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samedi 28 janvier 2017

Carnets de lecture... entre autres. 4



Vendredi 22 juillet 2016.
            En revoyant Le Silence des agneaux, le « type » même du serial killer movie, je ne peux m’empêcher de penser à quel point, si l’on s’intéresse un peu aux véritables tueurs en série, la fiction est toujours en deçà de la réalité. Qu’Hannibal Lecter soit un monstre, c’est indéniable, sa muselière est là pour le rappeler, avant même son évasion spectaculaire et sanglante. Malgré tout, même s’il s’agit d’un méchant manipulateur qui flanque le frisson, on ne peut s’empêcher de le trouver fascinant, et de l’apprécier, même, d’une certaine façon. À vrai dire, ce n’est jamais lui le « méchant ». On comprend tout de suite qu’il ne fera jamais de mal à Clarice Starling, et on en viendrait presque à le trouver chevaleresque quand il règle son compte au détenu qui a jeté son sperme au visage de la jeune femme…
Le cinéma hollywoodien et les séries ont imposé le serial killer « justicier », celui qui fait le boulot de la police en débarrassant le monde de ses pires ordures. Dans Hannibal, le Dr Lecter montre qui il est vraiment, et ce n’est pas glorieux : aussi atroce que soit le traitement qu’il réserve à ses victimes, au fond, on l’admire, on le trouve trop cool, et on se dit qu’elles l’ont bien mérité. Les vrais « gentils », il ne leur fait pas le moindre mal : il finit même par couper sa propre main quand Clarice s’attache à lui avec ses menottes, plutôt que de l’amputer, elle… Si ça, c’est pas sympa ! Son personnage annonce au fond le héros de la série Dexter, qui proposait le challenge de rendre un serial killer attachant. Mais ce n’était pas un challenge bien difficile à réaliser, puisque Dexter Morgan ne supprime que des salauds… Hélas, dans la réalité, ce n’est pas ça, un serial killer. Dans la réalité, un serial killer ressemble bien plus au Buffalo Bill du Silence des agneaux, dont le personnage s’inspire de deux meurtriers célèbres, Gary Heidnick et Ed Gein (ce dernier ayant aussi inspiré le Norman Bates de Psychose et le Leatherface de Massacre à la tronçonneuse), qui n’étaient pas franchement de rigolos redresseurs de torts…
            Le film qui, à mes yeux, offre l’image la plus réaliste de ce que peut être le quotidien d’un véritable tueur en série est Henry : portrait of a serial killer. Un film dans lequel les assassins (très librement inspirés d’Henry Lee Lucas et Ottis Toole) ne peuvent à aucun moment éveiller de fascination chez le spectateur – mais un véritable sentiment d’horreur. Leurs crimes sont brutaux, sans grandeur, sans fioritures esthétiques (ils ne s’amusent pas à pendre leurs victimes à dix mètres de hauteur en les emballant dans un drapeau américain pour qu’on siffle d’admiration devant la scène de crime), ils passent d’un délire à l’autre en se soûlant à mort, revoient les vidéos de leurs crimes avachis dans le canapé, semi-débiles, définitivement désocialisés… Bien sûr, il s’agit de tueurs psychotiques, désorganisés, et on peut leur opposer le tueur psychopathe à la Hannibal Lecter (ou, dans la réalité, des types comme Ed Kemper, Albert DeSalvo ou Ted Bundy), qui prémédite son action, repère les lieux, s’efforce de cacher le corps – bref : agit en prévoyant le travail des enquêteurs de police et en s’efforçant de masquer ses traces. Seulement les réalisateurs de cinéma et de séries ont un peu trop tendance à confondre « tueur organisé » et « décorateur d’intérieur ». En ce qui me concerne, je suis fatigué de ces films et de ces séries qui montrent des scènes de crime extrêmement élaborées, où le tueur a disposé le corps de ses victimes de façon à ce qu’ils composent des lettres, ou des chiffres, ou encore ces tueurs qui, en guise de « signature », laissent sur place un as de pique – « Okay les gars !  C’est le Tueur à l’As de Pique, y’a pas de doute ! » – ou un message codé qui ressemble à une grille de sudoku spécial vacances. Certes, il existe quelques cas de tueurs en série un peu joueurs, comme le tueur du Zodiac ou Dennis Rader (le BTK Killer), qui prenaient plaisir à envoyer des bafouilles aux policiers, mais la découverte d’un cadavre est généralement moins fun que ça…

Mardi 26 juillet 2016.
            Je me suis passionné assez jeune pour les récits de true crimes. La preuve : j’ai conservé les numéros de la revue Dossiers Meurtre que j’achetais régulièrement, or c’est une revue qui date de 1991. J’avais donc quatorze ans lorsque je lisais les récits des crimes, entre autres, de Thierry Paulin, de Landru, de Ted Bundy, de John Reginald Christie, de Marcel Barbeault ou de Peter Sutcliffe, l’éventreur du Yorkshire, récits accompagnés d’une iconographie plutôt explicite. J’ai toujours aimé ça, mais je n’éprouve pas de fascination pour les tueurs en série. Je ne les trouve pas badass. C’est pour cette raison que, même si je trouve qu’Hannibal Lecter est un bon méchant de cinéma, je considère son personnage de serial killer peu crédible – disons, trop hollywoodien, trop grand-méchant-loup pour être honnête.
            Au fond, ce qui me fascine, c’est la psychologie du criminel – raison pour laquelle j’ai par la suite dévoré les ouvrages de John Douglas, l’ancien profiler du FBI qui a servi de modèle au Jack Crawford du Silence des agneaux… La psychologie du criminel et, surtout, ce qui le sépare du citoyen lambda, celui qui n’éprouve pas le besoin d’égorger et de dépecer sa voisine pour ensuite violer son cadavre (vous et moi, en quelque sorte)…
            Je me rends compte en écrivant comme cet intérêt pour les tueurs en série, au fond, se justifie mal. Malgré tout, il dérive de cette passion infantile pour l’hémoglobine que l’on trouve chez les ados fans de gore et de slasher movies… Alors, continuer à se passionner pour des types comme Albert Fish, Joseph Vacher, Jeffrey Dahmer ou Jack l’Éventreur, à quarante balais, ça paraît forcément régressif et un peu louche. Admettons : je suis régressif, voilà. Et un peu myope.



Mercredi 3 août 2016.
            Lecture du livre de Stéphane Bourgoin, Qui a tué le Dahlia noir ? Un livre qui s’ajoute aux milliers de pages que j’ai déjà lues sur le cas de cette pauvre Betty Short. À force de lire, il ne manque pas de sujets dans lesquels j’excellerais : les récits de guerre, les true crime novels, les journaux intimes d’écrivains… J’aurais pu, avec un peu de jugeotte et d’imagination, un peu de courage aussi, poursuivre mes études et enseigner à l’université, me faire chroniqueur judiciaire ou trouver d’autres manières d’exploiter mes connaissances. Au lieu de quoi, je suis toujours incapable de trouver un emploi qui me corresponde et m’intéresse un tant soit peu… Il faudrait que je puisse raturer et mettre à la poubelle, disons, les quinze dernières années de ma vie, pour les recommencer en faisant les bons choix. Mais il paraît qu’on n’a pas encore inventé la machine qui permettrait ce genre de trucs.
            En règle générale, on retient les noms des tueurs en série, mais jamais ceux de leurs victimes. Avec Elizabeth Short, le Dahlia noir, c’est exactement l’inverse : on ne se souvient que du nom de la victime, à laquelle on a même donné ce surnom inspiré de la fleur qu’elle attachait à ses cheveux. Il faut dire qu’on n’a jamais su avec certitude qui avait commis ce crime atroce… Bourgoin, à la suite de bien d’autres, se lance dans l’enquête, et désigne un coupable potentiel qui est particulièrement crédible. Un suspect que l’on trouvait déjà chez John Gilmore, mais auquel Bourgoin attribue, en plus des meurtres de Betty Short et de Georgette Bauerdorff, ceux commis par le « Boucher de Cleveland ». Les similitudes entre ces crimes et l’emploi du temps supposé du Boucher vont dans le sens de son hypothèse, nettement plus crédible que les délires d’un Steve Hodel, persuadé que son papounet a commis la moitié des crimes non résolus de l’histoire des États-Unis, ou d’un Donald Wolfe qui accusait la mafia. Évidemment, le coupable présumé étant mort, cette affaire restera à jamais un cold case.
            Drôle de destin, tout de même, que celui de cette jeune femme de vingt-trois ans, sorte d’Emma Bovary débarquant à Los Angeles avec l’envie de faire du cinéma, de connaître la gloire, et qui, de son vivant, n’apparaîtra jamais sur la moindre bobine de film (contrairement à l’idée répandue). Il lui aura fallu cette mort atroce pour entrer dans la légende américaine. Il aura fallu qu’elle devienne ce cadavre coupé en deux, atrocement mutilé et défiguré, vidé de son sang et déposé sur un terrain vague de Los Angeles le 15 janvier 1947, pour atteindre enfin la gloire qu’elle espérait et éveiller tous les fantasmes les plus morbides qu’on puisse imaginer. Elizabeth Short est la Marylin Monroe des nécrophiles… Un statut qu’elle partage avec Sharon Tate, autre star trucidée, qui n’aurait sans doute pas connu une telle gloire sans cette fin tragique. À tel point qu’il est difficile de décider si elle a rendu célèbre Charles Manson, ou si c’est Manson qui l’a rendue célèbre…

Samedi 24 septembre 2016.
            Alors, c’est ça qui va se passer, maintenant, quand je lirai un livre de guerre ? J’ai tellement regardé les séances de L’Encyclopédiedes guerres de Jean-Yves Jouannais, qu’il m’arrive de relever des passages non pas tellement parce qu’ils me plaisent ou m’intriguent, mais parce qu’ils m’évoquent l’une ou l’autre des entrées de son interminable dictionnaire. Je m’y arrête en pensant : « Tiens, ça c’est pour Jouannais ! » Un passage comme celui-ci, par exemple, dans le livre de Stephen Ambrose, Band of Brothers, qui a inspiré la série homonyme de Spielberg et Tom Hanks :
« La région de Mourmelon qui se trouve dans la plaine entre la Marne, au sud, et l’Aisne, au nord, sur la route empruntée traditionnellement par les envahisseurs pour atteindre Paris (ou le Rhin, selon la nationalité de ceux qui mènent l’offensive), a été le théâtre de nombreuses batailles au cours des siècles et récemment encore entre 1914 et 1918. Les trous d’obus et les tranchées de la Grande Guerre étaient encore visibles un peu partout. En 1918, les Sammies s’étaient battus non loin de là, à Château-Thierry et au bois Belleau. »
Aussitôt, je me dis qu’il s’agit de la description d’un lieu belligène, qui porte en lui-même la guerre – un adjectif qu’affectionne Jean-Yves Jouannais. Et quelques pages plus loin, un autre passage m’évoque son entrée climatologie, qui développe l’idée que la guerre est liée au rythme des saisons : « Il semblerait qu’aucun des hommes n’était vraiment impatient de se rendre à Paris car tous avaient l’impression qu’ils allaient rester à Mourmelon jusqu’au printemps, époque où le climat serait de nouveau favorable à une campagne. »
À vrai dire, ces deux passages, je ne les aurais pas notés si, en les lisant, je n’avais pas aussitôt songé à L’Encyclopédie des guerres et si ça ne m’avait pas amené à me poser des questions sur d’autres passages que j’ai pu relever auparavant. Il y a par exemple celui-ci :
« Début décembre 1943, de nouveau sur le terrain, la compagnie E s’est enterrée au sommet d’une haute colline dénudée et balayée par le vent. Les chefs de section ont demandé à leurs hommes de creuser des trous individuels particulièrement profonds, ce qui était difficile vu la nature rocheuse du terrain. Peu après, un groupe de chars d’assaut Sherman est passé à l’attaque. Webster a écrit par la suite dans son journal : “Ils ont gravi la colline en rugissant comme des monstres préhistoriques. Ils se sont arrêtés, puis se sont détournés pour passer par notre travers. Un pourtant a chargé dans notre direction. Mon trou n’était pas assez profond pour qu’il puisse passer sur moi sans me faire de mal, aussi je me suis mis à hurler désespérément : ‘Enjambe-moi ! Enjambe-moi !’ Ce qu’il a fait.” »
Ce qui m’a séduit dans ce passage, c’est la comparaison entre les chars Sherman et des créatures préhistoriques. Ça m’a aussitôt rappelé un passage des Nus et les morts que j’aime beaucoup, dans lequel des soldats harassés portant un canon sont comparés à un insecte. Et je me suis souvenu que ce passage, avant de le lire chez Norman Mailer, je l’avais découvert cité par Jouannais, justement – une citation qui m’avait marqué. Et lorsque j’avais lu Les Nus et les morts, j’avais eu plaisir à retrouver cette description étonnamment visuelle. Cette manière d’embrasser les hommes et le canon qu’ils transportent dans une même comparaison animale me touche particulièrement, et c’est un peu le même sentiment que je retrouve avec cette description des chars. Mais en notant cet extrait, je ne peux m’empêcher de me demander si c’est parce qu’il me plaît vraiment, ou si c’est parce qu’ils s’agit d’une analogie qui pourrait trouver sa place dans L’Encyclopédie des guerres ? La réponse à cette question étant « on s’en fout », évidemment. Des passages me plaisent, je les relève, et il n’y a pas de quoi en faire une thèse. Mais bon, au cas où, la question est posée.

Lundi 26 septembre 2016.
            Voilà un extrait qui aurait tout à fait sa place dans une hypothétique entrée Cravate de L’Encyclopédie des guerres :
            « Un obus éclata devant la porte de la grange, et Hale, frappé par un éclat, tomba à la renverse. Un des SS tira un couteau de sa botte, se jeta sur lui et l’égorgea. Le sang giclait. Liebgott abattit l’égorgeur puis les cinq autres officiers SS. Heureusement pour Hale, son agresseur n’avait pas réussi à sectionner une artère, ni la trachée, seulement l’œsophage. Roe, l’infirmier, pansa la blessure après l’avoir saupoudrée de sulfamides. Une jeep a évacué Hale sur Luxembourg où un médecin l’a recousu de son mieux. Hale se retrouvant avec un  œsophage tordu, le médecin qui l’avait opéré a rédigé un certificat médical dispensant le malheureux sergent du port de la cravate. Par la suite, Hale s’est trouvé un jour en présence du général Patton qui l’engueula parce qu’il ne portait pas de cravate. D’un air triomphant, Hale sortit son certificat et, pour une fois, Patton resta sans voix. »



Vendredi 7 octobre 2016.
            Dans les Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, il y a une chose que je remarque : c’est le besoin que semblait éprouver le soldat à se retrouver avec des camarades venus de la même région que lui. Une tendance qui confine même à un certain chauvinisme. Généralement, s’il précise qu’un soldat ou un officier est peyriacois comme lui, on peut être sûr que leurs relations seront bonnes, qu’il ne s’en plaindra jamais dans ses notes. Il n’a pas de mots assez durs pour ses supérieurs quand ceux-ci se montrent injustes, cruels, ou prêts à envoyer le régiment se faire tuer pour rien (ce qui était, il faut le dire, le lot de pas mal d’officiers à l’époque), mais s’il s’agit d’un « pays », ou au moins d’un gars du Midi, tout va bien. Pour un jeune homme qui quitte pour la première fois son patelin pour s’en aller au front, je peux le comprends, mais Louis Barthas a quarante ans quand il part à la guerre. Je suppose qu’à l’époque, l’origine de chacun avait plus d’importance qu’aujourd’hui, et du reste, il est tout à fait logique qu’à se retrouver loin de chez soi, dans une collectivité forcée avec des étrangers et dans des circonstances aussi dramatiques, on s’accroche à ce qu’on peut. C’est d’ailleurs à la même époque que les Britanniques, afin d’encourager la conscription, avaient mis en place les pals battalions, les « bataillons de copains », qui permettaient aux conscrits d’une même ville, d’un même quartier, du même orchestre ou du même club de football, de se réunir au sein d’un même régiment. Alors, effectivement, qu’un Breton soit ravi de trouver un autre Breton, ou un Marseillais un autre Marseillais, rien de plus normal. N’ayant jamais remarqué une telle insistance sur ce sujet dans d’autres témoignages de Poilus, je n’y avais pas vraiment songé. Mais à présent, je me dis que mon arrière-grand-père, Jean-Baptiste Chabrun, incorporé au 44e RAC avec Paul Lintier, autre Mayennais, a fatalement dû se lier d’amitié avec celui-ci, bien qu’ils n’aient pas été affectés à la même batterie, et qu’ils n’étaient pas du même milieu social… (Une chose est sûre : Lintier, sans doute moins chauvin que Louis Barthas, ne parle pas de mon aïeul dans les deux volumes qu’il a eu le temps d’écrire avant d’être tué.)

Dimanche 20 novembre 2016.
            Il m’arrive parfois d’avoir une idée de roman qui m’enthousiasme vraiment, alors que je me sens incapable de l’écrire moi-même. Je me dis : « S’il existait un roman qui raconte cette histoire, il faudrait que je coure l’acheter ! » au lieu de me dire : « Si ce roman n’existe pas, c’est à moi de l’écrire ! »
            Regardant sur YouTube des documentaires sur les civilisations disparues, notamment celle des Mayas, me voilà à imaginer que l’humanité, à son tour, a disparu, et que plusieurs milliers d’années après, une nouvelle espèce intelligente a évolué sur Terre et s’intéresse aux ruines laissées par ses prédécesseurs. Que comprendrait-elle de notre civilisation ?
            Je ne suis pas sûr que cette idée soit d’une grande originalité, d’ailleurs. En y repensant, je me souviens que Richard Matheson avait écrit une nouvelle dans ce style : on y suivait une institutrice accompagnant ses élèves dans un musée d’histoire naturelle et, après les reptiles, les fauves et autres espèces disparues, on découvrait une salle consacrée à l’homo sapiens – et le lecteur comprenait alors que les personnages qu’il suivait depuis le début étaient des extraterrestres. Une nouvelle dans l’esprit Quatrième dimension.
            Mon histoire est différente. Il s’agirait, d’abord, d’imaginer à quoi pourrait bien ressembler cette espèce qui, après les catastrophes climatiques qui nous pendent au nez (et c’est bien fait pour nous), sortirait à nouveau des océans et, s’adaptant à ce nouvel écosystème, bâtirait une civilisation sur les ruines de la nôtre. Et ces créatures qu’il faudrait inventer, dont il faudrait tout connaître (constitution physique, taille, sexualité (seraient-ils encore mammifères, ce truc de ringards ?), culture, système politique, croyances, procédés de communication (auraient-ils encore besoin de vocaliser, ce truc de losers ?), etc.), ces créatures, donc, redécouvrant ce qui resterait de nos autoroutes, de nos buildings, de nos machines, de nos inscriptions rédigées dans un alphabet – pire encore, des alphabets – qu’elles ne sauront pas déchiffrer, n’auront qu’une vague idée de ce que pouvaient être nos vies. Exactement comme, bien qu’on ait fait d’énormes découvertes sur les civilisations maya, khmère ou anasazie, ou sur l’homme de Néanderthal, nous n’avons certainement qu’une idée très parcellaire de ce que fut réellement le quotidien de ces hommes et de ces femmes. On peut très bien imaginer, par exemple, que déterrant quelques-unes de nos immenses affiches publicitaires de bords d’autoroute et voyant s’étaler sur une surface immense la reproduction d’une de ces machines dont ils auraient retrouvé les débris en très grand nombre (automobiles, cafetières, étagère Ikea…), ces créatures post-humaines s’imaginent que nous vénérions ces objets, qu’il s’agissait d’une forme de culte animiste, et que nous voyions un Dieu dans nos véhicules, dans nos fours à micro-ondes ou dans nos serviettes hygiéniques (oui,même là)…
            Cette idée de l’humanité comme civilisation disparue, sujette à des travaux d’archéologie, et laissant des écritures indéchiffrables pour les civilisations futures, me fait d’ailleurs penser à ce tunnel immense creusé en Finlande pour y recueillir les déchets nucléaires du pays, et censé devoir rester scellé pour les cent mille prochaines années. Un projet fascinant surtout pour les interrogations qu’il suscite : comment faire comprendre aux générations futures que cet endroit doit rester hermétiquement clos ? Dans quelle langue, ou avec quels symboles, s’exprimer pour être sûr d’être encore compris dans cent mille ans ? Et pour avoir la certitude que ces mises en garde soient prises au sérieux, et qu’elles n’aient pas l’effet opposé : celui d’aiguiser la curiosité des chercheurs du futur ?... Les Égyptiens et les Mayas avaient protégé les sépultures de leurs rois de malédictions à l’encontre des profanateurs, mais ça n’a jamais empêché les archéologues d’ouvrir ces tombeaux…
            Enfin, je vois très bien quel serait le potentiel de cette histoire (et peut-être qu’une idée assez proche a déjà été traitée : mes connaissances dans le domaine de la science-fiction sont plutôt limitées), et je m’enflamme bêtement à y penser – tout en me sentant, donc, incapable de l’écrire. Ah ! Quel homme de talent je pourrais être, si je n’étais pas moi…

Samedi 24 décembre 2016.
            Tout le monde fête en famille l’arrivée du petit Jésus (alors qu’il nous fait le coup tous les ans), et les cinémas sont déserts. C’est le moment idéal pour voir Premier contact (Arrival), le film de Denis Villeneuve. Excellent film de science-fiction, qui renouvelle le sujet classique de l’arrivée des extraterrestres sur notre planète. Comme pour Rencontres du troisième type ou le Contact de Zemeckis, il s’agit de comprendre les intentions de ces créatures étrangères, qui ne semblent pas vouloir quitter leurs étranges vaisseaux ovoïdes. Une linguiste et un physicien sont appelés en renfort pour entrer en communication avec eux. C’est l’un des propos majeurs du film : comment établir un contact avec des extraterrestres qui ne parlent pas notre langue (dans beaucoup de films de SF, on ne s’embarrasse pas de ce genre de détails : les aliens sont plus avancés que nous, donc ils font l’effort de parler anglais, ou ils s’amusent avec les nombres premiers pour faire les malins) ? Tandis que la linguiste et le physicien essaient de traduire les glyphes circulaires que les extraterrestres projettent et qui leur servent de moyen d’expression, les grandes puissances s’arment, redoutant une colonisation mondiale. Et plus les spécialistes avancent dans leur compréhension du langage des aliens, plus ils comprennent que celui-ci est lié au temps, que leur temporalité et la nôtre sont différentes. Et cet apprentissage d’un langage nouveau, qui ne ressemble à rien de connu, bouleverse profondément la linguiste. J’espérais un bon film, et je ne suis pas déçu : il s’inscrit dans la lignée de 2001 ou d’Interstellar, et sans rougir de la comparaison.
  




jeudi 28 juillet 2016

Carnets de lecture... entre autres. 3


Dimanche 10 janvier 2016.
            Ce soir, je vais voir le dernier Tarantino, The Hateful Eight. Paysage de neige et de blizzard, huis-clos mortel dans un abri d’étape. Entre le trajet en diligence, qui est un grand moment tarantinesque, jusqu’au bain de sang final, on retrouve tout l’art du réalisateur, dans un film qui est une sorte de quintessence. Il y a Pulp Fiction, Reservoir Dogs, Django Unchained, dans The Hateful Eight. Le premier des films de Tarantino que mon père ne verra jamais.

Lundi 11 janvier 2016.
            La première chose que j’apprends en me levant, c’est la mort de David Bowie. Toute la journée, j’ai Space Oddity dans la tête. Space Oddity que l’astronaute Chris Hadfield a joué depuis l’ISS, en hommage au Major Tom.

Jeudi 14 janvier 2016.
            Projection de Blade Runner au Cinéville. Je craignais que le film ait plutôt mal vieilli, mais je suis agréablement surpris par cette redécouverte. Je sais que Ridley Scott, dans une récente interview, a répondu à la question que tout le monde se posait : oui, Rick Deckard est bien un répliquant. Ce qui est une façon assez étrange de saboter son propre film, puisque tout son intérêt provient du mystère qui entoure le personnage joué par Harrison Ford. Au fond, on s’en fout de savoir s’il s’agit d’un humain ou d’un répliquant : ce qui compte, c’est de pouvoir se poser la question ! Et ce final cut va dans le sens de cette révélation ultime de Scott, puisque la licorne en origami que l’on découvre à la fin rappelle le rêve de Deckard et suppose que les blade runners ont eu accès à la mémoire de ce dernier, qui n’est donc pas un humain. Adieu fin ouverte, adieu spéculations et débats enflammés. J’ai beaucoup aimé revoir ce film, mais je dois dire que cette façon d’apporter une réponse définitive à la question m’a quelque peu frustré. Cela dit, voir Blade Runner sur grand écran m’a fait reconsidérer certaines choses : notamment que le plus troublant, ce n’est pas le fait que Rutger Hauer se batte en caleçon… mais bien qu’il ait conservé ses socquettes !


           
Samedi 27 février 2016.
            Je termine ce soir la lecture de Mars, de Ben Bova, décidément un très bon roman, qui me paraît assez peu connu, mais je peux me tromper. On s’attache aux personnages, qui ont un passé, un « vécu » qu’ils trimballent avec eux jusque sur la planète rouge – exactement ce qui m’avait manqué dans le roman d’Andy Weir, Seul sur Mars. Ce qui est très intéressant, c’est que l’auteur décrit une mission martienne parfaitement crédible, et qu’à chaque fois que le récit pourrait sombrer dans la science-fiction, il s’en échappe de manière très intelligente. Le roman, paru en 1992, situe son histoire en 2020, sans pour autant décrire une technologie sensiblement plus avancée que celle de son époque. Le lire aujourd’hui, alors qu’il est de plus en plus question d’envoyer des hommes sur Mars – même si ce n’est pas pour tout de suite – permet d’entrevoir les difficultés de l’entreprise. Pourtant, une grande partie de ces difficultés est passée sous silence, ou évoquée très rapidement, dans le roman : il s’agit du trajet vers Mars, puisqu’il faut compter entre six et neuf mois de voyage rien que pour l’aller…
            J’ai surtout apprécié cette volonté de raconter des faits réalistes, d’échapper au fantastique – sans pour autant raconter une histoire sans enjeu. L’auteur s’en amuse d’ailleurs, puisque lorsque la majorité des membres d’équipage tombe soudainement malade, tous s’imaginent avoir attrapé un virus qui n’appartient qu’à Mars – et la véritable cause de cette épidémie s’avèrera beaucoup plus prosaïque, beaucoup plus terrienne qu’ils n’auraient pu l’envisager…

Lundi 29 février 2016.
            Moi et mes « cycles »… Quand je commence à lire un ouvrage sur la guerre, je suis à peu près sûr de ne plus lire que ce genre de récits pendant des semaines. Depuis un moment, c’était l’astronomie et l’astrophysique qui me passionnaient. Et maintenant, je sens que je me suis engagé dans des histoires de survivalisme : après avoir lu un petit livre de Charlie Buffet consacré à Alexander Selkirk – l’homme qui a inspiré à Daniel Defoe son Robinson Crusoé – me voilà dans l’Odyssée de l’Endurance, racontée par son capitaine, sir Ernest Shackleton. Parallèlement à quoi je regarde la série Lost, que jusqu’à présent, je n’avais encore jamais vue jusqu’au bout.

Vendredi 18 mars 2016.
            Étrange comme j’ai pu me désintéresser de Lost après la deuxième saison, la première fois que j’avais regardé cette série, alors qu’elle est vraiment parfaite de bout en bout. Étrange, mais ça s’explique malgré tout très bien : Lost est une série face à laquelle le spectateur doit accepter de se sentir lui-même « perdu », et pendant un long moment. Non seulement, il faut accepter de ne pas comprendre ce qui se passe sur cette île (qui sont les « Autres » ? qu’est-ce que c’est que cette fumée noire, ces chiffres à entrer dans un ordinateur toutes les 108 minutes, ces abris souterrains…), mais il faut également accepter de ne plus reconnaître les personnages que l’on suivait depuis le début. Jack Shephard, qui est le premier survivant que l’on voit ouvrir les yeux sur l’île, est associé dès le début au héros, au leader : il est l’homme qui va réussir à sauver tout le monde, celui qui saura quoi faire… Sauf que ce n’est pas du tout ça. Il m’était devenu parfaitement insupportable au cours de la deuxième saison, quand j’avais vu cette série à l’époque de sa première diffusion, parce qu’il se montre soudain arrogant, aveugle face aux aspects surnaturels de l’île, et que ses décisions, toujours prises de façon péremptoire, provoquent des catastrophes. C’est qu’en fait de héros, Jack est un personnage animé par le désir de « réparer » les choses, il souffre d’une sorte de complexe de l’homme providentiel, un complexe du héros, justement – et John Locke est un double parfait de Jack, leur seule différence, mais elle est de taille, étant que l’un veut quitter l’île, alors que l’autre veut y rester. C’est la grande force de Lost d’interroger cette figure du sauveur et l’orgueil démesuré qu’il faut pour prétendre être celui qui règlera la situation. Jack Shephard finira par se sacrifier pour permettre aux autres de s’en tirer, mais surtout pour racheter les erreurs que son hybris a provoquées. Et bien entendu, c’est Hurley, le personnage le plus humble, le plus éloigné du désir d’héroïsme, qui sera l’élu, celui qui remplacera Jacob au poste de gardien de l’île. Tout est extrêmement cohérent dans Lost, rien n’est dû au hasard, pas même ce qui m’avait agacé au premier visionnage. Il faut simplement être patient, ne pas s’attendre à ce que les mystères s’éclaircissent en quelques épisodes.
            Il me semble que beaucoup de « fans » de Lost ont été déçus par la fin de la série – peut-être parce que c’est le propre du fan que d’être déçu. Pourtant, cette fin est magnifique, et elle a le mérite de tout éclaircir sans décevoir les attentes. La fin de Lost montre bien que toute l’intrigue était maîtrisée de bout en bout, que le réalisateur ne s’est pas retrouvé à devoir improviser sans savoir où il allait, comme des mauvaises langues ont pu le laisser entendre (et comme j’en avais eu l’impression, moi, au cours de la saison deux).



Mardi 29 mars 2016.
            C’est quoi, cette fois ? Un cycle « fiction » ? Je crois que pendant un moment, je ne vais plus pouvoir lire autre chose que cela. Après un roman préhistorique, premier tome décevant d’une saga, me voilà dans le premier tome des Rois maudits. Il y avait un moment que je tournais autour de cette saga historique, m’attendant à trouver le style vieillot… Et voilà que je suis emporté, séduit, et que le seul regret que j’éprouve à cette lecture, c’est que les tomes ne soient pas plus volumineux…

Mercredi 13 avril 2016.
            Je me lance dans la lecture de La Reine étranglée, le deuxième tome des Rois maudits de Druon, puisque j’ai terminé La Vallée des chevaux, de Jean Auel. Un roman préhistorique très décevant, il faut bien le dire, et le style de l’auteur y est pour beaucoup. Jean Auel semble croire qu’elle a besoin de rappeler quinze fois à son lecteur ce qui s’est passé précédemment et de lui décrire chacune des réflexions par lesquelles passent ses personnages, même lorsqu’elles sont évidentes – et tout le plaisir qu’il pourrait y avoir pour le lecteur à comprendre de lui-même pourquoi les personnages agissent comme ils le font est donc aboli. On se sent constamment pris pour un idiot à qui il faut tout expliquer, et par ailleurs la perfection des personnages principaux – l’héroïne est tout simplement la plus belle femme imaginable, et son compagnon l’amant le plus parfait – donne l’impression de lire un roman à l’eau de rose. Décidément, si je veux lire une saga préhistorique, je pense que j’irai chercher plutôt du côté de Pierre Pelot…

Dimanche 17 avril 2016.
            C’est comme plonger une petite cuiller dans un pot de Nutella pour en engloutir quelques grammes en loucedé et s’apercevoir au bout d’un moment qu’on a fini le pot. J’étais là, ayant terminé le deuxième tome des Rois maudits et ne possédant pas le troisième, à me demander ce que j’allais bien pouvoir lire maintenant. Or, depuis quelques jours, je me suis mis à relire des pages du Trône de Fer, avec l’intention d’écrire un article sur le sujet, à l’occasion de la diffusion de la sixième saison de Game of Thrones. Et voilà que, poursuivant ma lecture, je me suis rendu compte que c’était bien ça : mais oui, je suis en train de relire Le Trône de Fer. Ni plus ni moins.

Lundi 2 mai 2016.
            Alors que j’achète la revue Guerres & Histoire dont la couverture montre une photo de Winston Churchill, le patron de la maison de la presse me dit qu’il a justement une anecdote sur Churchill. Celui-ci, qui avait la réputation d’être radin, tombe nez à nez avec un employé à la sortie de son hôtel particulier. Comme celui-ci tend la main, Churchill s’en étonne et le garçon explique que son fils a pour habitude de donner un pourboire à tous les employés de l’hôtel. Ce à quoi Churchill réplique : « Mon fils a un père riche ; pas moi. » Et voilà que j’ai un marchand de journaux féru d’anecdotes historiques…

Vendredi 20 mai 2016.
            Ce soir, je vais voir Ma loute, le dernier Dumont, au cinéma. Excellent Dumont, qui invente un nouveau genre du cinéma, bien loin de la « comédie » à la française. Bruno Dumont figure, avec Alexandre Astier, le renouveau de la comédie, une comédie qui n’a pas peur de pactiser avec le drame, de montrer des morts, de la violence… Et Dumont qui, avec ses premiers films, était allé très loin dans la noirceur, démontre parfaitement que la noirceur n’est pas exempte de ridicule, de burlesque. Avec la trame scénaristique de Ma loute, qui montre une famille de pêcheurs du Nord qui pratique l’anthropophagie, il aurait très bien pu faire un film aussi noir que L’Humanité ou Hors Satan – mais il fait tout autre chose, prenant le parti de l’outrance et du grotesque… et c’est une outrance qu’il va être très intéressant de voir se développer dans ses prochains films.



Dimanche 29 mai 2016.
            À Verdun, la commémoration du centenaire est une merveille de festivisme, qui aurait ravi Philippe Muray. L’annonce du concert de Black M avait provoqué une indignation qui a abouti à l’annulation du spectacle, mais finalement, le rappeur aurait été à sa place dans cette monstruosité. Le cinéaste Volker Schlöndorff a réalisé une mise en scène digne d’un spectacle de fin d’année d’école primaire, faisant courir trois mille jeunes français et allemands autour des tombes de la nécropole de Douaumont, piétinant littéralement les tombes pour se faire face et se lancer dans une chorégraphie ridicule sous les bruits de casserole des Tambours du Bronx. Je ne sais pas ce qu’ils nous concoctent pour commémorer la bataille de la Somme : un match de foot Angleterre-Allemagne au pied du mémorial de Thiepval ? Et pourquoi pas un méchoui géant à Oradour-sur-Glane ?

Mardi 7 juin 2016.
            Une preuve que me titille à nouveau l’envie d’écrire, d’écrire plus, d’écrire sans plus me trouver d’excuses pour me tenir éloigné de ma table de travail, c’est que je me suis mis à la recherche d’ateliers d’écriture sur YouTube, après avoir regardé quelques « vlogs » de François Bon. Je tombe sur la chaîne d’une sorte de coach littéraire, qui vend ses services et dont la chaîne sert avant tout de vitrine à son cours qui a l’air intensif. Selon lui, la quantité vaut mieux que la qualité, il propose d’écrire un roman en cent jours, ou une nouvelle par semaine pendant un an, ce genre de choses… Il y a encore peu de temps, cette façon de voir m’aurait fait bondir, et il n’est pas dit qu’après réflexion, elle ne me fasse pas de nouveau bondir un jour – mais il y a tout de même quelque chose d’intéressant dans cette idée : écrire sans cesse, écrire en quantité, c’est se donner la possibilité de l’échec. Si j’écris une nouvelle par semaine pendant un an (je ne le ferai pas, mais mettons), je n’aurai pas cinquante-deux chefs d’œuvre, mais je n’aurai pas non plus cinquante-deux textes ratés. Je l’ai bien vu, du reste, avec la Bibliothèque de Jupiter… Là où ses conseils me semblent judicieux, c’est qu’il met le doigt sur les « excuses » que tous les auteurs en herbe s’inventent : écrire prend du temps, il faut que les idées mûrissent, etc. Lui prône la rapidité d’exécution pour une bonne raison : si vous passez trois ans, quatre ans, sur un manuscrit, pour finalement renoncer à le mener à terme, ou vous apercevoir qu’il est raté, c’est terrible : vous avez perdu trois ou quatre ans dans une entreprise inutile. Si vous avez planifié d’écrire un roman en cent jours (ou même en deux cents jours) pour vous apercevoir en cours de route que vous n’irez pas jusqu’au bout, ou pour découvrir après avoir écrit le mot fin que c’est un roman raté, c’est beaucoup moins grave : vous n’avez perdu qu’une centaine de jours, et vous pouvez repartir sur autre chose. Surtout, le gars met l’accent sur un défaut qui ne m’est pas étranger, loin de là : celui de considérer le roman qu’on écrit comme l’Œuvre d’une vie, comme s’il fallait que ce soit le seul message que nous laisserons aux générations futures… Je commence peu à peu à me soigner de ce défaut là, et à mettre une minuscule à littérature.

Dimanche 12 juin 2016.
            Il y a les spin-off réussis (Better call Saul est admirable, c’est une série à part entière qu’on ne peut absolument pas taxer de Breaking Bad au rabais), et les spin-off ratés, qui ne font que ressasser, en moins bien, les éléments qu’on trouvait déjà dans la série-mère. C’est le cas de Fear the Walking Dead, que j’aurais aimé aimer, vraiment, mais qui ne fait rien pour m’aider dans ce sens. Certains personnages agissent de façon totalement incohérente, et ne sont pas suffisamment intéressants pour qu’on ait envie de comprendre leurs intentions. Dans The Walking Dead, les agissements de Shane ou du Gouverneur avaient leur raison d’être. Ici, le personnage de Chris est tout simplement incompréhensible, et le pire c’est qu’on se fout éperdument des raisons qui le poussent à agir comme il le fait, parce que l’acteur est insipide. Quant au personnage de Celia, il n’est qu’une copie de celui d’Herschel, qui conservait des morts-vivants dans sa grange parce qu’il pensait qu’ils guériraient un jour. Celia, elle, les conserve parce qu’elle voit en eux l’avenir, la vie éternelle promise par la Bible. La nuance est faiblarde, pas suffisante en tout cas pour masquer le manque d’imagination… Autre grief, et pas des moindres : ce spin-off est censé se dérouler au tout début de l’épidémie, pendant la période où Rick Grimes est dans le coma. Or, dans cette deuxième saison, on a le sentiment que certains personnages ont l’habitude des zombies comme s’ils les côtoyaient depuis dix ans, alors que d’autres en sont encore à se demander ce qu’il se passe. À chaque épisode, ma suspension volontaire d’incrédulité se rebiffe et cogne au plafond en criant : « C’est pas bientôt fini, c’bordel ? »

Mardi 14 juin 2016.
            Je regarde de temps à autres des épisodes de la Quatrième dimension, dont je possède l’intégrale en DVD. Il faut le dire, beaucoup de ces épisodes ont assez mal vieilli, et leurs scénarios, qui pouvaient paraître très originaux à l’époque, semblent maintenant cousus de fil blanc. Et puis, parfois, il y a des perles, comme l’épisode de ce soir, signé Richard Matheson, et intitulé The Invaders. Un épisode presque entièrement dénué de dialogues, où Agnes Moorehead interprète une femme vivant dans une maison isolée, et que l’arrivée d’une soucoupe volante minuscule plonge dans la terreur.



Vendredi 24 juin 2016.
            Il est tout de même amusant de songer que moi qui n’ai jamais rien compris aux mathématiques, moi que les sciences physiques ont toujours fait bâiller, je me passionne de plus en plus pour l’astronomie, au point de lire régulièrement la revue Ciel et espace, de suivre sur YouTube des conférences d’Étienne Klein ou de Roland Lehoucq et d’être plongé, actuellement, dans le livre de Christophe Galfard, L’Univers à portée de main… Une lecture qui m’a permis, d’ailleurs, de me rendre compte que j’avais beaucoup moins de mal à me représenter l’infiniment grand que l’infiniment petit. Les trous noirs, les nébuleuses et le fond diffus cosmologique me sont moins difficiles à concevoir que les particules et les quarks.
Cet intérêt n’est pas nouveau : j’ai toujours levé le nez en l’air, l’espace m’a toujours intéressé, mais il y a encore peu de temps, les questions de matière noire et d’énergie sombre, par exemple, m’étaient parfaitement étrangères. Ceci dit, je ne me sens pas forcément plus savant aujourd’hui, mais ce qui me rassure, c’est de savoir que les chercheurs non plus ne savent pas ce que c’est, cette matière noire et cette énergie sombre. Ça fait du bien de pouvoir se sentir aussi ignorant qu’un savant !

Vendredi 1er juillet 2016.
            En lisant les articles d’Emmanuel Carrère dans Il est avantageux d’avoir où aller, notamment celui sur Alan Turing, je m’interroge sur ces coïncidences qui vous font lire un auteur juste au bon moment, parce qu’il évoque quelque chose qui, justement, vous préoccupe. J’ai l’habitude qu’Emmanuel Carrère parle de personnages ou de sensations qui me sont familiers, ou qui trouvent en moi une résonance particulière. C’est le cas de Jean-Claude Romand et de l’imposture qu’aura été toute sa vie, par exemple, ou de son intérêt pour Philip K. Dick (plus que Dick lui-même, d’ailleurs, que je n’ai pour ainsi dire pas lu) et pour le film L’Invasion des profanateurs de sépulture et ce curieux – et terrifiant – sentiment que donne le film que « quelque chose ne va pas », que les gens ont changé, mais qu’on ne sait pas définir en quoi ils ont changé. Mais cet article sur Turing, il y a encore quelques mois, ne m’aurait pas intéressé le moins du monde. Or, depuis que j’ai la tête farcie d’astrophysique et de monde quantique – même si je n’y comprends rien – une phrase comme : « Cette prétention hautaine à dire, sinon toute la vérité, du moins rien que la vérité, risquait fort de souffrir en un temps où la science lançait à l’assaut du déterminisme laplacien des chimères aussi inquiétantes que des chats à la fois vivants et morts, des photons suivant deux trajets distincts sans se scinder et des phénomènes n’existant que s’il y a quelqu’un pour les observer », me fait l’effet d’un clin d’œil, d’un sourire de connivence… niché dans un texte daté de 1995 !

Dimanche 3 juillet 2016.
            Pendant que la France élimine l’Islande des quarts de finale de la Coupe d’Europe et se qualifie pour la demie, je revois ce soir Retour à Kotelnitch, le film d’Emmanuel Carrère qui, étrangement, ne m’avait pas vraiment marqué la première fois que je l’avais regardé. Aiguillé par les articles où il évoque ses différents séjours à Kotelnitch, je voulais revoir deux choses. D’abord, le documentaire – contenu dans les bonus du DVD – qu’il avait consacré à András Toma, ce soldat hongrois qui, fait prisonnier en 1944, a passé cinquante-cinq ans, oublié de tous, dans un asile psychiatrique russe, avant d’être retrouvé par hasard et renvoyé dans son village natal. Moi qui suis travaillé par la question de la disparition sous toutes ses formes, et la folie en est une, si tant est que cet homme ait été réellement fou (ce qui n’est sans doute pas le cas), cette histoire ne peut que m’intéresser. Le retour, après plus d’un demi siècle, d’un homme disparu, que personne n’attendait plus… Mais est-il vraiment revenu ? Par son hébétude, par sa difficulté à reconnaître ces gens qui essaient de lui rappeler des choses du passé, il continue à être absent, hors du monde, à n’être qu’un corps… Évidemment, cette histoire me rappelle aussi celle de Hirō Onoda, le soldat japonais qui a poursuivi la guerre du Pacifique, tout seul, pendant trente ans…
            Et, bien sûr, je voulais revoir ce film, Retour à Kotelnitch, et comprendre pourquoi son premier visionnage m’avait laissé froid. C’est un film lent, c’est vrai, et un film qui se cherche. Ou plus exactement, c’est l’histoire d’un réalisateur qui cherche un sujet de film – un film qui montre le film qui se cherche. Une technique « à la Emmanuel Carrère », évidemment. Peut-être que cette lenteur, cette recherche, avaient eu raison de moi la première fois. Au contraire, cette fois, je suis totalement conquis. Comme dans ses romans, Carrère filme le moindre de ses scrupules, ses atermoiements, dit ce qu’il aurait voulu filmer, ce que le film aurait pu être, ce qu’il ne sera pas, parce qu’à partir du moment où la tragédie s’en mêle, le meurtre particulièrement sordide d’Ania et de son enfant, le film ne peut plus parler d’autre chose. Et que cet ultime retour à Kotelnitch, pour commémorer le quarantième jour qui suit la mort d’Ania, donne soudain un sens à tout ce qui a été filmé auparavant. Comme si le film en lui-même s’était chargé de trouver son sujet, et qu’il n’avait pu le faire qu’au prix de la mort de cette jeune femme souriante, qui chantait, jouait de la guitare, apprenait le français, et de son enfant.
            Voilà donc pourquoi je n’ai pas regardé France-Islande.



Mardi 12 juillet 2016.
            « Publier était, et est toujours pour moi, un peu comme de se risquer à faire un faux pas dans le vide. Si jamais j’en venais à voir un jour mon roman publié, j’en souffrirais comme d’un outrage, d’une humiliation, un peu comme si je me déshabillais devant quelque commission médicale militaire en uniforme. »

            Je lis les Suicides exemplaires d’Enrique Vila-Matas. Et comme toujours, moi qui continue, à l’aube de mes quarante ans, à me débattre avec mon Bartleby intérieur, je suis frappé par cette œuvre qui ne cesse d’explorer la question de la disparition, de l’effacement, du renoncement – et dont l’auteur a toujours été actif, prolifique, bien présent… Moi aussi, j’écris sur la disparition, l’absence à soi, l’échec, mais c’est parce que je suis réellement en conflit permanent avec ce désir d’écrire et d’être lu, reconnu en tant qu’auteur, et cette peur de la réussite qui m’obligerait à sortir de mon isolement. Il faut parvenir à quitter cet état, à poser son moi inadapté, veule et décourageux, devant soi pour l’étudier, le décrire et publier ces observations. On ne peut écrire sur sa maladie qu’en étant guéri – ou tout au moins en rémission…

samedi 5 mars 2016

Carnet de lectures... entre autre. 2






1er mai 2015.
            J’ai acheté les trois volumes correspondant à l’intégralité des nouvelles de Matheson, et j’ai bien l’intention de toutes les lire. Richard Matheson est sans doute l’un des auteurs du genre fantastique – au sens américain du terme – qui me passionnent le plus (mais il faut bien reconnaître que ce n’est pas un genre que je connais si bien que ça). J’aime sa façon de transformer la réalité la plus banale, de la distordre légèrement pour y amener la folie : un art que l’on retrouve chez Stephen King. L’Homme qui rétrécit en est le meilleur exemple. D’ailleurs, Emmanuel Carrère, qui utilise le même procédé dans La Moustache, avait reconnu s’être inspiré avant tout de Matheson pour son roman, quand la plupart des critiques lui sortaient du « kafkaïen » à toutes les sauces. Moi-même, c’est la lecture de Matheson qui m’avait inspiré la nouvelle Bernard et Martin, écrite pour Zapoï, et qui se retrouve être le point de départ du roman sur lequel je travaille. D’ailleurs, il y a une nouvelle de Matheson qui est assez proche de ce que je voudrais faire avec ce roman : Au bord du précipice (The Edge, 1958).

5 mai 2015.
            Dans ce roman, je voudrais que le lecteur ait pleinement conscience de la montée de l’angoisse du personnage, de l’évolution de ses émotions au fur et à mesure qu’il prend conscience de la situation, et je me rends compte que ce n’est pas si facile. Évidemment, le fait que je lise les nouvelles de Richard Matheson en ce moment est pour beaucoup dans ce désir d’insister sur la peur. Je veux que le lecteur ressente cette terreur croissante, qui passe par des moments d’éclat et d’abattement.

16 mai 2015.
            Entre deux recueils de nouvelles, je lis un roman de Matheson, La Maison des damnés, qui, pour l’instant, ne m’emballe pas vraiment. Il s’agit d’une sorte de roman gothique, bien qu’écrit au début des années 1970. Un roman gothique à l’ère électrique, donc, mais qui n’en reprend pas moins tous les clichés : la vieille maison hantée entourée de brumes et de marécages, presque inaccessible ; le spiritisme, le vampirisme et l’exacerbation de la sexualité ; sans oublier le scientifique venu prouver que les esprits n’existent pas et que tous les phénomènes paranormaux qui se produisent peuvent s’expliquer de façon logique – scientifique qui devra, bien sûr, s’avouer vaincu tôt ou tard. J’espère qu’à partir de cette trame classique, Matheson apportera dans ce roman quelque chose de résolument personnel et qui me surprendra (comme Stephen King a apporté sa propre version de la « maison hantée » dans Shining, à mille lieues des Mystères du château d’Udolphe), mais plus j’avance dans ma lecture, plus j’en doute…

1er juin 2015.
La lecture des nouvelles de Matheson m’ayant ouvert l’appétit, je me suis offert l’intégrale de la série La quatrième Dimension, dont je revois quelques épisodes ce soir. Bien sûr, tout cela a plus ou moins bien vieilli : ce sont les interventions de Rod Serling venant commenter l’action (qui, en règle générale, n’en a pas besoin) qui donnent un sérieux coup de vieux aux épisodes – en même temps qu’un coup de boule à votre suspension d’incrédulité… Mais enfin, retrouver cette ambiance de la fin des années 50, cette science-fiction contemporaine des débuts de l’exploration spatiale, c’est plutôt touchant. Il y a évidemment des épisodes dont le scénario est cousu de fil blanc, mais dans l’ensemble, c’est assez réussi, et ça préfigure assez bien X-Files, héritier naturel de la Twilight Zone. J’attends évidemment surtout les épisodes basés sur des scénarios de Matheson…

4 juin 2015.
            Projection intégrale des épisodes de LavalSérial ! à L’Avant-Scène.
            Je n’avais pas vu l’intégralité des sept épisodes de la série d’Olivier Guidoux, et les suivre dans la continuité apporte un éclairage nouveau sur son travail. Bien que très différents les uns des autres, les épisodes semblent liés entre eux, et l’humour des situations créées par le réalisateur provoque dans la salle de grands moments d’hilarité. Surtout, le personnage joué par Anthony Moreau acquiert une profondeur qui échappe au visionnage parcellaire des épisodes. Par sa façon d’être en quelque sorte détaché de l’émotion, ou toujours un peu en deça, qu’il s’agisse de l’étonnement ou de la colère, il finit par donner l’impression que tout ce qui lui arrive n’est qu’un rêve, dont il cherche à sortir tout en s’y enfonçant, dans une sorte de sidération constante…

6 juin 2015.
            Le travail d’Olivier pour Laval Sérial m’a donné envie de me remettre à mes écrits sur Laval. Et j’en viens à imaginer la publication d’un livre sur le sujet, une promenade personnelle à travers les rues de ma ville, à travers mes souvenirs – une description émotionnelle de Laval, à la manière de Calet pour les quartiers de Paris… À la manière de ce que j’ai déjà écrit sur le sujet, du reste… J’ai toujours écrit des textes sur Laval, par ci par là, avec la vague intention, un jour, de les rassembler en recueil. Mais il s’agirait, cette fois, d’un travail particulier, structuré autour d’une série d’itinéraires à travers la ville, dans des quartiers qui me sont familiers, ceux où j’ai grandi, ceux où je passe tous les jours… Il n’y a pas de raison qu’il n’y en ai que pour Paris !

9 juin 2015.
            Je n’ai pas pour autant envie d’abandonner mon roman, mais sans doute de le laisser un peu de côté, le temps de m’atteler à ce livre qui, une fois lancé, pourrait avancer assez rapidement. Il y a aussi qu’avec ce projet, je pourrais espérer le soutien de la ville de Laval, ou au moins un suivi de la part des « acteurs culturels » de la ville, comme on dit… Ce qui finit toujours par décourager mes projets, c’est le sentiment d’écrire dans le vide, l’impression qu’au fond, personne n’attend mon livre. Si je pouvais avoir la certitude qu’au moins la ville de Laval soutient mon projet et que sa publication est attendue, je travaillerais avec nettement plus de conviction.

20 juin 2015.
            Lecture du roman de Thomas B. Reverdy, Les Évaporés, qui a le bon goût de traiter de trois sujets qui m’intéressent beaucoup : Richard Brautigan, le Japon et les disparitions volontaires.



28 juillet 2015.
            Je vais assister au Voyage immobile, écrit par Stéphane Hiland et interprété par Laurent Menez, avec Gérald Bertevas pour la musique et les ambiances sonores. Ça se joue au prieuré Saint-Martin, cette magnifique église qui date de la construction de Laval, au début du XIe siècle. Je discuterai bien avec Stéphane de mon projet d’écriture sur Laval, mais j’ai envie d’être déjà lancé dans l’écriture avant d’aller demander un éventuel soutien à la ville.
            Le voyage proposé est lié aux peurs, les peurs légendaires ou historiques des Lavallois donc, et nous sommes invités à nous bander les yeux pour nous laisser envahir par l’atmosphère sonore. Tant pis pour les belles fresques qui ornent l’église : nous partons en voyage. Évidemment, je suis conquis, moi qui suis justement envahi par l’histoire de Laval, et qui retrouve avec plaisir Guillaume Le Doyen, l’évocation de la peste, l’incendie de l’église de la Trinité à cause d’un feu d’artifices, les échos de la Révolution française, et ce délicieux fait divers : le bourreau de Laval, accusé de meurtre et guillotiné par son successeur…

10 août 2015.
            Mon train est à 8 h 46, je prends le TGV jusqu’à Rennes, puis le TER jusqu’à Saint-Malo. Le train file sous le soleil, et l’air marin apporte un peu de fraîcheur. Mon hôtel est à quelques mètres de la gare, boulevard de la République, un petit hôtel, l’Europe (l’Europe, c’est petit), où je me contente de laisser mon sac, puisque ma chambre n’est pas encore disponible. Pierre consacre ses matinées à la rédaction de son Œuvre, et nous avons convenu de nous retrouver à une heure devant l’hôtel Cartier, où il est descendu. En attendant, je rejoins le centre historique à pied, en longeant la plage. La mer est loin, mais je ne suis pas pressé. Je me promène tranquillement, observant les baigneurs échoués sur la plage, comme si la marée les avait laissés derrière elle en se retirant. Au loin, le Fort national, les remparts et la Tour Quic-En-Groigne m’attendent sagement, pas pressés non plus. On va bien s’entendre. L’aquarelliste qui a peint la mer et le ciel semble s’être amusé à les confondre dans le même lavis bleu, pour qu’on ne sache pas vraiment où finit l’une ni où commence l’autre.
            Arrivé « intra-muros », je repère tout de suite l’hôtel de Pierre. Difficile de faire autrement : plus central, il n’y a guère que la cathédrale… Ceci fait, et comme le voyage m’a donné soif, je me mets en quête d’un bar et échoue à la Belle Époque, rue de Dinan. Un troquet qui fait plus « corsaire » que « Belle Époque », d’ailleurs : le sol est recouvert de sable, de vieilles affiches colorées vantent les bienfaits du rhum, et des toitures de paille surplombent le comptoir dont le bois est orné de vieilles pièces de monnaie. Le patron n’est pas un vieux loup de mer à la jambe de bois mais une blonde un peu pas mal. Fille de corsaire, sans doute. Un Coca et quelques notes jetées sur mon carnet plus tard, je quitte le bar et traîne dans la librairie d’occasion qui lui fait face. Je n’achèterai pas de livres ce week-end : en ce moment, je ne manque pas vraiment de lecture. Mais quand une librairie se trouve devant moi, les portes grandes ouvertes, je ne peux pas résister… J’en visite une autre, située un peu plus haut, puis rejoins les remparts.



            Quel génie, ce Vauban ! Quand je me balade dans une ville fortifiée, je retrouve toujours en moi ce gamin qui se prend pour un archer du roy, une sentinelle ou un artilleur, guettant l’ennemi à travers les meurtrières… Les enfants s’amusent à poser à côté des canons, font semblant de viser la plage (aujourd’hui, l’ennemi porte un maillot de bain et des lunettes de soleil, et sa serviette de plage pourrait se révéler une arme de corps à corps des plus dangereuses), et moi aussi, je fixe l’horizon, la main sur le pommeau de l’épée, fier et brave. Les mouettes, elles, s’en foutent bien pas mal, de la guerre et de la poliorcétique. Elles se baladent entre les touristes, elles sont chez elles, elles n’ont peur de rien. La statue de Jacques Cartier est surmontée d’un volatile qu’on croirait sculpté dans le même marbre, et peint en blanc. Sur la Tour Bidouane, selon un gamin, les mouettes « font les stars ». Imperturbables, elles sont prises en photo sous toutes les coutures, aussi placides que des vaches mayennaises (mais plus promptes à s’envoler).
            À l’heure prévue, je retourne au cœur de Saint-Malo, envoie à Pierre un message : « De retour dans ton Cartier », et passe près de lui sans le voir, alors qu’il est en train de faire ses comptes dans son carnet. Avec les saltimbanques qui font leur show sur la place et le public qui les regarde, j’avais la tête ailleurs.
            Nous allons déjeuner dans un petit restaurant, La Dent creuse, qui est un peu sa cantine. Je prends des pennes aux quatre fromages et Pierre une salade. Toute de suite, nous retrouvons nos grandes discussions habituelles, sur les querelles Facebook, sur Nabe, Sollers, Zagdanski, sur le terrorisme, sur l’Amérique, sur Daesh… Je trouve une parade pour ceux qui accusent les Américains d’avoir créé Daesh et leur refusent, à ce titre, le droit de le combattre : « Viktor Frankenstein a créé un monstre, et dès qu’il a vu ce qu’il avait fait, il a cherché à le détruire ! » Nous causons évidemment de Patience, la revue de Nabe, dont le deuxième numéro va sortir, consacré aux attentats de janvier. Il va sans dire que Nabe n’est pas Charlie du tout. Charlie Manson, à la rigueur… Je reviens sur le premier numéro de Patience, dont je n’ai pu dépasser la dixième page tant je l’ai trouvé pousse-au-crime. Nous attendons toujours le fameux livre de Nabe sur le complotisme, après lequel Alain Soral et Dieudonné sont censés se suicider – effet d’annonce piteux qui dynamite d’emblée son œuvre, à mon avis… Pierre a encore un peu l’espoir que ce livre puisse être à Nabe ce que Les Possédés furent à Dostoïevski. Si seulement…
            Après cela, nous retournons sur les remparts. Avec le port à notre gauche et les hautes façades des immeubles à notre droite, et les rues ouvrant de belles perspectives qui invitent l’œil à aller se jeter au loin, dans la mer, nous continuons à bavarder. Pierre me raconte comment Saint-Malo est venue s’imposer dans sa vie, d’abord grâce à Aurora Cornu, à tel point qu’il songe même à venir s’y installer plus tard, quand il aura pris sa retraite. C’est une chose à laquelle je ne songe jamais, moi, la retraite. Sans doute parce que je ne la toucherai pas de mon vivant… Nous causons aussi beaucoup de nos écrits, il me parle de l’amie qui l’a motivé à se mettre à son œuvre en l’obligeant à lui envoyer deux pages par semaine, discipline à laquelle il se plie religieusement, et je lui parle de mon projet de livre sur Laval, qui m’amène à regarder ma ville natale avec les yeux d’un touriste. (…)
            On descend donc sur la plage, et comme la mer est à portée de main, on va se baquer. Je crois que ça ne m’est plus arrivé depuis 1912. Pierre part à l’aventure, Indiana Jones des fonds marin, à la pêche au Léviathan et aux sirènes. Moi, je reste où j’ai pied, me rappelant in extremis que je n’ai pas appris à nager. Quand on a bien fait trempette, on reste un bon moment sur la plage à causer littérature et écriture. Châteaubriant toujours, Simon Leys, Jean-François Revel, Chesterton… Je cause aussi du grand projet de Jean-Yves Jouannais, L’Encyclopédie des Guerres – et d’en parler, d’ailleurs, me donne envie de m’y replonger (au moins, dans la guerre, j’ai pied).
            Nous atterrissons au Saint-Patrick, pour y prendre l’apéro. Pierre m’explique que le Port-Malo, juste en face, fut le fief de Nolwenn quand elle vivait ici. Pierre prend un whisky et moi un Ice-Tea, la boisson sans alcool qui se rapproche le plus du whisky quant à sa couleur, et nous continuons à causer de nos œuvres. Je parle de mon projet sur Laval, mais aussi de mes autres projets en jachère : d’abord de mon livre sur le voyeurisme, que Pierre m’encourage à continuer. Il a raison, évidemment : j’ai un peu freiné sa rédaction (oui, enfin, bon, je l’ai carrément stoppée, quoi !) en me disant que publier ce genre de chose rendrait ma vie un poil plus compliquée qu’elle n’est actuellement. C’est peut-être vrai, mais ça ne l’est pas forcément, et de toute façon, avant de me poser ce genre de question, je n’ai qu’à l’écrire, ce bouquin. Il sera toujours temps, ensuite, de me demander ce que je fais du manuscrit, si je le publie tout de suite, ou si j’attends des jours plus propices… Après cela, j’évoque aussi mon « roman fantastique ». Je parle évidemment de Richard Matheson, ma principale source d’inspiration, et j’apprends à Pierre qu’il est l’auteur de L’Homme qui rétrécit, dont il a vu l’excellente adaptation cinématographique. Il me demande si j’ai lu Robert Walser, qu’il compare, curieusement, à un Kafka « en plus hard ». Comparer Walser à Kafka, oui, mais des deux je n’aurais pas forcément dit que c’était Walser le plus radical… Je lui apprends d’ailleurs la mort magnifique de Walser, seul dans la neige, au bout de sa promenade quotidienne…
            On va dîner au P’tit Crabe, et ce sera le mauvais choix du jour. Il en fallait un, évidemment, sinon le week-end aurait été trop parfait. Petite crêperie sans aucun charme, avec la cuisine visible depuis la salle, un serveur en marcel aux cheveux peroxydés, qui nettoie notre table avant qu’on ne s’y installe, et pourtant cette table restera collante, douteuse… Les galettes sont bonnes, mais pas inoubliables non plus. Pierre me dit le plus grand bien de la traduction de Crime et châtiment par Markowicz, et décidément, j’en viens à penser qu’il va me falloir un jour remplacer tous mes Dostoïevski en Folio par leur équivalent en Babel, traduits par ce gars là. « J’ai l’impression que Raskolnikov hurle à toutes les pages », me dit Pierre. J’achèterai des boules Quiès en même temps.
            Après cela, on termine la soirée au quartier général de Pierre, à L’Excalibur, un bar qui fermera ses portes bientôt, au grand dam de mon ami. Je me contenterai d’un jus d’orange, Pierre de quelques marcassins (un peu comme Obélix quand il n’est pas dans son assiette). Là, on reprend la discussion du début de l’après-midi, sur les écrivains de la génération Tel Quel et ceux qui ont suivi : Sollers, Nabe, Zagdanski. Pierre constate que Nabe, qui conchie la culture dans toute son œuvre, est un auteur très « culturel », justement. Commencer son premier, roman, Le Bonheur, par un monologue féminin s’ouvrant sur le mot « non », pour répondre au monologue final de Molly Bloom dans Ulysse qui s’achève sur le mot « oui », c’est très culturel. De même que commencer Alain Zannini par une phrase parodiant le « nel mezzo del camin di nostra vita » de Dante. Et le problème de Nabe, qui a pourtant beaucoup d’humour, c’est qu’il veut voir dans tous ces clins d’œil des coups de génie. Quand il écrit L’Homme qui arrêta d’écrire, excellent roman par ailleurs, et qu’il le fait en réécrivant La Divine Comédie, c’est très bien, mais il y a certaines facilités, comme de nommer un personnage Virgile et de le faire jouer à un jeu vidéo appelé Inferno, ou d’inscrire au fronton d’un magasin H&M « Vous qui entrez ici, n’espérez pas ressortir les mains vides », qui tiennent de la simple blague ! Un peu comme Beigbeder écrit, dans L’Égoïste romantique : « 11 septembre 2011. Attentat à New York. Après-midi piscine. » pour parodier Kafka ! À ceci près que Beigbeder, lui, ne prétend pas faire autre chose à cet endroit-là que de l’humour…
            Cette conversation nous suit, à moins que ce ne soit nous qui la suivons, jusque sous les remparts, après que Pierre, ayant voulu fumer son cigare à l’endroit où il le fait habituellement, place du Pilori, a décidé qu’il le ferait plus loin, parce qu’il y avait trop de monde. Et sous les remparts, devant les mâts des bateaux se balançant dans le port, nous causons surtout de Zagdanski et de son Pauvre de Gaulle !, de son Céline seul, de son Proust, de l’ensemble de son œuvre dans laquelle il prétend sans cesse qu’il va écrire LE livre définitif sur telle ou telle grande figure, et soit écrit un livre indigeste qui présente un Céline, ou un Proust, qui n’existent que dans sa tête (l’argument de Céline seul étant que tout le monde est antisémite, sauf Céline, et celui du Sexe de Proust que Proust était un hétérosexuel refoulé, on applaudit bien fort), soit ne fait qu’enfoncer des portes ouvertes. Son livre sur De Gaulle, qu’il présente comme un pamphlet génial qui remet les pendules à l’heure dans un monde entièrement voué à la gloire de notre Grand Timonier à nous, m’avait amusé, c’est vrai, lorsque je l’avais lu. Mais sa vision de De Gaulle, c’était à peu près celle que j’avais toujours eue, héritée d’une éducation de gauche… Rien de nouveau sous le soleil… D’ailleurs, il commence à pleuvoir. On parle encore un peu de Léon Bloy, et puis la pluie nous fait comprendre que ça suffit comme ça, les discussions littéraire, y’en a marre. Nous nous séparons, et je rentre à l’hôtel sous la flotte. 



28 août 2015.
            Plongé depuis quelques jours dans le dernier Jaenada, La petite femelle, consacré à Pauline Dubuisson. Un nouveau livre de Jaenada, c’est toujours une bonne nouvelle : voilà un auteur qui, jusqu’à présent, ne m’a jamais déçu. Dès le début, il nous fait l’aimer, cette femme magnifique qui a été brisée par la société de son temps. « La ravageuse », « la hyène », toutes les insultes lui sont tombées dessus, crachées par les journalistes comme par les juges, qui ont dressé d’elle un portrait inventé de toute pièce, qui ont créé une Pauline Dubuisson qui n’existait que dans leurs fantasmes, une sorte de double monstrueux – et Jaenada est allé disséquer la créature pour retrouver la petite fille, la « petite femelle », qui se cachait en elle.
            J’avais lu pas mal de choses sur Pauline Dubuisson. Je ne m’étais jamais vraiment intéressé à elle, mais j’avais lu des choses, comme j’ai lu des choses sur de très nombreux criminels, et sur quelques criminelles. Je crois, d’ailleurs, que je la confondais plus ou moins avec Violette Nozières.

1er septembre 2015.
            Premières impressions sur Fear the Walking Dead. Je crains que la première saison de ce spin-off ne souffre du même problème que la première de The Walking Dead : réduite à six épisodes, elle risque de se contenter de planter le décor, de présenter les protagonistes et de s’achever, finalement, au moment où les choses commencent à devenir intéressantes.
            Il y a une scène qui sonne particulièrement faux, un vrai stéréotype dans le genre « je sais tout mais je ne dirai rien ». L’un des personnages principaux, proviseure dans un lycée, amène dans son bureau un lycéen qui se promène avec un couteau. Le gamin, rondouillard et bien entendu geek, a l’air d’en savoir plus long que les autres sur cette étrange épidémie de « grippe » qui semble s’étendre dans la ville. Et, alors qu’il se trouve face à une personne qui semble compréhensive et prête à l’écouter, il se contente de sortir des phrases sibyllines du type : « On est plus en sécurité en groupe », « Ils ont dit que ce n’était pas lié, mais c’est faux »… J’ai trouvé la séquence complètement bidon, la proviseure, finalement, concluant d’un simple : « Tu devrais passer moins de temps sur Internet ». Je suppose que le spectateur, devant cette scène, est censé se dire : « Ce gamin a tout compris mais personne ne veut l’écouter », alors qu’il avait tout loisir de s’expliquer et qu’il n’a tout simplement rien dit.
            Peut-être aussi que cette scène se voulait parodique et que c’est moi qui cherche la petite bête – après tout, ce n’est que du zombie movie – mais c’est le genre de dialogue que je trouve absolument artificiel et qui a le don de plomber complètement mon immersion…

10 septembre 2015.
            Lecture du livre de Thomas Clerc consacré au Xe arrondissement de Paris, qu’il décrit rue par rue, avec une précision d’arpenteur. C’est vraiment une tentative d’épuisement de cet arrondissement, pas tout à fait ce que je compte faire avec mon propre livre, mais je ne peux pas m’empêcher d’étudier sa façon de procéder…

13 septembre 2015.
            Je consacre ce dimanche à mon projet sur Laval, et j’écris près de six mille signes, ce qui me procure une grande satisfaction. Dans ces moments-là, j’en viens complètement à oublier que je dois absolument trouver un emploi rapidement, et que ça signifie, certainement, faire un job que je n’aime pas, qui me prendra beaucoup de temps et m’empêchera de me consacrer à ce qui compte réellement : l’écriture. C’est dans l’écriture que j’éprouve vraiment la satisfaction du travail bien fait, quand j’achève un article, une nouvelle, que j’avance dans un projet plus vaste… Malheureusement, c’est sans doute la seule chose que je sache vraiment faire, et c’est celle qui ne me rapporte rien.


19 septembre 2015.
            D’habitude, je ne m’intéresse pas beaucoup aux journées du patrimoine. C’est un tort, sans doute. J’ai décidé de faire des efforts cette année, surtout à cause de mon Grand Projet. Je commence par visiter les archives municipales, où je n’avais encore jamais mis les pieds, à tel point que j’ignorais même où elles se situaient – au 1, rue Prosper-Brou, juste après le pont de chemin de fer de la rue Solférino. Nous suivons la guide à travers les différents magasins (cinq en tout) qui constituent les réserves des archives. Le dernier magasin que nous visitons est rempli d’ouvrages très anciens appartenant au fonds Lorrain-Portemer, et l’archiviste nous montre le plus ancien document en sa possession : une Bulle apostolique sur la règle de Sainte Claire datant de 1651. Puisqu’il semble qu’il n’est pas nécessaire d’avoir une carte pour faire des recherches aux archives municipales, j’y retournerai certainement pour travailler à mon livre…
Je me rends ensuite au musée du Vieux-Château, pour voir l’exposition Jean-Baptiste Messager avant qu’elle ne s’achève. J’admire les techniques de dessin de Messager – depuis ses esquisses à la mine de plomb, souvent rehaussées de gouache, jusqu’à ses huiles – et j’admire surtout son obsession. Combien de fois il aura croqué les rives de la Mayenne, du côté d’Avesnières, le château, les vieilles maisons de la Grande-Rue !... C’est de cette obsession et de cette minutie que je dois me faire l’héritier, moi qui veux « peindre » Laval aujourd’hui… Je découvre également le photographe Benjamin Pépin, qui œuvrait au tout début de l’histoire de la photographie (c. 1860 !), donc à la même époque que Messager. Il y a d’ailleurs, dans cette exposition, une photo de Pépin et une mine de plomb de Messager qui représentent exactement la même vue de la vallée Saint-Julien. Une vue du viaduc depuis le palais de justice par Pierre-Ambroise Richebourg (XIXe siècle) montre la future place du Onze-Novembre – qui devait encore s’appeler place de la Chiffolière – couverte d’arbres.

20 septembre 2015.
            Je lis Il était une ville, de Thomas B. Reverdy, autre roman de la rentrée que je ne voulais pas rater. Le titre est un peu plat, mais j’apprécie la manière qu’a Reverdy d’installer ses personnages, d’amener la fiction. Rien de révolutionnaire, mais il sait créer un cadre dans lequel les événements vont avoir toutes les chances de se produire, amener un climat propice à la catastrophe…
            Parfois, je me sens handicapé dans mon écriture, limité, je sens qu’il y a des choses que je « ne sais pas faire ». Je devrais pourtant avoir dépassé ces incertitudes, depuis le temps que j’écris, mais j’ai encore trop souvent l’impression de ne pas – ou plus – savoir écrire. Il y a des moments où la lecture me donne envie d’écrire, et d’autres moments où elle me décourage, me donne l’impression que je ne saurai jamais « faire ça ». Je suis une éponge, quand je démarre un projet ambitieux, je m’imprègne de tout, mais je deviens aussi sensible à tout – à ce qui nourrit mon écriture comme à ce qui la décourage, la freine… Ce n’est d’ailleurs pas vraiment le cas du roman de Reverdy, je décris un sentiment plus général…



23 septembre 2015.
            Lecture d’Un livre blanc, de Philippe Vasset, qui se passionne pour les zones blanches des cartes. « Qu’y a-t-il dans ces lieux théoriquement vides ? Quels phénomènes ont été jugés trop vagues ou trop complexes pour être représentés sur une carte ? Pourquoi ces occultations suspectes ? » Alors, il part se perdre dans ces zones, où il fait parfois de mauvaises rencontres, et dont il essaie de donner une description, une identité définitive, tout en constatant qu’il s’agit bien souvent de territoires voués à une disparition ou à une réhabilitation future. Et ce livre, très bref, est aussi un constat de la difficulté, voire de l’impossibilité, à dire ces zones – à dire la ville.

24 septembre 2015.
            Je manque vraiment de méthode pour travailler à mon projet sur Laval. Malgré les photos prises la première fois que je suis allé me promener là-bas et tout ce que j’ai pu noter sur mon carnet, j’ai dû retourner faire des repérages rue Franche-Comté et prendre de nouveau un tas de notes. Il s’agit là de la première « promenade » que je compte écrire, qui suit l’ancienne voie romaine reliant la Bretagne à Paris, et qui correspond à un itinéraire allant à peu près de la rue Saint-Jean à la rue du Mans. Je ne me suis pas amusé à mesurer la distance, mais je dirais qu’il y en a pour 2,5 km, quelque chose comme ça. Maintenant que je me suis lancé dans la rédaction, je me rends compte à quel point ce travail va être compliqué. Je dois absolument établir mes itinéraires à l’avance et m’arranger pour n’avoir à parcourir le terrain qu’une fois, deux à la rigueur. Passe encore pour le centre-ville que je traverse tous les jours, ou les quartiers d’Hilard et de Bel-Air où j’habite, mais je ne peux pas me permettre de retourner à chaque fois sur les lieux pour vérifier si c’est la porte du n° 17, ou celle du 19, qui est surmontée d’une poutre ouvragée ou d’un balcon Louis XIV, quand Google Maps ne peut pas me renseigner là-dessus…
            Pourtant, je ne dois pas perdre de vue l’idée que ce projet doit être une invitation à la flânerie. Je suis tenté par l’exhaustivité, mais je dois conserver mon regard de dilettante. Évoquer l’histoire sans être scolaire, surtout – et accepter, aussi, de ne pas tout remarquer.
            La « tentative d’épuisement » est un genre qui m’intéresse, évidemment, mais je ne dois pas oublier que c’est avant tout les errances parisiennes d’Henri Calet que j’avais en tête, quand j’ai commencé à écrire sur mes promenades lavalloises, d’abord sur mon blog, avant même de songer à ce livre…
            Comment raconter la ville ? J’en suis à me poser cette question qui a animé tous les auteurs que Philippe Vasset recense dans son Livre blanc : François Maspéro, Iain Sinclair et son London Orbital, François Bon et son Paysage Fer, Jean Rolin et La Clôture… Auxquels j’ajoute, donc, Thomas Clerc et son Paris, musée du XXIe siècle, et Perec, évidemment…
            En choisissant des itinéraires de promenade, je renonce à l’exhaustivité. Il y aura, fatalement, des rues dont je ne parlerai pas, parce qu’elles ne feront pas partie de l’itinéraire, parce qu’il n’y aurait aucune logique à revenir sur mes pas pour les emprunter. Cela m’oblige à des choix qui m’inquiètent : comment décider de sacrifier telle ou telle rue ? Je n’ai pas encore vraiment réfléchi à la question (je commence demain). Thomas Clerc, quand il s’est attaqué au Xe arrondissement de Paris, a procédé par ordre alphabétique. C’est exactement ce que je ne veux pas faire pour Laval, d’une part parce que ça a déjà été fait deux fois – par Olivier Chiron au début du XXe siècle et par Gilbert Chaussis dans les années 90 – et que ça va bien comme ça. Et d’autre part, parce que l’ordre alphabétique ne dessine pas une ville, il isole chaque rue en l’amputant de ses embranchements, en l’exilant de son quartier, de son faubourg… Je veux (je voudrais) que le lecteur comprenne quel chemin il parcourt quand, partant de la rue Saint-Jean, il rejoint le centre par la rue des Bouchers, la rue de Franche-Comté, la rue de Rennes, traverse le Carrefour aux Toiles et grimpe la rue Renaise pour entrer dans le Vieux-Laval, redescendre vers la rivière par la Grande-Rue, traverser le Vieux-Pont, etc., et qu’il passe successivement devant l’église Saint-Martin, celle des Cordeliers, la cathédrale, le château, l’église Saint-Vénérand…
            J’aimerais que le lecteur qui ne vit pas à Laval (le lecteur de province) puisse se faire, en me lisant, une assez bonne idée de la ville – c’est pas gagné – et que le lecteur mayennais puisse éprouver l’envie de redécouvrir la ville en se baladant, mon livre à la main. Allez, c’est ça : quand tout sera fini, je veux voir des tas de Lavallois avec mon bouquin dans les rues !

3 octobre 2015.
            Il est quand même très fort, cet Alexandre Astier. Je regarde son Exo-conférence, qui vient de sortir en DVD et que j’attendais depuis longtemps : parodie de conférence à l’américaine destinée à « régler la question de la vie extraterrestre ». Astier a vraiment trouvé son style, ce mélange d’humour et de considérations scientifiques ou culturelles pointues ; une manière bien à lui d’éveiller la curiosité de son auditeur et de lui apprendre des choses sans jamais cesser d’être drôle, et sans jamais verser dans la pédagogie façon « apprendre en s’amusant ». Il a fait énormément de recherches pour ce spectacle, il a interrogé des astrophysiciens, des spécialistes des phénomènes atmosphériques non-identifiés, et toutes ces connaissances passent merveilleusement bien dans cette conférence dont on ressort avec l’envie de scruter les étoiles. Manque de pot, depuis ma fenêtre, le ciel se fait toujours trop petit.

5 octobre 2015.
            Fringale de science-fiction depuis quelques jours, moi qui n’ai jamais été très porté sur ce genre quand j’étais jeune. C’est sûrement lié à la lecture de Matheson, même si la science-fiction n’a jamais été son genre de prédilection, et le visionnage du spectacle d’Astier n’a rien fait pour arranger les choses. Bref, après avoir terminé La Guerre des Mondes, que je n’avais jamais lu – c’est dire si je suis en retard dans ce domaine – je commence la lecture de Seul sur Mars, d’Andy Weir. Le style de l’auteur est plutôt médiocre (à moins que ce ne soit la traduction qui ne lui rend pas justice), mais l’aspect « survie en milieu hostile » m’intéresse, alors pourquoi pas…



9 octobre 2015.
            Le problème, avec ce roman d’Andy Weir, ce sont les personnages, qui ne sont tous définis que par un ou deux critères répétés inlassablement. La femme qui commande l’équipage qui a quitté Mars précipitamment en laissant pour mort l’un d’entre eux se résume à deux choses : elle culpabilise d’avoir abandonné cet astronaute, et elle est fan de disco. Ça fait maigre sur le CV. Mark Watney lui-même, le biologiste qui se retrouve seul sur Mars, donc, ne nous apprend rien de très consistant sur sa vie avant cette mission. Il n’est pas marié, n’a pas d’enfants (c’est pratique), et comme les astronautes sont entraînés à réagir rapidement et avec sang-froid à n’importe quelle catastrophe, on ne peut pas dire qu’on tremble beaucoup pour lui : on sait qu’il va gérer les problèmes. D’autant plus que c’est son journal de bord que tient le lecteur. Les événements dramatiques qui pourraient constituer un peu de suspense sont donc racontés après coup. Ce n’est pourtant pas une mauvaise histoire, mais j’ai eu le sentiment désagréable, en le lisant, d’avoir une ébauche sous les yeux, quelque chose qui aurait pu être pas mal si son auteur avait pris la peine de l’écrire…
  
3 novembre 2015.
            Il y a déjà plusieurs semaines que je me suis replongé dans Bivouac sur la Lune, le livre que Norman Mailer a consacré à la mission Apollo 11.
            Le premier pas de l’homme sur la Lune a été consacré.
            « Dans le silence, Aldrin prit le pain, le vin et le calice qu’il avait apportés dans son sac d’effets personnels et il les déposa sur la petite tablette devant l’ordinateur du système d’interruption de navigation. Puis il lut quelques passages de la Bible et célébra la communion. “J’aurais voulu observer comment le vin coulait dans cet environnement, mais le moment n’était vraiment pas approprié. La façon dont il coulait dans le calice n’avait pas d’importance ; ce qui importait c’était que le vin fût dans le calice.” – Et aussi on peut le supposer de ne pas renverser ce saint sang du Seigneur. »
            Plus loin, Norman Mailer note les impressions de Buzz Aldrin après l’alunissage :
            « Un ciel noir de minuit et pourtant sur le sol lunaire, “on pourrait presque retrousser ses manches de chemise et se faire bronzer, devait dire Aldrin. Je me rappelle avoir pensé : ‘Bon sang, si je ne savais pas où j’étais, je pourrais croire que quelqu’un a créé ce paysage quelque part dans l’Ouest pour nous faire effectuer encore une simulation.’”
            Dans le désert du Nevada, avec Stanley Kubrick à la caméra ?

5 novembre 2015.
            Soirée cinéma, devant l’adaptation de Seul sur Mars par Ridley Scott. Un film assez quelconque adapté d’un livre assez quelconque : je ne m’attendais pas, de toute façon, à une grande surprise. Il reste que je trouve l’idée de base du roman intéressante, mais son exploitation décevante. Au fond, du début à la fin, l’astronaute oublié sur Mars ne semble jamais vraiment inquiet de son sort, il paraît toujours maîtriser la situation, et comme il ne s’agit pas non plus de faire un film sur la solitude, cette histoire donne l’impression de n’avoir aucun enjeu réel. Ce n’est pas un mauvais film, c’est juste un film banal…

8 novembre 2015.
            Levé tard. Je suis nettement plus fainéant que les agents du RAID, qui ont pris d’assaut une maison de Saint-Denis dès quatre heures du matin, pour y tenir un siège de plus de sept heures. Dans ces moments-là, j’ai toujours en tête l’image du siège de Choisy-le-Roi durant lequel est mort Bonnot. Il faudrait, un jour, faire une étude comparative de tous ces forts Chabrol qui hantent la mémoire de la police, et la nôtre…

25 novembre 2015.
            Eh bien ! Les relations internationales s’améliorent, ça fait plaisir… La Turquie ayant descendu un chasseur russe qui « violait » son espace aérien et livré son pilote à la Syrie, nous voilà dans une situation qui n’est pas sans rappeler celle de l’Europe au lendemain de l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand. À ceci prêt que c’est encore plus bordélique que ça : c’est exactement comme si, en 1914, l’Allemagne, notre ennemie, avait fait partie de la Triple-Entente ! Au moment même où nous nous allions avec la Russie pour combattre Daesh, la Turquie, qui en temps que membre de l’OTAN est officiellement notre alliée, se range du côté de Daesh et attaque la Russie. Ah ! L’OTAN… Ce machin censé nous garantir la paix et qui risque de nous précipiter dans une guerre absurde… Si vis bellum para pacem !

28 novembre 2015.
            J’envie ceux qui y voient clair dans ce qui se passe du côté de la Syrie. En ce qui me concerne, plus les jours passent, et moins je vois de solutions au problème. Y aura-t-il de la guerre à Noël ?
J’ai du mal à comprendre le raisonnement de ceux qui se contentent de rappeler que la France a longtemps engraissé les pays du Moyen-Orient qui nous prennent pour cible aujourd’hui (oui, certes, et alors ? Si un armurier se fait tuer par le revolver qu’il vient de vendre, cela reste un meurtre, non ?), et qui semblent plus préoccupés par l’état d’urgence que par les djihadistes… Sans doute que nous payons pour notre impérialisme forcené et notre habitude à fourrer « notre gros nez démocratique dans leurs affaires de merde moyenâgeuse », comme le dit Pierre sur son mur Facebook. Mais ce sont aussi nos « valeurs » républicaines que Daech vise : nos lois sur le voile, notre laïcité, notre politique d’intégration… Tôt ou tard, de toute façon, ils nous auraient attaqués. Alors, est-ce qu’envoyer des avions bombarder Raqqa revient à participer au déchaînement de violence ? C’est possible, bien sûr : ces représailles entraîneront d’autres représailles, qui entraîneront d’autres représailles… Mais si nous ne faisons rien, comment espérer en finir avec Daech ? Je vois bien les discours sociaux qui tenteront de nous faire avaler que c’est en ouvrant des écoles et en travaillant avec les jeunes des banlieues que l’on vaincra les terroristes… Oui, bien sûr, peut-être que sur le long terme, cela aura quelques effets positifs, mais que doit-on faire maintenant ? Le jour où un djihadiste me menace d’une kalachnikov, je veux bien lui faire un cœur avec les mains, mais je ne suis pas sûr que ça l’attendrisse…
            Je lis justement le 1914 de Jean-Yves Le Naour – premier tome de son essai historique sur la Première Guerre mondiale – et suis plus que jamais intéressé par les prémices de la guerre. C’est d’autant plus intéressant qu’en 14, la guerre est vraiment arrivée comme un cheveu sur la soupe, le prétexte de la mort de l’archiduc François-Ferdinand ayant été particulièrement fallacieux. Ce n’était pas tant l’Autriche-Hongrie qui avait envie de faire la guerre, que la Russie et l’Allemagne – et le gouvernement français a été pour ainsi dire mis devant le fait accompli. Et tout en lisant, je ne peux m’empêcher de faire un parallèle avec ce qui est en train de se passer, notre attente presque hébétée de ce qui pourrait encore arriver de pire que ce qui s’est produit ces derniers jours… Bientôt, cela aussi fera partie de l’Histoire, comme la Grande Guerre, et on pourra beaucoup mieux définir les responsabilités de chacun, les erreurs commises et leurs répercussions – mais pour l’instant, il faut naviguer à l’aveugle, tâtonner… et bienheureux celui qui arrive à se montrer clairvoyant dans tout ce merdier !



2 décembre 2015.
            À chaque époque ses amalgames ! La « chasse aux allemands » qui s’engage un peu partout en France, dès les premiers jours d’août 1914, les bons citoyens français allant méthodiquement défoncer les vitrines des boutiquiers aux noms à consonance un peu trop germanique, ou casser la gueule du voisin à l’accent un tantinet étranger, résonne bizarrement dans cette « actualité » pour le moins troublée. Le Naour évoque des anecdotes parfois atroces, mais aussi des procédés beaucoup plus amusants, tels que les changements de toponymie systématiques, la rue d’Allemagne étant rebaptisée rue Jean-Jaurès, la station Berlin devenant « station Liège », etc. Jusqu’aux friandises qui changent de noms, les berlingots devenant des parigots…

3 décembre 2015.
            Une chose, tout de même, qui a changé depuis 1914 : le ton des journaux ! En août 14, tous les journaux s’accordaient pour dire que nos joyeux poilus allaient de victoire en victoire et que les Boches crevaient de faim et subissaient des pertes considérables, alors que c’était le contraire qui était vrai : les Allemands avançaient comme un rouleau compresseur en direction de Paris quand la presse française prétendait qu’ils reculaient partout. Aujourd’hui, tout de même, les journalistes ne croient pas leurs lecteurs aussi naïfs. Aucun n’aurait le culot de prétendre qu’en nous lançant dans une guerre contre Daech, nous avons toutes les chances de vaincre, et avec le sourire. Au contraire, chaque quotidien, d’un bord ou de l’autre, pèse le pour et le contre, évalue nos chances… et aucun, à ma connaissance, n’a cherché à cacher cet élément qui serait hilarant s’il n’était aussi tragique (et réciproquement) : l’État français ayant vendu ses bombes à l’Arabie Saoudite, il doit en commander aux États-Unis, qui ne peut lui en fournir pour l’instant… Une information de ce genre, en 1914, aurait été immédiatement censurée, et si un journaliste avait tenu à la faire connaître par tous les moyens, il serait passé en conseil de guerre vite fait bien fait… En 2015, nous sommes certains d’une chose : notre armée est totalement incompétente, et la guerre qui s’engage, et dont personne ne veut, est perdue d’avance. Voilà de quoi nous rassurer pour les fêtes !

13 décembre 2015.
Alors que tout le monde suit les résultats des élections régionales, je vais voir Le Pont des espions, le dernier Spielberg, au cinéma. Un film très bien mené, le duo Tom Hanks/Mark Rylance est impeccable, et je dois avouer que les premières images m’ont conquis tout de suite, notamment les décors de Brooklyn dans les années 60, et la scène qui voit Rudolf Abel (Mark Rylance) peindre son autoportrait. Je suis souvent touché par le geste du peintre ou du dessinateur dans un film…