est nanardesque, le plus mauvais groupe de hard-rock du monde montant sur scène pour un spectacle monumental sur le thème de Stonehenge… où un dolmen minuscule se retrouve piétiné par des nains. Même un lieu sacré peut devenir un objet : tout est question de proportions…

Là-dessus, nos japonaiseries arrivent et il est temps de passer à table. Quand elle nous raconte qu’une de ses élèves l’a complimentée sur sa tenue et sa coiffure ce matin alors qu’elle n’a fait aucun effort pour ça, on se fait un devoir, nous les mecs, de lui confirmer qu’elle est belle au naturel, et Pierre parle de son look un peu anglais, avec sa barrette dans les cheveux… « On a envie de t’appeler Gladys ! » La conversation dévie alors sur les prénoms que ces demoiselles auraient aimé porter quand elles étaient jeunes (Claire pour Anne, mais Claire Bouillon ce n’est pas très heureux ; et pour Cécile, non pas Gladys, mais Aurore – presque Aurora). Puis Pierre évoque un ancien vidéodrome sur la vulgarité, et on se lance dans un grand débat pour savoir ce qui est grossier et ce qui est vulgaire.
Bref ! Retour à l’objet. Jacques-Pierre nous montre un extrait de L’As de Pique, de Milos Forman. Un jeune homme employé dans un magasin doit surveiller les clients. Soupçonnant un homme d’avoir volé quelque chose, il se lance à sa poursuite dans les rues, à la recherche de l’objet… l’objet invisible. Y a-t-il eu vol ? Qu’est-ce qui a été volé ? La poursuite lente et burlesque ressemble à un film de Buster Keaton ou de Tati.
Pierre reste dans le thème du vol avec le Pickpocket de Bresson. Des mains qui volent, s’envolent, furètent, plongent dans des poches, font glisser des portefeuilles entre deux doigts, danse de mains sur le quai d’une gare, dans le couloir d’un wagon – un monde de mains.

Cécile décroche la palme du nanard ce soir avec Le Couloir de la mort, un film de… de qui ?... « On sait pas, on s’en fout ». De Bret Michaels, finalement. La chaise électrique, l’objet qui donne la mort, filmée dans de grands roulis de caméra, effets spéciaux à gogo, esthétique de vidéoclip que Pierre compare à l’apparition de la télévision dans Les Bijoux de la Castafiore.
Anne continue sur le même thème de l’objet qui tue avec Dillinger est mort, encore de Marco Ferreri, avec Michel Piccoli, son torse velu et son flingue ridicule, rouge à pois blancs, arme de clown pour exécution grotesque.
Cécile revient avec Blow Out, de Brian de Palma, ou comment faire un film, et un bon, autour d’une plaisanterie macabre même pas drôle. John Travolta, preneur de son à la recherche d’un cri d’effroi pour un film de série B, doit sauver une femme. Malgré le ralenti de la course du héros, celui-ci ne parviendra pas à sauver la belle. Comme souvent chez De Palma, le ralenti annonce l’échec et non pas la réussite, façon de « briser la catharsis du spectateur », comme dit Pierre. Spectateur qui, ajoute Cécile, est lui-même réifié. Voilà : l’objet, c’est nous ! Et surtout, dans cet extrait, l’objet c’est le son, ce cri introuvable, ce cri que le preneur de son enregistrera au moment de la mort de Sally. « That’s a good scream. » Générique de fin.
Jacques-Pierre nous apporte Smoking/No smoking, d’Alain Resnais – plus exactement la partie Smoking. À cette occasion, Pierre, en pleine Aurora boréale, nous offre le lapsus de la soirée : « Je n’aime pas tout Rohmer, mais celui-là est vraiment bien… ». Sabine Azéma doit préparer le repas d’une fête de village pendant que s’annonce une course de mères célibataires. Rien n’est prêt, c’est le bordel, personne ne l’aide, et quand Arditi lui apporte sa miche de pain (l’objet du crime), c’est un truc informe et dur comme de la pierre. Désespoir, colère, hystérie et pour finir folie complète, Sabine retombe en enfance, dînette obligatoire.
C’est après cet extrait que Cécile s’en va : il est plus de dix heures et elle se lève à six heures demain. Je suis mortifié, elle n’a vu qu’un seul de mes extraits, et maintenant, à chaque extrait qui va passer, je vais penser : « Ah ! Si Cécile voyait ça… » Heureusement, il y a mon journal. Du coup, j’ai une pression énorme : Anne m’a demandé d’être très précis dans la description des extraits, et Cécile attend mon compte-rendu avec impatience.
La soirée se poursuit, je passe un extrait de La Charge héroïque de John Ford. « C’est presque un film orthodoxe, ça, Raphaël ! » constate Pierre un peu surpris. Admettons. L’objet qui nous occupe est omniprésent dans le titre original du film, She wore a yellow ribbon, ainsi que dans la chanson principale. Ce ruban jaune que portent les femmes dont le fiancé est dans la cavalerie – ruban qui génère beaucoup de prétendants, la belle amazone chevauchant avec les hommes en tuniques bleues et ne sachant plus trop elle-même pour qui elle le porte.
Pierre reste dans le thème de l’objet témoin de l’amour, de l’objet de communication amoureuse avec le téléphone, dans un extrait du spectacle de Philippe Caubère, Les Enfants du Soleil. Désespérant téléphone qui doit sonner, qui ne sonne pas, ou qui sonne à tort et à travers, pour rien, jamais la bonne personne, déception dans l’écouteur, au bout du fil et du rouleau l’homme devient fou, le téléphone prend toute la place, Caubère devient le téléphone, carré, impuissant, avec son cadran et sa tonalité froide. « Sonne maintenant ou je te mets le doigt dans le 2 ! »
Jacques-Pierre revient au livre, au livre comme objet du délit, au livre qu’il faut brûler. Farenheit 451, de Truffaut. Brigades de pompiers pyromanes se déplaçant comme les Frères Jacques, à l’assaut des maisons recelant des livres, mise à sac des cachettes : abat-jour d’une lampe, poste de télévision – on cherche les livres comme on cherche de la drogue, et tout finit en un beau bûcher sur la place publique. « C’est Annie Ernaux contre Richard Millet ! », jubile Pierre. Il y a toujours quelques curieux pour parcourir une ligne ou deux avant de se débarrasser d’un ouvrage sous le regard sévère des représentants de la loi. Chasse aux contrevenants dans un jardin publique. Mais l’un des agents les plus prometteurs succombe lui aussi à la curiosité et ouvre un livre de Dickens…

Pierre continue dans cette atmosphère futuriste et paranoïaque avec The Wall, d’Alan Parker, dans sa partie « film d’animation ». Des fleurs poussent, éclosent, s’enlacent et se violent l’une l’autre, le mur s’étend, la société totalitaire prend toute la place, un mur d’objets de consommation, Hi-Fi, voitures, écrans, le mur s’étend, et la marche cadencée des marteaux rouges et noirs. Le marteau.
Anne revient avec son objet fétiche, le flingue, dans le film Dear Wendy de Lars Von Trier et Thomas Vinterberg. Nous sommes dans un western moderne, en pleine fusillade dans la rue principale, et les armes ici ne sont plus des objets, mais de véritables personnages, et Wendy est une de ces armes, le colt du héros, qui plutôt que de mourir d’une balle perdue, tirée par un pistolet quelconque, préfère être tué par la balle crachée de la bouche de sa chère Wendy.
J’enchaîne avec mon « film de chevet », et sans doute celui auquel j’ai pensé au dernier moment pour faire ce vidéodrome : Le Feu-follet de Louis Malle. Maurice Ronet en suicidaire vivant sa dernière journée dans une maison de repos, chambre encombrée de bibelots, poupée de bois qui perd la tête, statuettes, photographies, coupures de presse de la rubrique des faits divers, paquets de cigarettes qu’on empile jusqu’à l’effondrement, femme qui passe dans la rue, objet de désir, des objets en pagaille, des objets et encore des objets, pour aboutir à l’objet fatal : un revolver. Eh oui ! Encore un !

Jacques-Pierre exhume Deep End, de Jerzy Skolimowski. Dans une piscine municipale sordide, un adolescent aide une jeune femme à déposer de lourds sacs de neige recueillie à l’extérieur. Dans les blocs de neige crasseux, ils se lancent à la recherche d’un minuscule diamant, une goutte d’eau que le garçon feint d’avaler pour obtenir les faveurs de la fille. Ambiance Nouvelle Vague, couleurs criardes dans la saleté ambiante, l’aiguille qu’on cherche dans une botte de foin, atmosphère aussi drôle qu’inquiétante. Mais comment peut-on retrouver un truc aussi petit, une larme au milieu de la glace ?
Pierre ne pouvait éviter Harry Potter : extrait de la première partie des Reliques de la Mort. Harry, Ron et Hermione se rendent chez le père de Luna Lovegood et apprennent l’histoire des trois reliques de la mort : la baguette de sureau, la cape d’invisibilité et la pierre de résurrection. Un conte en ombres chinoises au beau milieu du film, trois objets à réunir pour atteindre l’immortalité.
Les objets, Antonioni les fait voler en éclats dans la scène finale de Zabriskie Point, que je diffuse ensuite. La secrétaire d’un promoteur immobilier imagine l’explosion de la superbe villa de celui-ci, à flanc de rocher, et la pulvérisation de toutes sortes d’objets de consommation : poste de télévision, vêtements, nourriture, tables, et même des livres, car lorsque les livres ne brûlent pas chez Truffaut, ils explosent chez Antonioni…
Anne, qui aime se faire mal, étale devant nous les instruments d’obstétrique terrifiants de Faux-semblants (David Cronenberg). Naissance, utilisation et mort de l’objet, de l’usine à la salle d’opération, où les chirurgiens comme la patiente sont vêtus de rouge. Le sang doit moins s’y voir…
Rions un peu avec le régime nazi : Jacques-Pierre passe un extrait de To be or not to be, d’Ernst Lubitsch. Un acteur qui avait pris la place du nazi Siletsky a été découvert : le vrai Siletsky est mort et son cadavre l’attend dans la pièce d’à côté. Alors que les officiers allemands se frottent les mains, prêts à le confondre, il retourne la situation à l’aide d’un rasoir et d’une barbe postiche. Quiproquos et incompréhension, du grand burlesque tourné alors qu’Hitler était au mieux de sa forme…

La conclusion de la soirée est confiée à Anne et à Tex Avery. Le Chat qui détestait les gens. Fatigué des mauvais traitements qu’on lui inflige, un matou renfrogné s’envoie sur la Lune pour y trouver la paix… et se retrouve poursuivi par des objets coupants, contondants, urticants ou autres. Harcelé, molesté, déchiqueté, il retourne sur cette bonne vieille Terre où il peut enfin être piétiné et bousculé tranquillement. « L’Enfer, c’est les objets ».
Il n’est pas loin d’une heure du matin quand le vidéodrome s’achève. On a déjà prévu le thème du prochain : la paranoïa. Voilà qui promet ! Anne remet ses chaussures vertes à talons qui, finalement, étaient peut-être l’objet que nous avons recherché pendant toute cette soirée sans le savoir. Nous quittons l’immeuble de Pierre, Jacques-Pierre se met à la recherche d’un taxi, Anne et moi descendons dans le métro, et nous nous séparons tout de suite parce que le mien arrive.

Pas la force de prendre des notes ce soir. Arrivé à l’hôtel, je prends une douche, puis retourne un peu sur l’île d’Anopopéi avec Les Nus et les Morts et éteins rapidement la lumière.

jeudi 13 février 2014

La procrastination


Je ne lis toujours rien, sauf les journaux, et je ne trouve le temps pour rien. Une immense paresse engourdit de plus en plus mon être, et la procrastination du vieux professeur réduit à zéro ma vie utile. Toujours ni but, ni volonté, ni plan, ni énergie, ni espérance ; vie au jour le jour et à vau l’eau.
Henri-Frédéric Amiel, Journal intime, 11 janvier 1859.

            Ils vous diront sûrement qu’ils recherchent la vérité, que ce qui les inspire, c’est la vie des gens, ou qu’ils ne calculent rien, que ça vient comme ça, une idée de départ comme un fil qui dépasse, il n’y a plus qu’à tirer sur le fil et tout vient. Ils y croient peut-être même sincèrement.
            La vérité, c’est que tous les écrivains ont la même muse, et qu’elle se nomme Procrastination.
            Oui, je sais : ce n’est pas très joli, comme nom, même pour une muse, mais c’est comme ça.
            L’art de remettre sans cesse à plus tard ce qui, tout bien considéré, pourrait très bien ne pas être fait : c’est ça, la littérature. Marcel Proust aurait pu écrire À la recherche du temps à perdre pour ne surtout pas me mettre à mon manuscrit, mais c’était un peu long. Et puis surtout, c’est mon idée.
            On méconnaît généralement la procrastination. On croit qu’il s’agit, tout simplement, de dire : « Demain, je m’y mets ! » et de se tourner les pouces en attendant. Ça peut effectivement être ça aussi – on appelle ça de la fainéantise.
            Les écrivains ont cette faculté d’organiser leur procrastination. Entendons-nous bien : je parle des écrivains qui écrivent, qui publient régulièrement – pas des nombreux wanna-be qui regardent passer les nuages en attendant que l’inspiration leur ponde cinq pages Word sans effort. Non, ceux là, ils sont tout juste bons à bâcler un article de réflexions sarcastiques sur la littérature une fois par semaine, et encore pas toujours.
            Organiser la procrastination. Imaginez qu’en plus d’être écrivain, vous soyez professeur. On l’a vu, ce sont des choses qui arrivent. Vous avez une centaine de copies qui attendent d’être corrigées, vous avez terriblement mauvaise conscience, vos élèves vous les ont déjà réclamées plusieurs fois, le conseil de classe approche, il va falloir que toutes les notes soient enregistrées. Comme on dit : ça urge. À côté de la montagne de copies se trouve la montagne des factures à régler « par retour de courrier » depuis au moins six semaines. Vous êtes dans l’état d’énervement et d’angoisse idéal pour écrire. Vous reporterez encore une fois à demain ce que vous reportez à demain depuis des jours : d’ailleurs « demain » est un adverbe que vous avez depuis longtemps vidé de son sens. Organiser sa procrastination, c’est se lancer dans un travail pénible par volonté de se soustraire à une corvée encore plus pénible. Quand votre éditeur vous demandait avec impatience les pages que vous lui aviez promises, vous étiez dans l’incapacité d’écrire. Maintenant que vous êtes accablé par les copies et que votre éditeur, de guerre lasse, vous fiche la paix, ô joie, vous retrouvez le plaisir de noircir du papier. De toute façon, vous finirez bien par les corriger, ces copies. Et par payer vos factures. Vous êtes or-ga-ni-sé.
            Antoine Blondin avait une autre méthode : il a écrit L’Humeur vagabonde au Grand Hôtel de Mayenne, ville où se trouve le siège de l’imprimerie Floch. Roland Laudenbach, son éditeur, avait trouvé le meilleur moyen pour que ces pages soient enfin écrites et, le chapitre terminé, envoyées directement à l’impression.
            C’est pourtant un écrivain, Charles Dickens, qui déclare dans David Copperfield : « Ne remettez jamais au lendemain ce que vous pouvez faire aujourd’hui. La procrastination est un vol fait à la vie. »
            On se demande bien de quoi il se mêle, celui-là.


samedi 8 février 2014

Vidéodrome 4 : la France (24 février 2012)

Vendredi 24 février 2012.
            (…)
            Voyage sans histoire pendant lequel je lis le roman de Muray. Au Mans monte un type qui me bouscule avec son sac en passant dans la rangée centrale et ne s’excuse pas, avant de dire à une très jolie jeune femme brune, très élégante, pantalon noir, pull noir sans manches sur un chemisier blanc, le teint ambré, qu’elle est assise à sa place à lui. La jeune femme, confuse, est obligée de rassembler ses affaires et d’aller transporter sa beauté, toute son harmonie naturelle (et surnaturelle), ailleurs, et le type la remplace – devenant d’un seul coup mon ennemi intime.
            Gare Montparnasse, les quais du métro sont inaccessibles par l’intérieur, des cordons jaunes interdisent le passage, comme autour d’une scène de crime. Il faut sortir sur le boulevard et entrer de nouveau dans la gare pour accéder au métro. Alors que je vérifie sur le plan la ligne que je dois prendre, je reçois un appel de Cécile, qui est à Saint-Malo avec Jacques-Pierre et m’apprend qu’au lieu des nipponeries habituelles, nous mangerons de la charcuterie ce soir chez Pierre. Ça me convient tout à fait, et puis c’est raccord avec le thème du vidéodrome : la France.
            (…) Au Franprix, j’achète un Coca, du saucisson et du jambon de Parme (petite entorse à la thématique franchouillarde de la soirée), et je me présente à l’Interphone de Pierre.
            Jean-Rémi est déjà là, et Anne arrive peu de temps après moi. Voilà donc Anne Bouillon, la volcanique petite blonde avec laquelle ma rencontre (historique, comme il se doit) a été plusieurs fois reportée… Je l’avais déjà rencontrée il y a cinq ou six ans, à l’occasion du Salon du Livre, alors qu’elle était avec Antoine Buéno, mais seuls mon journal et Pierre s’en souviennent… Elle porte une robe bleu-schtroumpf et des bottes, et ça tombe bien, puisqu’elle interprétera bientôt la schtroumpfette sur scène ! Je pense enfin à laisser mes photos de Paimpol à Pierre, pour que Cécile et Jacques-Pierre puissent les récupérer à leur tour, et à prendre les siennes afin d’alimenter mon masochisme en ayant un aperçu de tout ce que j’ai raté en quittant la Bretagne trop tôt cet été…
            Cécile et Jacques-Pierre en reviennent, eux, de la Bretagne. On les attend vers vingt heures trente, directement balancés de la « cité corsaire » à La Motte-Piquet. Pour lancer la soirée « France », Jean-Rémi a préparé une playlist musicale qui va de La Marseillaise à Un jour en France de Noir Désir, en passant par Ah ! ça ira, Maréchal nous voilà, Hexagone de Renaud, l’inévitable Michel Sardou, l’indétrônable Jean Ferrat – la crème de la crème, donc. Comme Anne veut savoir ce que je fais dans la vie, Pierre lui montre son exemplaire de Rockin’ Laval.
            Débarquent enfin tout frais de Saint-Malo Cécile, Jacques-Pierre et l’andouille de Vire qui est à l’origine du choix de privilégier la charcuterie et le fromage plutôt que les plats japonais. On peut passer à table – après nous être gavés de pistaches et après une dernière Marseillaise au garde-à-vous.
La soirée vidéodrome est lancée, les extraits s’enchaînent, espacés seulement de quelques débats et des sorties de scène d’Anne, de Cécile et de moi-même pour rejoindre les toilettes. Le « boudoir », plutôt, puisque c’est le terme qui m’est venu lorsque Anne s’est excusée afin que je me lève pour la laisser passer. Un terme qui restera, je pense…
Anne passe le premier extrait de la soirée : Drôle de frimousse (Stanley Donen, 1957). Fred Astaire et Audrey Hepburn débarquent à Paris. Clichés, cartes postales, Champs-Elysées et Tour Eiffel. La France vue d’Amérique, c’est Napoléon qui joue du musette ! Il n’y a rien de plus authentique que le kitsch.
Je reste dans le thème de l’arrivée en France des ressortissants étrangers, avec Marie-Antoinette (Sofia Coppola, 2006). De l’Autriche à la France en calèche pour une reine en puissance. Vous qui entrez, laissez tout votre passé. Candeur et innocence de l’Autrichienne dépaysée, rigidité de la Comtesse de Noailles, et les fesses de Kirsten Dunst. C’est aussi ça, la France.
Autre extrait de Marie-Antoinette, proposé par Anne : la France, c’est aussi le plaisir des sens. Gourmandise, coquetterie, sucreries et chaussures, jeux d’argent, coiffures façon pièce montée… On ne peut pas dire que cette reine ait la tête sur les épaules…

On reste dans l’ambiance avec Cécile et Le Festin de Babette (Gabriel Axel, 1987). Stéphane Audran en ex-communarde exilée au Danemark, qui fait découvrir les fastes de la grande cuisine française à une austère famille luthérienne. Les joues rosissent, les langues se délient, les regards se croisent au-dessus des verres de Veuve Clicquot et des babas au rhum. On pensera au salut de son âme une autre fois…
Jean-Rémi renoue avec le regard de l’étranger égaré en France avec un épisode d’Absolutely Fabulous. Deux Anglaises tombées en Provence comme des perles dans le fumier : téléphones à cadran, béret et gitane maïs. L’Enfer existe et on y parle l’argot avec l’accent du Sud !
Avec L’Âge ingrat (Gilles Grangier, 1964), Jacques-Pierre nous montre un autre voyage en Provence, entrepris par une famille de Normands cette fois. Et le dépaysement n’est pas beaucoup moins violent. Nationale 7, esprit râleur à la française, créneau impossible, mais bonhommie et convivialité : on retourne à table avec Gabin et Fernandel.
Cécile renverse la situation avec Dupont-Lajoie (Yves Boisset, 1974). Jean Carmet en bistrotier haineux, mais fort respectueux de l’uniforme. Nouveau départ en vacances, caravane, embouteillages et voyeurisme sordide. Française, Francisque : je vous ai compris.
Jean-Rémi reste dans le racisme ordinaire avec La graine et le mulet (Abdellatif Kéchiche, 2007). Français issus de l’immigration, familles recomposées, licenciements et nouveaux départs… Avec l’administration française, c’est possible, mais ça va être compliqué. Vous comprenez, ça se passe comme ça, dans notre pays !

Pierre a enfin la parole avec Les deux orphelines (D.W. Griffith, 1921). Que donnent les lendemains de la Révolution française vus par le plus grand réalisateur américain ? Scènes de procès, suspens judiciaire, blonde sacrificielle, guillotine grippée, western et cavalerie : Danton finira par sauver l’orpheline sous les yeux aveugles de sa sœur (à qui il faudra raconter le film).
Pour continuer avec l’Histoire de France, je ramène l’action à l’école avec La Maison des Bois (Maurice Pialat, 1970). La France de l’arrière pendant la Grande Guerre. Patriotisme et morale, bleu-blanc-rouge et récitations.

Anne reste à l’école avec L’Esquive (Abdellatif Kéchiche, 2004). Les jeunes de banlieue et Marivaux. L’amour, l’éducation, les riches et les pauvres. Vive la France pluriethnique !
Encore des riches et des pauvres avec Jean-Rémi et La vie est un long fleuve tranquille (Étienne Chatiliez, 1988). Les Groseille d’un côté : aides sociales, resquilles minables et vulgarité. De l’autre, les Le Quesnoy : famille aisée, distinction, catéchisme et ravioli.
Jacques-Pierre retourne en province avec La peau douce (François Truffaut, 1964). Quand un écrivain parisien doit faire une conférence en province, ce n’est déjà pas facile – mais s’il emmène sa maîtresse en plus… Jean Desailly et Françoise Dorléac en voyage à Reims. Guide Michelin, Formule 1 et bas nylon.
Pierre, qui s’est effacé toute la soirée, nous dit Le Mot de Cambronne (Sacha Guitry, 1937). Ce mot auquel un Lavallois ubuesque rajoutait un « r »… Sacha Guitry est Cambronne, marié à une Anglaise (Marguerite Moreno) qui veut absolument connaître son célèbre mot. Le dialogue est en vers libres, Cambronne a fait le pari de ne pas dire le mot – qui finira par sortir avant qu’il le perde !
Puisqu’on en est au langage châtié, Cécile revient avec Les Démons de Jésus (Bernie Bonvoisin, 1997). Patrick Bouchitey et Thierry Frémont en manouches forts en gueule. Flics blagueurs et Ritals en caravane, répliques qui tuent et mitraille de mollards.
Je conclus la soirée avec Petit à petit (Jean Rouch, 1970). Damouré Zika a quitté le Niger pour faire à Paris le même travail que Jean Rouch. Petit cours inversé d’ethnologie, mesures anthropométriques et questions qui fâchent : et la France vue d’Afrique, c’est comment ?

            Ce vidéodrome restera dans les mémoires à plus d’un titre : d’abord, c’est la première fois qu’Anne se joint à notre petit groupe, et ensuite Pierre, le maître des lieux, a été gentiment réduit au silence : contraint de se restreindre à deux extraits (mais quels extraits !). L’esprit révolutionnaire planait sur l’assistance, ce soir…
            Le dernier extrait passé, nous partons assez vite, malgré la proposition alléchante de Pierre de nous montrer un petit film pornographique des années 30, Polissonneries et galipettes. Vive la France qui se retire à temps !

jeudi 6 février 2014

Bag of Bones [épisode 10]


Maintenant, on est comme les Beatles : on a notre cinquième membre, celui qui aurait pu faire partie de la grande aventure, devenir une star comme les autres, mais qui s’est barré trop tôt. Perso, je sentais bien depuis un moment qu’il y avait dinosaure sous gravillon. C’est facile à dire maintenant qu’on sait, mais bon : ça se voyait bien que Florian, être sur scène, c’était pas son truc. Il avait l’air de chanter comme si il s’excusait de quelque chose, je sais pas… S’il avait pu se cacher derrière Noémie, il l’aurait fait. Pas de bol, il la dépasse d’au moins quinze centimètres. Sur scène, il avait comme qui dirait la nostalgie des coulisses.
            Il faisait pas le fier, le Florian, quand il nous a expliqué que ça lui foutait trop la trouille, qu’il était pas taillé pour ça, qu’il avait juste envie de rester dans l’ombre, bien à l’abri… Nous, on était emmerdés pour lui, forcément, et puis surtout ce qui nous gênait c’est qu’au fond, on pouvait pas lui dire qu’il prenait la mauvaise décision, vu que Florian sur scène, c’était un peu comme si on avait filé un micro à un cintre…
            Je rigole, mais là où c’était vraiment gênant, cette histoire, c’est que plus de Florian, pour moi, ça voulait dire plus de batterie. Lui parti, je me voyais mal continuer à jouer sur la batterie de son oncle. Et pour le groupe, ça voulait dire plus de local, puisqu’on répétait dans le garage de ses parents. La dure réalité venait nous filer de méchantes pichenettes derrière les oreilles…
            Heureusement, Florian, qui a le sens des responsabilités, a décidé de dire adieu à la scène, mais pas au groupe. Il continuera à promener son look gothique en backstage : il compte bien être aux premières loges, fan de la première heure et tout le bordel, le mec qui gueule plus fort que tout le monde dès que son groupe fait son entrée. Surtout, il a bien insisté là-dessus : il se rendra utile. Il est déjà vachement utile, je trouve, avec la batterie et le garage, mais genre encore plus utile. Genre utile dans le style manager, quoi. Le type qui prend rendez-vous avec les salles de concert, les producteurs, les télés, qui distribue l’oseille et tout ça. Bon, on n’en est pas là, mais vous voyez le truc. C’est parfait, cette idée : Florian, c’est sûrement le plus organisé du groupe. Même que pour le bac, il avait fait des fiches.

            Ça nous a quand même foutu un coup au moral, cette histoire. Maintenant, on n’est plus qu’un groupe de quatre avec une chanteuse. Noémie s’est mise à pleurer et c’était comme voir un gros nuage noir sur le plus beau coucher de soleil du monde. Les filles, c’est fragile. J’avais envie de la prendre dans mes bras mais les potes m’auraient charrié. J’ai préféré rester rock’n’roll jusqu’au bout et j’ai demandé : « Quelqu’un veut une bière ? »

Tranzistor, n° 52, janvier 2014.

samedi 1 février 2014

Vidéodrome 3 : la révolte (19 novembre 2011)


Samedi 19 novembre 2011.
            Il faut s’appeler Raphaël Juldé pour se lever à quatre heures du matin un samedi par simple manque d’intérêt pour les horaires SNCF. Je voulais faire des économies, et je me retrouve en pleine nuit devant la gare de Laval, à 5 h 25, à attendre l’autocar pour Le Mans.
            Quiconque n’a pas traversé les Coëvrons dans un car aux trois quarts vide par une nuit de fin d’automne ne connaît rien de la vie. J’essaie de voler quelques bribes supplémentaires de sommeil. On s’arrête en gare d’Évron, puis à celle de Sillé-le-Guillaume, et nous voilà dans la Sarthe. À cette heure, le paysage est invisible, mais puisque de jour, il donne envie d’avaler des barbituriques, on ne perd rien… Nouvel arrêt en gare de Conlie – de triste mémoire pour tous les Bretons – et, cinq minutes après, en gare de Domfront. Ce n’est plus un car, c’est un bus ! Enfin, à 7 h 15, nous arrivons au Mans. Presque deux heures pour avaler soixante-dix kilomètres : la prochaine fois, je prendrai la diligence, ça ira plus vite…
            Le train pour Paris ne part qu’à 8 h 49, je tue le temps sans sommation au buffet de la gare. Café-croissant et mon journal de la veille, que je n’avais pas encore rédigé. Le jour se lève vers huit heures, la bouche pâteuse. Je le méprise un peu, ce fainéant…
            Dernière ligne droite jusqu’à Paris : j’achève la lecture du Ravissement de Britney Spears, de Jean Rolin. Ensuite Montparnasse, le métro et le boulevard Saint-Michel, que je remonte jusqu’au Luxembourg après avoir discuté vespasiennes avec un poivrot ennemi du vandalisme.
            Je suis logé à l’hôtel des Mines, où j’étais déjà venu en février. Chambre 304 : une chambre plutôt vaste, avec un vrai bureau qui n’attendait que moi, et une salle de bain spacieuse aussi. Les fenêtres donnent sur la rue, mais nous sommes dans la partie la moins touristique du Boul’ Mich’, ce qui déçoit un peu mon voyeurisme. Je prends une douche pour me réveiller tout-à-fait, envoie un texto à mon frère pour son anniversaire, et c’est parti pour l’aventure !
            Un jambon-beurre plus tard, je suis chez Gibert, où j’achète Armance de Stendhal et L’Autre Monde de Cyrano de Bergerac. Il y avait un moment que j’avais envie de lire ses États et Empires de la Lune ! Chez l’« autre » Gibert, à côté du Départ Saint-Michel, j’achète l’Histoire amoureuse des Gaules, de Bussy-Rabutin, dont Jacques-Pierre Amette avait parlé sur son blog. Je ne sais pas pourquoi, je pense que ces histoires d’impuissance masculine (je parle d’Armance et de Bussy-Rabutin) vont être une véritable jubilation de lecture…
            Après cela, je me retrouve à la FNAC des Halles où, après avoir recherché sans succès un album vinyle de T-Rex, je me décide pour les deux derniers volumes de Gen d’Hiroshima, l’équivalent japonais du Maus d’Art Spiegelman. C’est là que Pierre m’appelle : il a l’intention d’aller voir La Femme au portrait de Fritz Lang au Champo à seize heures et me propose de l’y rejoindre. Parfait, je passe aux caisses et rejoins Saint-Michel en fendant la foule comme un vrai Parisien pressé – ou comme une hachette jetée par un explorateur téméraire. Je retrouve Pierre au milieu de la file qui piétine dans la rue des Écoles. Je lui avoue tout de même que je me suis levé à quatre heures, ce qui le surprend (« T’es venu à pied ? »), et qu’il n’est pas impossible que je m’endorme devant le film. Et en effet, une dizaine de minutes après le début du film, je dois lutter pour rester éveillé. Je ne regarde plus le film de Lang que d’un œil – ce qui était aussi le cas du réalisateur, après tout… J’arrive tout de même à suivre l’intrigue, et même à placer une plaisanterie : la victime d’Edward G. Robinson et de Joan Bennett s’appelant Masard, je chuchote à Pierre : « C’est Masard qu’on assassine ! » Après cela, je me tais et regarde le film. En général, je ne parle pas au cinéma, contrairement à mes voisins de droite, un couple qui commente chaque scène. Malgré mon envie de les tuer, je reste coi. Parfois, ma lâcheté me répugne.
            Pierre et moi regagnons ensuite La Motte-Piquet à pied en reparlant du film, vraiment un très bon Lang, ainsi que d’Intouchables, qu’il a vu lui aussi, de Melancholia de Lars Von Trier, de The Tree of Life, de Terrence Malick… et de Zagdanski qui n’est jamais très loin quand on parle de cinéma, et de Nabe dont Pierre a évidemment lu L’Enculé… Je reçois un appel de Cécile, qui se trouve avec Jacques-Pierre près de chez Pierre. Ils nous attendent au Suffren, où nous les rejoignons. J’ai l’impression de ne pas avoir revu Cécile depuis la bataille des Thermopyles ! Elle embrasse Pierre mais remet à plus tard d’en faire autant avec moi : la table la gêne et elle veut pouvoir le faire bien. Ça me va : elle ne tient pas à ce que nos retrouvailles soient gâchées par des baisers mal foutus, c’est touchant… Quand Jean-Rémi nous rejoindra, elle l’embrassera normalement, comme le simple mortel qu’il est. Celui-ci arrivé, nous vidons nos verres et nous levons. J’enfile par erreur la veste de Jacques-Pierre qui était posée sur le dossier de ma chaise, ce qui me vaut un regard mi amusé, mi consterné (disons goguenard) de la Baronne. « Je me suis levé à quatre heure ! » sera mon excuse pour chacune de mes maladresses ce soir, c’est décidé.
            Avant qu’on ne quitte le Suffren, j’ai droit à mes baisers, que l’attente n’a fait que magnifier, évidemment. L’attente et mon petit lyrisme intime, admettons… On passe chez Nicolas acheter du vin, et nous voilà enfin chez Pierre, où nous pourrons nous révolter allègrement (dans le respect des Conventions de Genève et du voisin moldave) en mangeant japonais. Pendant que Cécile cale une cassette VHS sur l’extrait qu’elle veut nous passer, Pierre nous montre le fond d’écran de son PC, envahi par une belle photo d’Astrid « Blablabla », son chagrin d’amour préféré. Quant à moi, je n’ai pas oublié d’apporter à Cécile (mon chagrin d’amour préféré) le dessin que j’avais fait pour l’encourager le jour de son oral – afin qu’elle puisse le réutiliser à tout moment à l’avenir...
            Pierre m’ayant confié la tâche d’écrire le compte-rendu de ce vidéodrome, je vais faire la même version, à peu près, dans mon journal. C’est donc Jean-Rémi qui prend la tête de la manif, avec un extrait du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein. Panique chez les gars de la marine : la viande est avariée, les popes ont la barbe douteuse, il n’y a que les officiers dont les uniformes rutilent. Le noir et blanc voit rouge, les poissons se régalent. Mort aux bâches, vive la pagaille générale !
Le camarade Pierre s’empare du porte-voix avec Metropolis de Fritz Lang, sur un accompagnement musical rock de Giorgio Moroder. Révolte des ouvriers dans les entrailles de la ville, chaos organisé par un robot chef d’orchestre ultrasexy. Mort à ceux d’en haut, et à ceux d’en bas par la même occasion, vive la femme de fer !

Le livreur du restaurant japonais intervient : temps mort dans la révolution. On se remplit le ventre de riz, de brochettes et de poisson cru, avec Art Tatum en fond musical. Jacques-Pierre fait remarquer à notre hôte que les mélodies du jazzman se marient parfaitement à la dégustation de nipponeries, et Pierre répond : « Le morceau s’appelle justement “Sushi Blues” ! »
Retour au vidéodrome et aux tas de ferraille avec Cécile, qui propose Blade Runner de Ridley Scott. Dans un monde où les cyborgs sont réduits à l’état d’esclaves (que fait SOS-Racisme ?), l’insurrection gronde. Combat dans les hauteurs, doigts tordus et duel décisif. Cyberpunk’s not dead. Mort à l’homme, vivent les gouttières solides !
À mon tour : j’ai choisi Zabriskie Point d’Antonioni. Les industriels dans leurs bureaux cossus, les étudiants dans la rue ! Répression policière, tir aux pigeons et cavale pour la liberté. Mort à la société, vive le désert ! J’ai juste regretté par la suite d’avoir renoncé à passer la scène finale, qui compte certainement parmi les plus belles fins du cinéma mondial… J’ai eu peur d’être trop long.
Je suis ravi que Jacques-Pierre ait pensé à Goupi Mains Rouges. Robert Le Vigan ! Dans la France rurale des années 40, la famille Goupi terrée dans sa ferme se déchire. Un meurtre, et la fuite de Goupi-Tonkin dans les arbres. Mort aux marâtres, vivent les branches !

J’ai laissé à Pierre le soin de passer un épisode de Kaamelott : « La Révolte », bien sûr... Les paysans se plaignent, le gouvernement écoute vaguement. Mauvaise volonté et corne bouchée. Mort à la révolte, vive la récolte !
Cécile a apporté une perle : Animal Farm, de John Stephenson – histoire de rester dans l’agriculture. Branle-bas dans la basse-cour, les animaux renversent le pouvoir des deux-pattes. Mort à l’homme, vive les animaux… suivi de : mort aux animaux-tous-égaux, vive Napoléon !
J’enchaîne avec Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, de Jean Yanne. Rien ne va plus dans les radios cul-bénites, un malotru tourne la soutane en ridicule. Viré, Gerber ! Mort à la vulgarité des bons sentiments, vive la grossièreté de la franche rigolade !
Riposte de Jean-Rémi avec Braveheart, de Mel Gibson. William Wallace, héros de l’indépendance écossaise, sur le billot du roi d’Angleterre. Freedom !!! Fin christique du héros et face-à-face dans la plaine : ça va saigner ! Mort à l’oppresseur, vivent les kilts !
Jacques-Pierre nous secoue avec Buongiorno, notte, de Marco Bellocchio. Aldo Moro aux mains des Brigades rouges. Derniers instants, condamnation ultime, dernière lettre et souvenirs qui remontent. Mort à la révolution, vive le terrorisme !
Pour faire plaisir à Pierre, j’ai apporté If…, de Lindsay Anderson. Discipline et châtiments corporels dans les collèges anglais. L’esprit révolutionnaire flotte dans les crânes des étudiants. Préparatifs de l’insurrection, promesses et pacte de sang. Malcolm McDowell avant Orange mécanique. Quand on lui montre les étoiles du doigt, le révolutionnaire regarde la femme. Mort à la cravache, vivent les balles !

Pierre y a pensé : voici Harry Potter et l’Ordre du Phénix. Rien ne va plus à Poudlard : la nouvelle directrice est un tyran. Mutinerie en plein exam, soulèvement de sorciers en herbe. Mort aux tailleurs roses, vivent les feux d’artifice !
Jean-Rémi nous emmène en cure avec Vol au-dessus d’un nid de coucou, de Milos Forman. La lobotomie : solution rêvée pour calmer les agitateurs ? Les graines de la révolte ont été semées, la plomberie laisse à désirer et les fenêtres finissent toujours par s’ouvrir. Mort à la psychiatrie, vive Géronimo !
Cécile nous fait avaler un morceau amer de l’histoire de la Grande-Bretagne avec Bloody Sunday, de Paul Greengrass. 30 janvier 1972 à Derry : l’armée britannique tire sur les manifestants irlandais. Instantanés de l’événement, entrecroisement des points de vue, les Irlandais enterrent leurs morts, les Anglais décorent leurs héros. Mort aux marches pacifistes, vivement lundi !
Jacques-Pierre passe son dernier extrait, Les Camarades, de Monicelli. La grève en Italie, c’est toujours plus joyeux qu’ailleurs. Gifles patronales, couteaux insignifiants, porte-paroles timides et supérieurs dédaigneux. Mort à… vive… y’a quelqu’un ?
Pierre, quant à lui, vit son apothéose avec 8 ½, de Fellini. Le harem mental d’un DSK italien. Femmes soumises, femmes amoureuses, femmes désespérées, femmes rebelles… Sus au phallocrate, MLF vaincra ! Mort aux grands enfants libidineux, vivent les femmes qui en ont !
Jean-Rémi enchaîne avec Thelma et Louise, de Ridley Scott. Les femmes qui en ont se sont attirées des problèmes. Fuite en avant dans le désert et flics impuissants, le flingue entre les jambes. Mort aux lois de la pesanteur, vive l’arrêt sur image !

Je reste dans la révolte individuelle avec Elephant Man, de Lynch. Comment prendre le train tranquillement quand on a la tête pleine de protubérances osseuses et le corps d’un éléphant croisé avec un chou-fleur ? Cri de révolte dans les toilettes de la gare. Mort à Barnum, vivent les monstres !
Il n’y a plus que Jean-Rémi  et moi à participer. Il poursuit avec The Hours, de Stephen Daldry. Qui a peur de Virginia Woolf ? Son mari Leonard, entre autres. Scène de ménage à la gare. Haine d’une vie morne et cloîtrée, désir de fuite… « Mais ma chérie, c’est pour ton bien ! » Mort à la mort lente, vive la vie !
Enfin, je conclus la soirée par un sabotage : la chanson « Vivre libre ou mourir » de Bérurier Noir, extraite du live Viva Bertaga. Ou comment la révolte, c’est aussi se révolter contre ce vidéodrome et le dynamiter de l’intérieur. Mort à la mélodie, vive le grand n’importe quoi ! Tout le monde est mort de rire, évidemment ça rappelle des souvenirs à Cécile, et surtout je me régale de voir Pierre écarquiller les yeux devant les « laaaaa la-la-la la-la-laaaaaaa... » des Bérus. J’imagine le traumatisme... Cécile, elle, continuait à pogoter dans l’ascenseur, c’est dire !


Nous avons quitté Pierre rapidement après avoir passé le dernier extrait. Cécile rentre en taxi avec Jacques-Pierre, les Bérus plein la tête (cadeau de la maison) et Jean-Rémi et moi nous séparons dans le métro. À l’hôtel : une douche et quelques notes rapides, et je me jette dans mon lit. Rideau !