jeudi 28 juillet 2016

Carnets de lecture... entre autres. 3


Dimanche 10 janvier 2016.
            Ce soir, je vais voir le dernier Tarantino, The Hateful Eight. Paysage de neige et de blizzard, huis-clos mortel dans un abri d’étape. Entre le trajet en diligence, qui est un grand moment tarantinesque, jusqu’au bain de sang final, on retrouve tout l’art du réalisateur, dans un film qui est une sorte de quintessence. Il y a Pulp Fiction, Reservoir Dogs, Django Unchained, dans The Hateful Eight. Le premier des films de Tarantino que mon père ne verra jamais.

Lundi 11 janvier 2016.
            La première chose que j’apprends en me levant, c’est la mort de David Bowie. Toute la journée, j’ai Space Oddity dans la tête. Space Oddity que l’astronaute Chris Hadfield a joué depuis l’ISS, en hommage au Major Tom.

Jeudi 14 janvier 2016.
            Projection de Blade Runner au Cinéville. Je craignais que le film ait plutôt mal vieilli, mais je suis agréablement surpris par cette redécouverte. Je sais que Ridley Scott, dans une récente interview, a répondu à la question que tout le monde se posait : oui, Rick Deckard est bien un répliquant. Ce qui est une façon assez étrange de saboter son propre film, puisque tout son intérêt provient du mystère qui entoure le personnage joué par Harrison Ford. Au fond, on s’en fout de savoir s’il s’agit d’un humain ou d’un répliquant : ce qui compte, c’est de pouvoir se poser la question ! Et ce final cut va dans le sens de cette révélation ultime de Scott, puisque la licorne en origami que l’on découvre à la fin rappelle le rêve de Deckard et suppose que les blade runners ont eu accès à la mémoire de ce dernier, qui n’est donc pas un humain. Adieu fin ouverte, adieu spéculations et débats enflammés. J’ai beaucoup aimé revoir ce film, mais je dois dire que cette façon d’apporter une réponse définitive à la question m’a quelque peu frustré. Cela dit, voir Blade Runner sur grand écran m’a fait reconsidérer certaines choses : notamment que le plus troublant, ce n’est pas le fait que Rutger Hauer se batte en caleçon… mais bien qu’il ait conservé ses socquettes !


           
Samedi 27 février 2016.
            Je termine ce soir la lecture de Mars, de Ben Bova, décidément un très bon roman, qui me paraît assez peu connu, mais je peux me tromper. On s’attache aux personnages, qui ont un passé, un « vécu » qu’ils trimballent avec eux jusque sur la planète rouge – exactement ce qui m’avait manqué dans le roman d’Andy Weir, Seul sur Mars. Ce qui est très intéressant, c’est que l’auteur décrit une mission martienne parfaitement crédible, et qu’à chaque fois que le récit pourrait sombrer dans la science-fiction, il s’en échappe de manière très intelligente. Le roman, paru en 1992, situe son histoire en 2020, sans pour autant décrire une technologie sensiblement plus avancée que celle de son époque. Le lire aujourd’hui, alors qu’il est de plus en plus question d’envoyer des hommes sur Mars – même si ce n’est pas pour tout de suite – permet d’entrevoir les difficultés de l’entreprise. Pourtant, une grande partie de ces difficultés est passée sous silence, ou évoquée très rapidement, dans le roman : il s’agit du trajet vers Mars, puisqu’il faut compter entre six et neuf mois de voyage rien que pour l’aller…
            J’ai surtout apprécié cette volonté de raconter des faits réalistes, d’échapper au fantastique – sans pour autant raconter une histoire sans enjeu. L’auteur s’en amuse d’ailleurs, puisque lorsque la majorité des membres d’équipage tombe soudainement malade, tous s’imaginent avoir attrapé un virus qui n’appartient qu’à Mars – et la véritable cause de cette épidémie s’avèrera beaucoup plus prosaïque, beaucoup plus terrienne qu’ils n’auraient pu l’envisager…

Lundi 29 février 2016.
            Moi et mes « cycles »… Quand je commence à lire un ouvrage sur la guerre, je suis à peu près sûr de ne plus lire que ce genre de récits pendant des semaines. Depuis un moment, c’était l’astronomie et l’astrophysique qui me passionnaient. Et maintenant, je sens que je me suis engagé dans des histoires de survivalisme : après avoir lu un petit livre de Charlie Buffet consacré à Alexander Selkirk – l’homme qui a inspiré à Daniel Defoe son Robinson Crusoé – me voilà dans l’Odyssée de l’Endurance, racontée par son capitaine, sir Ernest Shackleton. Parallèlement à quoi je regarde la série Lost, que jusqu’à présent, je n’avais encore jamais vue jusqu’au bout.

Vendredi 18 mars 2016.
            Étrange comme j’ai pu me désintéresser de Lost après la deuxième saison, la première fois que j’avais regardé cette série, alors qu’elle est vraiment parfaite de bout en bout. Étrange, mais ça s’explique malgré tout très bien : Lost est une série face à laquelle le spectateur doit accepter de se sentir lui-même « perdu », et pendant un long moment. Non seulement, il faut accepter de ne pas comprendre ce qui se passe sur cette île (qui sont les « Autres » ? qu’est-ce que c’est que cette fumée noire, ces chiffres à entrer dans un ordinateur toutes les 108 minutes, ces abris souterrains…), mais il faut également accepter de ne plus reconnaître les personnages que l’on suivait depuis le début. Jack Shephard, qui est le premier survivant que l’on voit ouvrir les yeux sur l’île, est associé dès le début au héros, au leader : il est l’homme qui va réussir à sauver tout le monde, celui qui saura quoi faire… Sauf que ce n’est pas du tout ça. Il m’était devenu parfaitement insupportable au cours de la deuxième saison, quand j’avais vu cette série à l’époque de sa première diffusion, parce qu’il se montre soudain arrogant, aveugle face aux aspects surnaturels de l’île, et que ses décisions, toujours prises de façon péremptoire, provoquent des catastrophes. C’est qu’en fait de héros, Jack est un personnage animé par le désir de « réparer » les choses, il souffre d’une sorte de complexe de l’homme providentiel, un complexe du héros, justement – et John Locke est un double parfait de Jack, leur seule différence, mais elle est de taille, étant que l’un veut quitter l’île, alors que l’autre veut y rester. C’est la grande force de Lost d’interroger cette figure du sauveur et l’orgueil démesuré qu’il faut pour prétendre être celui qui règlera la situation. Jack Shephard finira par se sacrifier pour permettre aux autres de s’en tirer, mais surtout pour racheter les erreurs que son hybris a provoquées. Et bien entendu, c’est Hurley, le personnage le plus humble, le plus éloigné du désir d’héroïsme, qui sera l’élu, celui qui remplacera Jacob au poste de gardien de l’île. Tout est extrêmement cohérent dans Lost, rien n’est dû au hasard, pas même ce qui m’avait agacé au premier visionnage. Il faut simplement être patient, ne pas s’attendre à ce que les mystères s’éclaircissent en quelques épisodes.
            Il me semble que beaucoup de « fans » de Lost ont été déçus par la fin de la série – peut-être parce que c’est le propre du fan que d’être déçu. Pourtant, cette fin est magnifique, et elle a le mérite de tout éclaircir sans décevoir les attentes. La fin de Lost montre bien que toute l’intrigue était maîtrisée de bout en bout, que le réalisateur ne s’est pas retrouvé à devoir improviser sans savoir où il allait, comme des mauvaises langues ont pu le laisser entendre (et comme j’en avais eu l’impression, moi, au cours de la saison deux).



Mardi 29 mars 2016.
            C’est quoi, cette fois ? Un cycle « fiction » ? Je crois que pendant un moment, je ne vais plus pouvoir lire autre chose que cela. Après un roman préhistorique, premier tome décevant d’une saga, me voilà dans le premier tome des Rois maudits. Il y avait un moment que je tournais autour de cette saga historique, m’attendant à trouver le style vieillot… Et voilà que je suis emporté, séduit, et que le seul regret que j’éprouve à cette lecture, c’est que les tomes ne soient pas plus volumineux…

Mercredi 13 avril 2016.
            Je me lance dans la lecture de La Reine étranglée, le deuxième tome des Rois maudits de Druon, puisque j’ai terminé La Vallée des chevaux, de Jean Auel. Un roman préhistorique très décevant, il faut bien le dire, et le style de l’auteur y est pour beaucoup. Jean Auel semble croire qu’elle a besoin de rappeler quinze fois à son lecteur ce qui s’est passé précédemment et de lui décrire chacune des réflexions par lesquelles passent ses personnages, même lorsqu’elles sont évidentes – et tout le plaisir qu’il pourrait y avoir pour le lecteur à comprendre de lui-même pourquoi les personnages agissent comme ils le font est donc aboli. On se sent constamment pris pour un idiot à qui il faut tout expliquer, et par ailleurs la perfection des personnages principaux – l’héroïne est tout simplement la plus belle femme imaginable, et son compagnon l’amant le plus parfait – donne l’impression de lire un roman à l’eau de rose. Décidément, si je veux lire une saga préhistorique, je pense que j’irai chercher plutôt du côté de Pierre Pelot…

Dimanche 17 avril 2016.
            C’est comme plonger une petite cuiller dans un pot de Nutella pour en engloutir quelques grammes en loucedé et s’apercevoir au bout d’un moment qu’on a fini le pot. J’étais là, ayant terminé le deuxième tome des Rois maudits et ne possédant pas le troisième, à me demander ce que j’allais bien pouvoir lire maintenant. Or, depuis quelques jours, je me suis mis à relire des pages du Trône de Fer, avec l’intention d’écrire un article sur le sujet, à l’occasion de la diffusion de la sixième saison de Game of Thrones. Et voilà que, poursuivant ma lecture, je me suis rendu compte que c’était bien ça : mais oui, je suis en train de relire Le Trône de Fer. Ni plus ni moins.

Lundi 2 mai 2016.
            Alors que j’achète la revue Guerres & Histoire dont la couverture montre une photo de Winston Churchill, le patron de la maison de la presse me dit qu’il a justement une anecdote sur Churchill. Celui-ci, qui avait la réputation d’être radin, tombe nez à nez avec un employé à la sortie de son hôtel particulier. Comme celui-ci tend la main, Churchill s’en étonne et le garçon explique que son fils a pour habitude de donner un pourboire à tous les employés de l’hôtel. Ce à quoi Churchill réplique : « Mon fils a un père riche ; pas moi. » Et voilà que j’ai un marchand de journaux féru d’anecdotes historiques…

Vendredi 20 mai 2016.
            Ce soir, je vais voir Ma loute, le dernier Dumont, au cinéma. Excellent Dumont, qui invente un nouveau genre du cinéma, bien loin de la « comédie » à la française. Bruno Dumont figure, avec Alexandre Astier, le renouveau de la comédie, une comédie qui n’a pas peur de pactiser avec le drame, de montrer des morts, de la violence… Et Dumont qui, avec ses premiers films, était allé très loin dans la noirceur, démontre parfaitement que la noirceur n’est pas exempte de ridicule, de burlesque. Avec la trame scénaristique de Ma loute, qui montre une famille de pêcheurs du Nord qui pratique l’anthropophagie, il aurait très bien pu faire un film aussi noir que L’Humanité ou Hors Satan – mais il fait tout autre chose, prenant le parti de l’outrance et du grotesque… et c’est une outrance qu’il va être très intéressant de voir se développer dans ses prochains films.



Dimanche 29 mai 2016.
            À Verdun, la commémoration du centenaire est une merveille de festivisme, qui aurait ravi Philippe Muray. L’annonce du concert de Black M avait provoqué une indignation qui a abouti à l’annulation du spectacle, mais finalement, le rappeur aurait été à sa place dans cette monstruosité. Le cinéaste Volker Schlöndorff a réalisé une mise en scène digne d’un spectacle de fin d’année d’école primaire, faisant courir trois mille jeunes français et allemands autour des tombes de la nécropole de Douaumont, piétinant littéralement les tombes pour se faire face et se lancer dans une chorégraphie ridicule sous les bruits de casserole des Tambours du Bronx. Je ne sais pas ce qu’ils nous concoctent pour commémorer la bataille de la Somme : un match de foot Angleterre-Allemagne au pied du mémorial de Thiepval ? Et pourquoi pas un méchoui géant à Oradour-sur-Glane ?

Mardi 7 juin 2016.
            Une preuve que me titille à nouveau l’envie d’écrire, d’écrire plus, d’écrire sans plus me trouver d’excuses pour me tenir éloigné de ma table de travail, c’est que je me suis mis à la recherche d’ateliers d’écriture sur YouTube, après avoir regardé quelques « vlogs » de François Bon. Je tombe sur la chaîne d’une sorte de coach littéraire, qui vend ses services et dont la chaîne sert avant tout de vitrine à son cours qui a l’air intensif. Selon lui, la quantité vaut mieux que la qualité, il propose d’écrire un roman en cent jours, ou une nouvelle par semaine pendant un an, ce genre de choses… Il y a encore peu de temps, cette façon de voir m’aurait fait bondir, et il n’est pas dit qu’après réflexion, elle ne me fasse pas de nouveau bondir un jour – mais il y a tout de même quelque chose d’intéressant dans cette idée : écrire sans cesse, écrire en quantité, c’est se donner la possibilité de l’échec. Si j’écris une nouvelle par semaine pendant un an (je ne le ferai pas, mais mettons), je n’aurai pas cinquante-deux chefs d’œuvre, mais je n’aurai pas non plus cinquante-deux textes ratés. Je l’ai bien vu, du reste, avec la Bibliothèque de Jupiter… Là où ses conseils me semblent judicieux, c’est qu’il met le doigt sur les « excuses » que tous les auteurs en herbe s’inventent : écrire prend du temps, il faut que les idées mûrissent, etc. Lui prône la rapidité d’exécution pour une bonne raison : si vous passez trois ans, quatre ans, sur un manuscrit, pour finalement renoncer à le mener à terme, ou vous apercevoir qu’il est raté, c’est terrible : vous avez perdu trois ou quatre ans dans une entreprise inutile. Si vous avez planifié d’écrire un roman en cent jours (ou même en deux cents jours) pour vous apercevoir en cours de route que vous n’irez pas jusqu’au bout, ou pour découvrir après avoir écrit le mot fin que c’est un roman raté, c’est beaucoup moins grave : vous n’avez perdu qu’une centaine de jours, et vous pouvez repartir sur autre chose. Surtout, le gars met l’accent sur un défaut qui ne m’est pas étranger, loin de là : celui de considérer le roman qu’on écrit comme l’Œuvre d’une vie, comme s’il fallait que ce soit le seul message que nous laisserons aux générations futures… Je commence peu à peu à me soigner de ce défaut là, et à mettre une minuscule à littérature.

Dimanche 12 juin 2016.
            Il y a les spin-off réussis (Better call Saul est admirable, c’est une série à part entière qu’on ne peut absolument pas taxer de Breaking Bad au rabais), et les spin-off ratés, qui ne font que ressasser, en moins bien, les éléments qu’on trouvait déjà dans la série-mère. C’est le cas de Fear the Walking Dead, que j’aurais aimé aimer, vraiment, mais qui ne fait rien pour m’aider dans ce sens. Certains personnages agissent de façon totalement incohérente, et ne sont pas suffisamment intéressants pour qu’on ait envie de comprendre leurs intentions. Dans The Walking Dead, les agissements de Shane ou du Gouverneur avaient leur raison d’être. Ici, le personnage de Chris est tout simplement incompréhensible, et le pire c’est qu’on se fout éperdument des raisons qui le poussent à agir comme il le fait, parce que l’acteur est insipide. Quant au personnage de Celia, il n’est qu’une copie de celui d’Herschel, qui conservait des morts-vivants dans sa grange parce qu’il pensait qu’ils guériraient un jour. Celia, elle, les conserve parce qu’elle voit en eux l’avenir, la vie éternelle promise par la Bible. La nuance est faiblarde, pas suffisante en tout cas pour masquer le manque d’imagination… Autre grief, et pas des moindres : ce spin-off est censé se dérouler au tout début de l’épidémie, pendant la période où Rick Grimes est dans le coma. Or, dans cette deuxième saison, on a le sentiment que certains personnages ont l’habitude des zombies comme s’ils les côtoyaient depuis dix ans, alors que d’autres en sont encore à se demander ce qu’il se passe. À chaque épisode, ma suspension volontaire d’incrédulité se rebiffe et cogne au plafond en criant : « C’est pas bientôt fini, c’bordel ? »

Mardi 14 juin 2016.
            Je regarde de temps à autres des épisodes de la Quatrième dimension, dont je possède l’intégrale en DVD. Il faut le dire, beaucoup de ces épisodes ont assez mal vieilli, et leurs scénarios, qui pouvaient paraître très originaux à l’époque, semblent maintenant cousus de fil blanc. Et puis, parfois, il y a des perles, comme l’épisode de ce soir, signé Richard Matheson, et intitulé The Invaders. Un épisode presque entièrement dénué de dialogues, où Agnes Moorehead interprète une femme vivant dans une maison isolée, et que l’arrivée d’une soucoupe volante minuscule plonge dans la terreur.



Vendredi 24 juin 2016.
            Il est tout de même amusant de songer que moi qui n’ai jamais rien compris aux mathématiques, moi que les sciences physiques ont toujours fait bâiller, je me passionne de plus en plus pour l’astronomie, au point de lire régulièrement la revue Ciel et espace, de suivre sur YouTube des conférences d’Étienne Klein ou de Roland Lehoucq et d’être plongé, actuellement, dans le livre de Christophe Galfard, L’Univers à portée de main… Une lecture qui m’a permis, d’ailleurs, de me rendre compte que j’avais beaucoup moins de mal à me représenter l’infiniment grand que l’infiniment petit. Les trous noirs, les nébuleuses et le fond diffus cosmologique me sont moins difficiles à concevoir que les particules et les quarks.
Cet intérêt n’est pas nouveau : j’ai toujours levé le nez en l’air, l’espace m’a toujours intéressé, mais il y a encore peu de temps, les questions de matière noire et d’énergie sombre, par exemple, m’étaient parfaitement étrangères. Ceci dit, je ne me sens pas forcément plus savant aujourd’hui, mais ce qui me rassure, c’est de savoir que les chercheurs non plus ne savent pas ce que c’est, cette matière noire et cette énergie sombre. Ça fait du bien de pouvoir se sentir aussi ignorant qu’un savant !

Vendredi 1er juillet 2016.
            En lisant les articles d’Emmanuel Carrère dans Il est avantageux d’avoir où aller, notamment celui sur Alan Turing, je m’interroge sur ces coïncidences qui vous font lire un auteur juste au bon moment, parce qu’il évoque quelque chose qui, justement, vous préoccupe. J’ai l’habitude qu’Emmanuel Carrère parle de personnages ou de sensations qui me sont familiers, ou qui trouvent en moi une résonance particulière. C’est le cas de Jean-Claude Romand et de l’imposture qu’aura été toute sa vie, par exemple, ou de son intérêt pour Philip K. Dick (plus que Dick lui-même, d’ailleurs, que je n’ai pour ainsi dire pas lu) et pour le film L’Invasion des profanateurs de sépulture et ce curieux – et terrifiant – sentiment que donne le film que « quelque chose ne va pas », que les gens ont changé, mais qu’on ne sait pas définir en quoi ils ont changé. Mais cet article sur Turing, il y a encore quelques mois, ne m’aurait pas intéressé le moins du monde. Or, depuis que j’ai la tête farcie d’astrophysique et de monde quantique – même si je n’y comprends rien – une phrase comme : « Cette prétention hautaine à dire, sinon toute la vérité, du moins rien que la vérité, risquait fort de souffrir en un temps où la science lançait à l’assaut du déterminisme laplacien des chimères aussi inquiétantes que des chats à la fois vivants et morts, des photons suivant deux trajets distincts sans se scinder et des phénomènes n’existant que s’il y a quelqu’un pour les observer », me fait l’effet d’un clin d’œil, d’un sourire de connivence… niché dans un texte daté de 1995 !

Dimanche 3 juillet 2016.
            Pendant que la France élimine l’Islande des quarts de finale de la Coupe d’Europe et se qualifie pour la demie, je revois ce soir Retour à Kotelnitch, le film d’Emmanuel Carrère qui, étrangement, ne m’avait pas vraiment marqué la première fois que je l’avais regardé. Aiguillé par les articles où il évoque ses différents séjours à Kotelnitch, je voulais revoir deux choses. D’abord, le documentaire – contenu dans les bonus du DVD – qu’il avait consacré à András Toma, ce soldat hongrois qui, fait prisonnier en 1944, a passé cinquante-cinq ans, oublié de tous, dans un asile psychiatrique russe, avant d’être retrouvé par hasard et renvoyé dans son village natal. Moi qui suis travaillé par la question de la disparition sous toutes ses formes, et la folie en est une, si tant est que cet homme ait été réellement fou (ce qui n’est sans doute pas le cas), cette histoire ne peut que m’intéresser. Le retour, après plus d’un demi siècle, d’un homme disparu, que personne n’attendait plus… Mais est-il vraiment revenu ? Par son hébétude, par sa difficulté à reconnaître ces gens qui essaient de lui rappeler des choses du passé, il continue à être absent, hors du monde, à n’être qu’un corps… Évidemment, cette histoire me rappelle aussi celle de Hirō Onoda, le soldat japonais qui a poursuivi la guerre du Pacifique, tout seul, pendant trente ans…
            Et, bien sûr, je voulais revoir ce film, Retour à Kotelnitch, et comprendre pourquoi son premier visionnage m’avait laissé froid. C’est un film lent, c’est vrai, et un film qui se cherche. Ou plus exactement, c’est l’histoire d’un réalisateur qui cherche un sujet de film – un film qui montre le film qui se cherche. Une technique « à la Emmanuel Carrère », évidemment. Peut-être que cette lenteur, cette recherche, avaient eu raison de moi la première fois. Au contraire, cette fois, je suis totalement conquis. Comme dans ses romans, Carrère filme le moindre de ses scrupules, ses atermoiements, dit ce qu’il aurait voulu filmer, ce que le film aurait pu être, ce qu’il ne sera pas, parce qu’à partir du moment où la tragédie s’en mêle, le meurtre particulièrement sordide d’Ania et de son enfant, le film ne peut plus parler d’autre chose. Et que cet ultime retour à Kotelnitch, pour commémorer le quarantième jour qui suit la mort d’Ania, donne soudain un sens à tout ce qui a été filmé auparavant. Comme si le film en lui-même s’était chargé de trouver son sujet, et qu’il n’avait pu le faire qu’au prix de la mort de cette jeune femme souriante, qui chantait, jouait de la guitare, apprenait le français, et de son enfant.
            Voilà donc pourquoi je n’ai pas regardé France-Islande.



Mardi 12 juillet 2016.
            « Publier était, et est toujours pour moi, un peu comme de se risquer à faire un faux pas dans le vide. Si jamais j’en venais à voir un jour mon roman publié, j’en souffrirais comme d’un outrage, d’une humiliation, un peu comme si je me déshabillais devant quelque commission médicale militaire en uniforme. »

            Je lis les Suicides exemplaires d’Enrique Vila-Matas. Et comme toujours, moi qui continue, à l’aube de mes quarante ans, à me débattre avec mon Bartleby intérieur, je suis frappé par cette œuvre qui ne cesse d’explorer la question de la disparition, de l’effacement, du renoncement – et dont l’auteur a toujours été actif, prolifique, bien présent… Moi aussi, j’écris sur la disparition, l’absence à soi, l’échec, mais c’est parce que je suis réellement en conflit permanent avec ce désir d’écrire et d’être lu, reconnu en tant qu’auteur, et cette peur de la réussite qui m’obligerait à sortir de mon isolement. Il faut parvenir à quitter cet état, à poser son moi inadapté, veule et décourageux, devant soi pour l’étudier, le décrire et publier ces observations. On ne peut écrire sur sa maladie qu’en étant guéri – ou tout au moins en rémission…

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