lundi 24 septembre 2007

Requiem for a dribble


Youni Approximatov avait toujours su que la pilule serait difficile à avaler. Mais à ce point-là… Il s’y était préparé tout jeune : déjà durant ses années de sport-études ses entraîneurs lui avaient rappelé que la carrière de footballeur était courte, que les très bons joueurs étaient nombreux et qu’il fallait se dépêcher de devenir champion pour laisser un nom dans l’histoire du football, à côté des Kopa, des Pelé, des Platoche, des Rocheteau et des Zidane. Le football, pour Youni, c’était le Graal, la planche de salut, l’unique espoir de briller pour cet enfant d’immigré qui rêvait d’offrir à sa mère la sécurité qu’elle n’avait jamais connu. Il avait toujours été sérieux : pas d’alcool, pas de drogue, le Coran dans les vestiaires, Allah est grand, peu de petites amies (ses entraîneurs ne cessaient de lui répéter que l’amour fatigue l’athlète. Ses entraîneurs étaient tous divorcés)… Couché tôt tous les soirs, nourri aux pâtes à l’eau - avec un chouïa de ketchup le dimanche -, Youni ne vivait que par et pour le football, le « foot » comme disaient ses copains, la « baballe » comme disait son petit frère - p'tit con ouais, mais vous verrez, vous verrez, vous viendrez me bouffer des cacahouètes dans la pogne !


Son ambition, c’était d’amener son club en D1. A la force du mollet. Il se sentait investi d’une mission lorsque le ballon se retrouvait entre ses pieds. Rien ni personne alors ne pouvait lui faire lâcher prise. Un fauve ne lâche jamais sa proie. Gauche, droite, ses pieds dansaient autour de la boule de cuir sans offrir la moindre ouverture aux crampons adverses. Même son équipe le jugeait trop personnel. Lui se jugeait prévoyant : il n’allait pas risquer de perdre un match en confiant la balle à moins doué que lui… Le football est un art, et l’art est une entreprise individuelle. Michel-Ange n'était pas partageur. Proust était très "perso". Un ballon est aussi rond qu'un nombril. Il allait se réaliser dans le sport, mais se réaliser seul. Il serait un Dieu (sur)vivant, comme Maradona. Un génie du petit pont, un acrobate du retourné, un poète du péno, un peintre de l’amorti poitrine, comme Cantona (et plus tard il serait comédien).


Ça aurait dû se passer comme ça.


Mais de déchirures des ligaments en épanchements de sinovie, elle n’est pas rose la vie d’artiste - et c'est d'ailleurs le jour où les footballeurs ont été considérés comme des artistes que l'art a définitivement disparu, à l'inverse de ses douleurs aux rotules. Bientôt, Youni comprit que sa présence faisait de l’ombre à d’autres joueurs de son équipe qui, eux aussi, voulaient s’exprimer à leur façon. Certaines de ses blessures, il en était sûr, ne venaient pas de l’adversaire… Très vite s’installa une insidieuse paranoïa. Comme si onze ennemis ne suffisaient pas, il dût en ajouter dix : ses propres alliés, ses amis, ses frères de sang et de sueur. Il se fit exigeant, réclama une loge individuelle (« Tu veux dire un vestiaire ? », s’exclama ce jour-là l’entraîneur), un masseur personnel - celui de Zidane -, des protège-tibias Karl Lagerfeld. C’est à la même époque qu’il commença peu à peu à sombrer dans l’alcoolisme mondain. De cocktails en vernissages, de rencontres-débat en inaugurations, il pouvait ingérer ainsi des litres de kir-cassis ou de punch créole en parlant philo et engagement avec son ami Pascal Bruckner ou cuisine provençale avec sa vieille copine Maïté, en plaisantant avec Éric et Ramzy, un œil dans le décolleté de Laetitia Casta, ou en rappelant à Thierry Ardisson qu’il lui avait promis de l’inviter dans sa prochaine émission. L’attente avait été trop longue, il dépérissait à vue d’œil, arrivait en retard aux entraînements, perdait son souffle, ses réflexes… Jusqu’au dernier match de la saison, qui fût aussi le dernier de sa carrière.


Son équipe était menée un à zéro, il restait cinq minutes de jeu. Youni n’était plus dans le match depuis un moment, essoufflé, courbatu, malade qu’il était. Youni n'était plus que l'ombre de Youni. Soudain, il vit l’ouverture : Manuel Cansoni, l’un des meilleurs buteurs de son équipe – il y a peu de temps, c’était Youni le meilleur, mais passons, comme dans le porno, tous ces gens défilent à une allure folle, aujourd'hui une rousse, demain une métisse, mais le propos reste le même : se mettre en branle la libido, voilà l'essentiel – récupère le ballon, passe un adversaire, deux, arrive dans la zone de réparation, complètement dégagée, même le goal a l’air d’être parti cueillir des pâquerettes… C’est le moment ou jamais. Hors de question de laisser un autre que lui égaliser, Youni bondit vers la balle, dribble Cansoni, lui prend le ballon, shoote et…


Tiens ? Les gradins.

« Marrant, ça. Je voyais le but plus à droite… »


Youni Approximatov avait toujours su que la pilule serait difficile à avaler. Mais maintenant, il allait falloir apprendre à vivre avec une cagoule…
Ecrit en collaboration avec DJ Zukry et Nerf Salissantor.

lundi 17 septembre 2007

Déclaration d'amour

"Je vous promets que je n'ai jamais éprouvé le moindre sentiment pur à votre égard. Tout ce que je suis capable de ressentir en face de vous : honte, impuissance, culpabilité, et par-dessus tout un immense, sincère et profond sentiment d'infériorité."

vendredi 14 septembre 2007

Dix-sept ans


J’ai eu dix-sept ans du 29 janvier 1994 à 1 h 20 du matin au 29 janvier 1995 à 1 h 19. Durant cette période, j’ai eu dix-sept ans et demi, dix-sept ans et 2/3, dix-sept ans ¾, etc., mais on ne va pas tenir des comptes d’apothicaire… Disons dix-sept ans, et restons-en là. Cette année pas plus charnière qu’une autre occupe 302 pages de mon journal intime de l’époque, réparties sur trois cahiers format 21 x 29, 7 cm, grands carreaux.

À l’époque, j’avais plus de cheveux qu’aujourd’hui, mais beaucoup moins de barbe. J’offrais des dessins aux filles de ma classe pour masquer le fait que je ne savais pas leur parler. Ainsi, j’avais l’impression de paraître un peu intéressant.

Je lisais Les Misérables et j’écoutais les Doors. La mort de Kurt Cobain m’avait moins marqué que celle du chanteur des Négresses vertes l’année précédente, mais c’est qu’à l’époque je connaissais mal Nirvana. Juste après le suicide de l’idole grunge, j’ai réparé cette lacune et je me suis mis à brailler comme tout le monde les refrains du dépressif aux cheveux sales, avec un bon train de retard. J’ai toujours eu ce problème de timing, mais c’est logique : j’ai marché à vingt mois.

Je lisais Zola et j’écoutais Noir Désir. Je me sentais très concerné par la guerre en Yougoslavie et par le génocide au Rwanda (que j’écrivais « Ruanda » pour faire comme Cavanna dans Charlie Hebdo). Je n’avais pas vraiment d’avis là-dessus, mais enfin je me sentais très concerné. Je manifestais pour que Balladur enlève son C.I.P. et son Smic-jeunes. Je n’avais pas vraiment d’avis là-dessus, mais enfin je n’avais pas connu mai 68, alors je me rattrapais comme je pouvais.

Je lisais Bukowski (découvert après sa mort aussi) et j’écoutais Sex Pistols. Johnny Rotten était à la fois mon dieu et une sorte de grand frère. Mon autre grand frère, le vrai, jouait à la console Sega et au tennis de table. En hommage à Johnny Rotten, je me laissais pousser les caries. Aujourd’hui, j’ai beaucoup moins de caries, mais j’ai aussi beaucoup moins de dents. Je voulais être le plus punk de tous, mais je ne me teignais que pour Mardi-gras, par timidité. Le reste du temps, je portais ma crête dans ma tête. Mon slogan favori était : « Demain, c’est aujourd’hui en pire ! »

J’avais déjà lu Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit, mais j’écoutais trop les « spécialistes » qui me conseillaient de ne pas poursuivre la découverte de l’œuvre de cette sale ordure antisémite de Céline. Je faisais du théâtre tous les mercredis soirs, mais même deux heures par semaine, j’avais du mal à être quelqu’un d’autre que moi-même. J’étais simultanément amoureux d’Hélène, de Stéphanie, d’Elina et de Valérie, mais si Delphine, Stéphanie (une autre), Solène, Véronique ou Stéphanie (encore une autre) m’avaient dit oui, je n’aurais pas dit non. Inutile de préciser qu’il n’y a jamais rien eu avec aucune de ces filles. Il m’arrivait encore parfois d’être assez beau, à cette époque (le 17 avril 1994, notamment…), mais c’était rare.

1994, c’est aussi l’année où je me suis évanoui dans le cabinet de mon médecin après un vaccin DT-polyo. Mon film préféré était Orange mécanique. Je me préoccupais beaucoup de l’évolution du Sida de Mano Solo (quand je pense qu’il vit toujours, cet escroc !). Mes héros préférés dans la vie réelle étaient Florence Rey et Audry Maupin, les « anarchistes-nihilistes » tueurs de flics.

Le 29 janvier 1995, j’étais déprimé comme à chacun de mes anniversaires, mais bien content au fond de ne plus avoir à repasser par mes dix-sept ans.

mercredi 5 septembre 2007

Le bibliophile


L’ennui, c’est que je ne sais pas quoi faire de la tête. J’avais bien besoin de ça, je vous jure… Je n’ai rien demandé à personne, moi. J’allais tranquillement prendre un café boulevard Saint-Germain, comment j’aurais pu me douter que je tomberais sur lui ? Ça fait au moins dix ans que je ne l’avais plus vu, depuis la fac, mais je l’ai reconnu tout de suite. Grand comme un papillon cul-de-jatte, la démarche épileptique, une bouille ronde d’enfant réjoui, les quelques cheveux qui lui restent se dressant au-dessus des oreilles comme deux cornes, Améthyste Lampion a levé ses bras minuscules vers moi lorsque nous nous sommes trouvés face à face. Sa veste de costume pied-de-poule vert olive s’est soulevée également, découvrant une bedaine qu’une chemise blanche froissée tentait courageusement d’endiguer, épaulée dans cette tâche par une énorme cravate à pois rouge et noire.

− MEUS-sieur BaluCHARD ! il a dit, en appuyant sur des syllabes qui ne lui demandaient rien. C’est bien ça, n’est-ce pas ? Hégésippe Baluchard, je ne me TROMPE pas ?

Il ne se trompait pas, évidemment qu’il ne se trompait pas. Il risquait pas de m’oublier, Lampion, j’étais son meilleur élève, le seul assez fou pour se bousiller la cornée des heures durant à déchiffrer des pattes de mouche en grande partie effacées sur des manuscrit du siècle des Lumières ou des incunables du crétacé inférieur… Le seul aussi dingue que lui, si on peut dire. Les autres, les plus motivés, laissaient tomber au bout de trois ou quatre heures, en lâchant un « comprend rien ! » dans un soupir de sardine qui accoucherait d’un cachalot. Moi je continuais, inlassablement, ça m’amusait le mystère, tenter encore de distinguer une lettre là où l’humidité avait bouffé le papier, là où il semblait que plus rien ne pourrait apparaître, essayer de différencier un v d’un r, un c d’un o… Je pouvais reconnaître un autographe de Stendhal, d’Henri IV, de Marie-Antoinette dès l’initiale du premier mot, je pouvais dater des pages arrachées à diverses éditions de Tristram Shandy ou des Essais de Montaigne, séparant l’original de la copie, dénichant la contrefaçon en un clin d’œil… Lampion, il me voyait un peu comme le fils qu’il avait été incapable d’avoir tellement il avait la tête dans les codex, si vous voulez. Avec moi la relève était assurée, il pouvait prendre sa retraite tranquille. Ah ! là, là, quelle déception quand il avait vu que je ne prenais pas du tout ce chemin-là ! J’étais jeune moi, plein de sang, les hormones qui criaient famine, j’allais pas m’enfermer dans des salles sombres avec des grimoires poussiéreux, les yeux rouges comme un rat de laboratoire, le teint gris et le sexe aux abonnés absents ! Je m’étais bien amusé, c’est vrai, mais je ne comptais pas y passer ma vie.

La condamnation était inévitable : me croisant ainsi boulevard Saint-Germain, toujours mortellement jovial, Améthyste Lampion m’invita à boire un thé rouge chez lui. Chez lui : un boui-boui au sommet d’un escalier qui s’entortille au fond de la rue Princesse, des volumes innombrables entassés partout, et les murs qui ont pris la couleur du papier jauni, à moins que ce ne soit le papier qui ait pris la couleur des murs, on est en pleine métonymie visuelle, la poussière entassée dans la poussière, un univers si triste qu’on croirait qu’à travers la fenêtre, le jour a pâli. Dans un coin, un énorme massicot rutilant, flambant neuf, complètement hors sujet.

− Alors, mon CHER Hégésippe, qu’êtes-vous devenu, depuis TOUT ce temps ? il m’a demandé, en faisant pisser sa théière exténuée au fond de ma tasse grisâtre.

Je lui ai dit ce que j’étais devenu, depuis tout ce temps, rien de bien nouveau. Et lui, j’ai fait comme ça, qu’est-ce qu’il faisait, maintenant qu’il était à la retraite ?


− Eh BIEN, mon cher Hégésippe, figurez-vous qu’il m’arrive de voyager, n’est-ce pas ?...

J’ai failli m’étrangler. Je ne vous crois pas, j’ai fait comme ça, en rigolant pour qu’il ne se rende pas compte qu’effectivement, je ne le croyais pas. Derrière un buffet campagnard transformé de manière définitive en bibliothèque temporaire, il y avait un planisphère aux couleurs passées. Enfin un bout de planisphère, un coin qui dépassait, à peine quelques kilomètres de Sibérie. Améthyste Lampion en voyage, non franchement, je ne veux pas en entendre parler. J’avais déjà du mal, il y a dix ans, à l’imaginer parcourir les quelques mètres qui séparent la rue Princesse de la Sorbonne, alors Lampion sur un bateau, Lampion en avion, non, s’il vous plaît, non.

− C’est vous qui aviez raison, MON cher ! Ah, je l’ai BIEN compris, quand j’ai quitté l’enseignement… Quel temps j’ai pu perdre, dans ces TONNES de papiers… Et pour QUI ? Pour des élèves qui s’en foutaient, n’est-ce pas ? À part VOUS, mon jeune ami…

De pire en pire. Où j’étais tombé ? Le massicot qui brillait dans son coin semblait me sourire de toute sa lame. Qu’est-ce qu’il lui était arrivé, au vieux Lampion ? C’était un gag, ou quoi ?

− Oui enfin, monsieur Lampion, j’ai dit, c’était avant tout pour vous-même, que vous faisiez toutes ces recherches. L’enseignement, c’est une chose, mais la connaissance pure, le savoir, le plaisir de la découverte…

− Foutaises, foutaises ! Non, non, vous aviez raison, tout le plaisir qu’on peut en retirer ne vaut en RIEN toutes ces heures passées dans la poussière, croyez-moi ! Alors qu’il y a dans le VASTE monde tant de BELLES choses à voir, et de belles PERSONNES…

Mais qu’est-ce qu’il lui prenait, au vioque ? Il était tombé amoureux, ce con-là, ou quoi ? Et le voilà parti à me raconter ses voyages en Egypte, en Inde, en Cappadoce, dans les Cyclades, que sais-je… Commençait à sérieusement me gonfler, avec sa joie de vivre. J’aurais dû me douter qu’il y avait un truc qui clochait, en le voyant marcher vers moi sur le boulevard, comme un mollusque qu’on titillerait à coups d’électrochocs. Ça ne lui ressemblait pas, cette espèce de vitalité.

− Par contre, vous avez pas changé de turne, j’ai dit, histoire de mettre un frein à ses envolées lyriques.

Il a éclaté de rire, on aurait dit qu’un déménageur avait laissé se répandre le contenu d’une caisse de xylophones.

− Détrompez-VOUS, jeune homme ! À vrai dire, c’est un DRÔLE de hasard qui nous a FAIT nous rencontrer ici. Je ne vis plus à Paris QUE rarement : cette demeure n’est plus guère qu’un pied-à-TERRE lorsque je DOIS me rendre à la capitale. Le RESTE du temps, je le PASSE à l’étranger, avec ma compagne…

J’ai eu l’impression un instant que le massicot me faisait de l’œil. Cette unique masse étincelante surgissant du brouillard commençait à me faire frémir. Pour me rassurer, j’ai jeté un œil à la porte d’entrée : c’est bon, en cas de pépin, un bon coup de latte devrait l’ouvrir.

Lampion s’est levé soudain, se retrouvant de la même taille que moi, qui étais assis, son ventre roulant sous la chemise de façon menaçante. Il pointa du doigt le massicot.

− Regardez ce que je me suis offert, il a dit. Vous savez ce que C’EST, n’est-ce pas ?

Il a cogné d’un poing joyeux sur la ferraille du mastodonte. Bong, bong.

− Un massicot, j’ai dit.

− ÇA, c’est la LIBERTÉ, mon ami ! Regardez ce que je fais de ces années d’esclavage…

Rapide comme un guépard sous amphés, il a soulevé un volume posé bancal sur une étagère, réveillant l’araignée assoupie sur sa toile. Les coutures lâches de la reliure ont laissé échapper des pages.

− Laissez, je vais ramasser, j’ai dit en me levant, sans essayer de masquer mon agacement. Qu’est-ce qu’il me faisait, encore, l’ancêtre ?

− Pensez donc ! Ne vous inquiétez pas de ça…

J’ai vu qu’effectivement, il y avait un sacré tas de papiers par terre. Ce n’était pas une ou deux pages de plus qui allaient changer grand-chose. J’ai relevé la tête, alors qu’Améthyste Lampion était en train de tasser un bloc de feuilles visiblement très anciennes sur le massicot.

− Qu’est-ce que vous faites ?

− Je BRISE mes chaînes !

Avant que je ne réagisse il a placé le bloc sous la lame du massicot, qu’il a rabattu d’un coup sec une fois, deux fois, trois fois, tchac, tchac, tchac, pour ne laisser bientôt que de fines lamelles de papier, et la poussière qui s’envole. J’ai vu alors qu’il y avait un grand panier d’osier au pied du bazar, et dedans, une grosse épaisseur de ces lamelles de papier.

− Mais ça va pas, enfin ! j’ai crié en essayant de l’éloigner de la machine infernale. C’est quoi, ces papiers ?

− Bof, des vieilles choses, des originaux, des autographes sans importance, il a fait en rigolant, agrippé à la poignée de la lame, sa tête dépassant à peine de l’énorme engin. J’ai décidé de ne jamais les consulter avant de m’en libérer, pour ne pas risquer de CHANGER d’avis… Si vous saviez comme ça SOULAGE ! Je m’amuse beaucoup, n’est-ce pas, je peux en découper comme ça des pages et des PAGES des journées durant…

J’ai récupéré un bout de papier qui voletait encore dans les parages. En dix ans, je n’avais pas trop perdu de mes connaissances, il faut dire que je l’avais étudiée en long, en large et en travers, celle-là : j’ai immédiatement reconnu un passage de la première traduction de Don Quichotte par César Oudin, 1614. J’ai vu rouge.

− Non mais t’as viré barge, toi, j’ai gueulé en bousculant le vieux con. T’es en train de commettre un crime, pauvre fou !

Énervé comme je l’étais, je n’ai eu aucun mal à le soulever de terre et à l’asseoir violemment, son gros cul flasque sur le massicot, plof ! Et on me regarde dans les yeux quand je parle.

Son rire s’est mis à ressembler à un tourne-disque qu’on traînerait sur une route pavée. Il y avait de la tachycardie dans l’air. Ma main serrait son cou, martyrisant son nœud de cravate. Sa chemise s’était extraite du pantalon, répandant ses bourrelets de ci de là.

− Mais qu-qu’est-ce qu’il vous prend ? Lâ-lâchez-moi ! il a dit, le sourire greffé sur le visage comme une balafre, et le dentier ponctuant le bégaiement. Il en oubliait d’accentuer les syllabes, l’ahuri. C-c’est vous-même qui disiez…

− Quoi ? j’ai fait. Qu’est-ce que j’ai dit ? J’ai dit qu’il fallait détruire des trésors pour pouvoir vivre sa vie ?

Oui, j’ai prononcé le mot « trésors ». Sur le moment, je n’ai pas trouvé plus original.

− N-non, mais…

− Va pas falloir me coller n’importe quoi sur le dos, l’ancien ! C’est toi qui pédale dans la semoule, faut pas confondre.

Je voulais que les choses soient bien claires.

D’un coup, je l’ai allongé sur la machine à découper les œuvres d’art. C’était marrant, ses pieds dépassaient à peine du rebord. Ensuite, je ne sais plus trop comment ça s’est passé, je me suis retrouvé à essuyer la lame du massicot, très émoussée désormais, et pleine de sang. J’ai vite laissé tomber le nettoyage, ça n’a jamais été mon fort de toute façon, et je me suis rendu compte que sur les murs aussi le sang avait giclé. Autant tondre une pelouse à la pince à sucre. Le corps de Lampion a glissé sur le sol comme un sac de linge sale, et je me suis retrouvé au bas des escaliers, devant la porte qui ouvrait vers l’extérieur. C’est là que je me suis aperçu que je tenais toujours la tête de Lampion par les cheveux.
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L’ennui, c’est que je ne sais pas quoi faire de la tête.